Talon-Hugo, Carole: L’art sous contrôle. 144 p., 11,5 x 17,6 cm, ISBN : 978-2-13-081782-6, 14 €
(Presses universitaires de France, Paris 2019)
 
Compte rendu par Laura Fanti, Université libre de Bruxelles
 
Nombre de mots : 1510 mots
Publié en ligne le 2021-01-22
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3799
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          Quand Carole Talon-Hugon a publié Art sous contrôle en 2019, elle ne pouvait pas imaginer qu’un an plus tard, les débats autour de la censure et de la décolonisation des arts visuels allaient être au cœur de l’actualité internationale, après l’assassinat à Minneapolis de l’homme noir George Floyd (le 25 mai 2020). Au printemps, plusieurs actes de « vandalisme » ont été commis contre des statues de colonisateurs, de rois (Léopold II de Belgique) et même de philosophes qui se seraient montrés favorables à l’esclavage (Voltaire) et ont conduit l’intelligentsia à s’interroger sur la pertinence historique de ce discours, notamment sur la légitimité des acteurs impliqués. Plusieurs questions ont été soulevées : peut-on parler de censure quand on ne veut plus de la statue d’un colonisateur dans sa propre ville ? Qui est le mieux placé pour aborder ces questions ? Doit-on procéder à une relecture de l’histoire de l’art en cherchant, voire en dénichant, les noms de minorités et, au contraire, effacer les épisodes, les œuvres issues d’une domination, quelle qu’elle soit ?

 

          Carole Talon-Hugon, philosophe de l’image, enseignante à l’université de Nice Antipolis, avait déjà publié sur ce sujet, avec Morales de l’art (2009), où il était plutôt question de reconstruire les liens entre art et morale. Elle s’est également intéressée à des problématiques davantage axées sur le statut ontologique de l’œuvre d’art dans L’art victime de l’esthétique (2014), qui se présente comme l’autre volet de la question de la pertinence des discours esthétiques et moraux autour de l’art. Avec cette publication, elle mettait en garde contre les risques liés à l’esthétisation de l’œuvre d’art lorsqu’elle est séparée de son propre contexte. Il s’agissait alors d’une prise de position inhabituelle de la part d’une philosophe et cela confirme que l’autrice considère que la connaissance historique est primordiale dans chaque étude sur l’image.

 

          C’est dans un cadre bien précis que se situe ce nouveau livre, lequel propose non seulement un débat autour de la censure et la morale dans tous les arts, mais évoque aussi la moralisation croissante de plusieurs productions d’artistes « chercheurs scientifiques » (p. 103). C’est à la page 44 qu’apparaît le fondement du discours de C. Talon-Hugon : elle précise que, contrairement aux siècles passés, on assiste maintenant à une censure de l’individu et non pas de l’œuvre. Pire encore, de nouveaux groupes de censure sont aujourd’hui parvenus à définir non pas une morale, mais une « surmorale » (p. 46). L’autrice approfondit le sujet en prenant comme exemple le procès contre Madame Bovary, qui avait été intenté en son temps par l’État, tandis qu’aujourd’hui la censure est « le fait d’associations, de groupes, voire de groupuscules (LICRA, Ligue des droits de l’homme, associations religieuses, féministes, antispécistes, communautés et groupes réunis par Facebook ou par des applications web, etc.) (p. 46). C’est une affirmation très forte qui pourrait être mal comprise mais qui est soutenue par maintes études de cas, dont la plus célèbre est la pétition de #metoo exigeant que le musée Folkwang d’Essen retire la toile de Balthus Thérèse rêvant, celle-ci étant jugée à caractère pédophile (p. 38-39). À cela, s’est ajoutée l’annulation des expositions de Chuck Close et de Thomas Roma à la National Gallery de Washington, non pas à cause de leur production mais de leur conduite « morale » (p. 39). Cette tendance est allée jusqu’à entraîner la censure des œuvres représentant Hercule, toujours à Washington, « depuis qu’un groupe de députées a demandé leur décrochage au motif qu’Hercule a tué sa femme et ses enfants et qu’une des peintures évoque un viol » (ibid.).

 

          La philosophe lance d’ailleurs un cri d’alarme et déplore le risque de la perte du détachement et de l’objectivité indispensables pour discuter des questions artistiques. Plus loin, elle explique l’importance du détachement, davantage moral, vis-à-vis de l’expérience esthétique, laquelle est l’affaire de l’artiste ainsi que du spectateur (p. 54).

 

          Un autre volet de son discours porte sur l’« art transgressif », qui touche plutôt à la « subversion » (p. 58) ; il n’est pas question, ici, de transgression des règles internes à l’art et à ses normes, mais de contrevenir « à la bienséance, aux normes du goût et aux canons de la morale » (p. 58). Ce retour de l’art à la morale « reconstruit des ponts que l’autonomisme moderniste avait coupés » (p. 73). La réponse à cette situation ne se trouverait-elle pas dans l’œuvre de Schiller et dans le processus inverse intrinsèque à l’art ? L’art s’occupe de l’éducation esthétique de l’homme et, par conséquent, de son éducation éthique, « parce que la beauté travaille à l’avènement en l’homme de la volonté libre » (p. 83). Carole Talon-Hugon met également en garde contre ce raisonnement, qui suppose que la notion de beauté soit au centre de l’activité artistique et que « [la] conception de la moralité [soit] centrée autour de l’idée de devoir ». Beauté et devoir sont deux piliers qui n’appartiennent plus à l’esthétique contemporaine.

 

          La partie "Symboles, sens caché et outils de lecture "(p. 96-101) est particulièrement intéressante et novatrice. L’autrice mobilise les outils de la sémiotique et nous explique qu’une œuvre symbolique renvoie à un signe extérieur à elle-même – ainsi, une porte ne serait pas une porte, etc. – ; son symbolisme diffère du symbolisme traditionnel dans lequel les symboles sont répertoriés, où un lys représente la pureté, un serpent représente la tentation/le démon, etc. Dans l’art contemporain, on a souvent besoin d’un dispositif de support, chose qui, selon l’autrice, engendre un discours artificiel : « Le signe est trop éloigné du sens pour que le symbole fonctionne » (p. 98).

 

          Il s’agit d’affirmations fortes qui en viennent même à critiquer « l’artiste-chercheur scientifique » (p. 103 sqq.)1 et toute la production des dernières années qui se veut morale, et qui introduisent la dernière et la plus importante partie du livre intitulée "L’art colonisé par la morale". L’autrice y évoque le problème de la qualification de l’immoralité et le fait qu’elle dépende du contexte et de l’histoire. Carole Talon-Hugon affirme qu’on ne peut intenter des procès moraux contre une œuvre en excluant tout discours sur l’artisticité et que la réaction du spectateur est souvent intrinsèque à l’œuvre elle-même, qui peut inclure aussi un jugement moral, capital pour la compréhension du message de certaines productions ; elle cite à ce propos la Divine Comédie de Dante et le théâtre de Shakespeare (p. 112-113).

 

          Dans la septième partie, "Comment l’art peut être dit immoral", Carole Talon-Hugon analyse les « cinq chefs d’accusation » d’une œuvre « immorale ». Le premier porte sur ses contenus, le deuxième sur ses effets « illocutoires », c’est-à-dire les réactions qu’une œuvre engendre volontairement ou non, son pouvoir de corruption. Le troisième « chef d’accusation » concerne ses effets « perlocutoires », autrement dit les émotions qu’elle provoque, l’indignation, l’outrage... Le quatrième point traite du déplacement/de l’esthétique : au lieu de pousser à la réflexion sur les contenus « moraux » qu’elle incarne, l’œuvre provoque un « plaisir ». Enfin, le cinquième « chef d’accusation » concerne les conditions sociales et historiques de l’œuvre ou la biographie de l’artiste qui l’a produite (p. 116-120). À ce stade de la lecture, nous restons malgré tout sur notre faim. En effet, l’autrice précise que ces débats devraient être absorbés dans l’évaluation globale de l’œuvre mais elle n’explique pas comment en tenir compte au moment où elle affirme que ces « manquements d’éthique » n’affectent pas la valeur de l’œuvre. La solution qu’elle propose vers la fin, celle d’un moralisme modéré (p. 128) qui doit tenir compte de certains effets sur le spectateur tout en respectant la valeur artistique d’une œuvre, est plutôt faible, même si les historiens de l’art pourraient se délecter de l’accent mis une fois encore sur le contexte de production, alors qu’elle mentionne l’effet de La Trinité de Masaccio sur le peuple florentin du Quattrocento : celle-ci est aujourd’hui bien moins « spectaculaire » au vu de certaines formes de création telles que l’hyperréalisme (p. 130-131).

 

          « La mort de Marat de David n’est pas un sermon : c’est d’abord un chef-d’œuvre, et c’est sa puissance en tant que telle qui lui a conféré son influence politique. En art, quelle que soit la légitimité des combats moraux ou politiques menés, la valeur de l’intention ne fait pas la valeur de l’œuvre parce que la valeur d’une chose extérieure à l’art ne peut faire la valeur de l’art » (p. 135). Cette phrase importante pourrait contenir un début de réponse : les intentions ne font pas l’œuvre, dont la qualité repose sur d’autres facteurs bien internes à l’art.

 

          En bref, il s’agit d’un livre qui traite de questions d’actualité, écrit d’une manière claire et passionnante. Certaines parties ont souffert de l’ambition d’évoquer tous les arts, comme la partie III et, plus particulièrement, les paragraphes sur les installations et l’art documentaire, qui semble être abordés un peu trop rapidement.

 


1 Nous signalons qu’un autre ouvrage de Carole Talon-Hugon est en cours de publication et porte sur le sujet suivant : Artiste en habits de chercheur. Postures et impostures scientifiques (Puf, fin décembre 2020).


N.B. : Laura Fanti prépare actuellement une thèse de doctorat intitulée "Le Symbolisme belge et l’Italie: production artistique, discours critique et transferts culturels entre 1880 et 1920)" sous la direction de  M. Denis Laoureux (université libre de Bruxelles)