Furlotti, Barbara - Rebecchini, Guido - Wolk-Simon, Linda (a cura di): Giulio Romano. Arte e desiderio (catalogue de l’exposition : Mantoue, Palazzo Te, 6 octobre 2019 – 6 janvier 2020). 224 p., 24 x 31 cm, ISBN : 9788891827326. € 35,00
(Electa, Milan 2019)
 
Compte rendu par Yves Perrin, Université de Lyon – Saint-Étienne
 
Nombre de mots : 2154 mots
Publié en ligne le 2022-04-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3825
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          Publié à l’occasion de l’exposition organisée d’octobre 2019 à janvier 2020 au palais Te de Mantoue consacrée aux œuvres érotiques de Giulio Romano, de l’atelier de Raphaël et de quelques contemporains, ce joli volume richement illustré de 224 pages est structuré en deux grandes parties précédées de deux textes introductifs.

 

          La première partie (pages 16-107) donne à lire huit études d’une dizaine de pages. Les trois premières portent sur l’amour et l’érotisme à Mantoue et en Italie dans la première moitié du XVIe siècle (G. Rebecchini, Lo sguardo, i sensi. Giulio Romano e l’arte erotica del Cinquecento ;  L. Wolk-Simon, Raffaello, Giulio Romano e l’affare dell’amore ; B. Furlotti, Eros e immagini alla corte di Federico II Gonzaga). La quatrième est une contribution technique sur l’histoire et les restaurations des Due Amanti de Romano (S. Androsov, A. Nikol’skij, A. Cvetkov, Alcune novità sui Due Amanti di Giulio Romano). Enfin, quatre études traitent de l’art et de l’érotisme dans des œuvres spécifiquement érotiques, mais aussi dans d’autres – portraits, scènes bibliques et mythologiques – dans lesquelles on peut décrypter une érotisation des représentations (comme le Massacre des Innocents de Raphaël, p. 70-74) (M. C. Viljoen, Between the sheets : Raffaello, il nudo e l’erotizzazione delle incisioni ; J. Grantham Turner, Sesso come arte : i Modi di Giulio Romano e Marcantonio Raimondi ; A. Geremicca, Il trionfo del ‘pennello’. Eros ‘per burla’ tra testi e immagini ; M. Bettini, Nella rete di Vulcano. Gli amori di Venere e Marte fra sanzione, comicità ed erotismo).

 

          La seconde partie (pages 108-210) est le catalogue des œuvres offertes au regard des visiteurs de l’exposition. Organisé en quatre chapitres thématiques – Giulio Romano et l’atelier de Raphaël ; les Modi édités par L’Arétin, Romano et Raimondi ; art et séduction ; les amours des dieux – il est judicieusement mis en page en donnant face à face de bonnes photographies des œuvres en pleine page et une présentation critique du dossier de chacune d’elles. Une bibliographie clôt le volume, qui ne comporte pas d’index.

 

          L’intérêt de l’exposition et du volume réside d’abord dans la réunion d’œuvres dispersées dans une vingtaine de musées (Metropolitan Museum of Art, New York ; Hermitage, Saint-Pétersbourg ; Louvre, Paris ; British Museum, Londres ; Rijksmuseum, Amsterdam ; Galerie Borghese, Rome ; Offices et Musée du Bargello, Florence ; Musée de Naples) dans le cadre du palais Te dont la décoration doit beaucoup à Romano.

 

          Il réside ensuite dans ce qu’il révèle des mutations mentales et artistiques de la première moitié du XVIe siècle italien qui promeut l’érotisme au rang d’art et dans ses représentations et dans ses pratiques. Les préoccupations érotiques sont omniprésentes dans la peinture, le dessin, la gravure, la majolique, la tapisserie, dans des œuvres de grandes dimensions – comme les Due Amanti de Romano, Jupiter et Danaé de Perino del Vaga –, dans le répertoire décoratif et dans des objets de petit volume. Elles sont le fait de tous les artistes, qu’ils soient des maîtres réputés ou des peintres moins connus ; tous articulent culture savante et culture populaire, adaptent à leur temps les legs antiques qu’ils soient textuels (Horace, Ovide, Apulée, etc.), artistiques (sculptures comme la « Vénus de Vienne » du 1er s.) ou archéologiques (spintriae de bronze, céramique d’Arezzo). Elles mettent en scène des personnages contemporains (connus comme la Fornarina ou anonymes comme la courtisane de la p. 174) et des figures mythologiques (Mars et Vénus, Pluton et Proserpine p. 193, Jupiter et Danaé p. 40), des couples aux préliminaires de l’amour (les Deux Amants) et en pleine action (en premier lieu les Modi, « Les Positions » pour faire l’amour, recueil de 16 sonnets érotiques et obscènes de L’Arétin illustrés par son ami Romano et gravés par Raimondi, mais aussi des œuvres moins connues comme l’accouplement d’un satyre et d’une satyresse de Desiderio p. 146), des portraits en pied et des bustes de femmes dénudées. Enfin, en dépit de leur inégale qualité, toutes ces représentations se caractérisent par leur virtuosité et leur beauté formelle, leur sensibilité ludique et parfois comique et leur caractère subversif qui met en cause et les normes des grands maîtres et celles de l’Église. De ces mutations, Giulio Romano apparaît comme une figure emblématique.

 

          La réunion d’œuvres dispersées, les exégèses qui les décryptent et le catalogue présentent un intérêt certain, mais, règle du jeu du genre compte rendu, suscitent un certain nombre de remarques. Modèles antiques et emprunts à la culture populaire inspirent incontestablement les créateurs, mais leur identification est – sauf exception – très générique. Il faudrait connaître plus précisément les collections d’antiques constituées par les élites dirigeantes, par les Médicis au premier chef, pour savoir les pièces que les artistes ont pu voir. Le couple d’amants de la villa césaro-augustéenne fossilisée sous la Farnésine de Chigi (p. 80-81) ou le relief érotique pompéien de la p. 152 sont inconnus au XVIe siècle. Des emprunts à la « culture populaire » aucun exemple n’est donné[1]. Au demeurant, le concept serait à définir et la paillardise du bas peuple est un topos séculaire dont l’apparente évidence incite à la prudence. Il eut été intéressant de consacrer quelques pages spécifiques aux auteurs latins et grecs mis à contribution, notamment ceux qui concernent l’époque néronienne que Raphaël et son atelier connaissent bien[2]. Mais il faut reconnaître qu’une enquête scientifique méthodique sur les modèles antiques et populaires ne peut trouver place dans un catalogue destiné au grand public.

 

          Par son titre et ses contributions scientifiques, le volume laisse attendre la prise en compte d’œuvres autres que celles de l’exposition. Il est un peu dommage que les fresques figurées et le répertoire ornemental du palais Te n’occupent qu’une place secondaire. Tarquin et Lucrèce de Romano de la « Salle des candélabres » trouverait naturellement sa place à côté de la gravure de Veneziano p. 144 et Néron chantant l’incendie de Rome (« Cabinet des Césars », connu par une copie conservée à Hampton Court) – la première représentation de la scène dans l’art européen – mériterait qu’on s’y attarde (les deux femmes dénudées qui s’agitent près du prince font penser à des bacchantes jouissant du spectacle). Quant à Léda et le cygne de la « Salle des grotesques » et aux jeunes gens nus et aux femmes aux poitrines opulentes des frises et candélabres de la « salle des candélabres », ils invitent à poser la question du genre, du sexe et de l’érotisme des grotesques, dont Romano est un maître. 

 

          Dans sa démarche plutôt traditionnelle de l’histoire de l’art, le volume est un peu frustrant pour l’historien et surtout en décalage avec les problématiques du XXIe siècle. Publié en 2019 et destiné à un lectorat cultivé averti des débats sociétaux contemporains tout en contribuant à la recherche scientifique, l’ouvrage fait l’impasse sur le renouvellement des questionnements sur la sexualité et son imaginaire impulsés à la fin du XXe siècle par des publications comme celles de M. Foucault (Histoire de la sexualité, 1976-1994) et de T. Laqueur (Making Sex, Cambridge-Londres, 1990) et au XXIe siècle par les débats publics sur le féminisme et le genre. L’inscription des œuvres érotiques du XVIe siècle dans les champs de réflexion ouverts depuis quelques décennies suggère deux types de remarques épistémologiques et historiques.

 

          Les œuvres réunies illustrent non pas le désir des deux sexes, mais celui des seuls hommes selon des canons et des paramètres masculins. Elles figurent très majoritairement des rapports hétérosexuels. Les amours homosexuels n’en sont pas totalement absents, mais dans les limites de la mythologie (comme Apollon et Hyacinthe p. 194) et sans montrer d’ébats amoureux [3]. Les relations entre sexes ne s’inscrivent pas dans une vision de la nature et du cosmos. Quoique des reliefs priapiques et des phallus antiques soient connus, il est exceptionnel que les organes sexuels soient représentés (notables sont les sexes masculins et féminins cachés dans les fruits et légumes des bandes décoratives de la « Loggia d’Amour et Psyché » à la Farnésine). Copiée par Hollanda, la cérémonie dionysiaque de la Volta Dorata de la Domus Aurea qui figure le dévoilement rituel du phallus semble sans échos dans la peinture contemporaine.

 

          En dépit de son titre, Art et Désir, les œuvres réunies ne montrent guère le désir lui-même : on n’y voit ni passion ni aveuglement amoureux, mais plutôt la figuration codifiée, voire technique, des moyens pour atteindre le plaisir (révélateur est l’autre titre qu’on donne aux Modi : Les Seize Plaisirs). Un décodage que conforte la présence sur plusieurs œuvres d’un voyeur (notamment chez Romano, Deux amants, scène érotique de la p. 142, Modi p. 156). Expression des fantasmes du peintre, de ses modèles et de son commanditaire, elle l’est sans doute aussi obscurément de ceux du visiteur de l’exposition et du lecteur du volume comme le suggère – involontairement ou malicieusement ? – le choix d’illustrer l’ouverture du catalogue p. 106 avec le voyeur des Deux Amants.

 

          Au final, est absente, du moins explicitement, toute sensibilité à l’expérience genrée du corps et de son imaginaire. Pour emprunter à M. Foucault, l’Italie renaissante cultive à l’instar de la Rome antique la scientia sexualis et ignore l’ars erotica asiatique tout en reléguant – par prudence ? – à une place secondaire la portée universelle du sexe païen.

 

          Subversives, les œuvres érotiques sélectionnées transcendent au nom de l’art toute espèce de catégorisation morale et sociale : pour pasticher Tacite, heurtant l’éthique de la bienséance qui régule les sociétés, elles donnent à voir ce que, même avec l’autre sexe, la nuit cache de son ombre et montrent sans distinction des relations librement voulues ou consenties, des adultères et des viols. En affirmant la liberté et l’autonomie des artistes à l’égard de la morale sociale et de l’Église, les œuvres érotiques des années 1500-1560 marquent une étape majeure dans le processus d’affranchissement des normes sociales et religieuses qui ne devient effectif qu’au XVIIIe siècle. Ce sont d’ailleurs des dessins de ce siècle qui sont donnés en exemple comme Le triomphe du phallus de Salviati p. 89, ce qui induit en erreur sur les spécificités des séquences historiques[4]. Le légitime statut d’œuvre d’art de leurs productions justifie qu’elles demeurent séculairement visibles de tous, du moins de ceux qui fréquentent les lieux où elles sont exposées, des palais aux musées (et à l’exposition de Mantoue !).

 

          Mais les sujets licencieux, érotiques et parfois pornographiques se heurtent à de fortes oppositions. Les originaux des Modi sont détruits, la diffusion de leurs copies est interdite, Raimondi est brièvement emprisonné. Néanmoins des copies en subsistent qui, après le concile de Trente, Charles Borromée et Paleotti, sont conservées dans le secret des cabinets des universités, des grands et des libertins qui font de la dissimulation une pratique courante[5].

 

          Un adage dit que l’ombre n’appartient pas à l’objet qui le projette, mais à la lumière qui l’éclaire. La lumière artistique et érotique qui baigne le volume laisse dans l’ombre les questionnements contemporains, mais présente le grand mérite de contribuer à montrer que la première moitié du XVIe siècle constitue une séquence majeure de l’histoire de la civilisation européenne.

 


[1] Représentations théâtrales et fêtes contemporaines en fournissent des exemples qui pourraient être évoqués. Le Mystère des Actes des Apôtres des Gréban finit par être interdit vers 1540 notamment pour ses obscénités gestuelles et parolières que les spectateurs applaudissent avec enthousiasme.

[2] Raphael analyse remarquablement bien les vestiges de la Domus Aurea sur l’Esquilin, en admire les grotesques et connaît Pétrone (le Satiricon et ses épisodes lubriques) Sénèque (Phèdre et la passion amoureuse), Suétone (Vie de Néron et les mœurs néroniennes).

[3] Préparatoire à la réalisation d’un stuc de la voûte des faucons (« Appartements de Troie »), un dessin aquarellé de Romano représentant l’aigle (Zeus) enlevant Ganymède (Pierpont Morgan Library IV, 15, New-York) s’avère sexuellement plus suggestif que les couples masculins figurant dans le catalogue. On peut émettre l’hypothèse que Romano s’inspire du Zeus enlevant Ganymède ornant le tondo central de la Volta Dorata de la Domus Aurea dont le décryptage homosexuel est connu (Hollanda en réalise une copie en 1538).

[4] On est loin des dessins de P.F.H. d'Hancarville, Monumens de la vie privée des douze Césars, 1785 ou de F.K. Forberg, Manuel d'érotologie classique, 1824. A la différence des œuvres du XVIe siècle italien, leur qualité artistique est douteuse, mais ils ignorent tout tabou

[5] Bien qu’il n’évoque pas les Modi et la documentation iconographique, voir R. Popkin, Histoire du scepticisme, traduction française, Marseille, 2019.


 

 

Sommario

 

 

 

Lo sguardo, i sensi. Giulio Romano e l’arte erotica del Cinquecento.

Guido Rebecchini, 16

 

Raffaello, Giulio Romano, e l’affare dell’amore

Linda Wolk-Simon 28

 

Eros e immagini alla corte di Federico II Gonzaga

Barbara Furlotti 44

 

Alcune novità sui Due amanti di Giulio Romano

Sergej Androsov, Aleksej Nikol’skij, Andrej Cvetkov  56

 

Between the sheets: Raffaello, il nudo e l’erotizzazione delle incisioni

Madeleine C. Viljoen  68

 

Sesso come arte: i Modi di Giulio Romano e Marcantonio Raimondi

James Grantham Turner. 78

 

 Il trionfo del ‘pennello’. Eros ‘per burla’ tra testi e immagini

Antonio Geremicca  86

 

Nella rete di Vulcano. Gli amori di Venere e Marte fra sanzione, comicità ed erotismo Maurizio Bettini  94

 

Catalogo

 

Giulio Romano e la bottega di Raffaello a Roma  108

 

I Modi 134

 

Arte e seduzione 168

 

Gli amori degli dei  182

 

Bibliografia  210