AA.VV.: Thasos. Heurs et malheurs d’un Eldorado antique, 240 p., 30,8 x 24,9 cm, ISBN : 978-2-70841-047-3, 49 €
(Éditions Picard - Actes sud, Paris - École française d’Athènes, Athènes (coédition) 2019)
 
Compte rendu par Franck Wojan, Université de Rouen
 
Nombre de mots : 2248 mots
Publié en ligne le 2021-04-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3828
Lien pour commander ce livre
 
 

         Faire découvrir à un large public « l’île brumeuse » (c’est ainsi que l’oracle de Delphes désigna Thasos), telle est l’aventure dans laquelle se sont lancés sept spécialistes de Thasos, qui ont réuni ici leurs connaissances et leurs talents de conteurs afin de « montrer la vigueur et la saveur d’un hellénisme de confins qui reste peu connu du public », selon la formule utilisée par O. Picard dans l’introduction (p. 14). Voilà de quoi piquer la curiosité du lecteur, qui se plonge dès lors dans un ouvrage de grand format d’un peu moins de deux cents pages, richement illustré et qui se lit comme une invitation au voyage.

 

         Le récit est découpé en cinq thèmes (non numérotés) : si les quatre premiers abordent l’ensemble de l’Antiquité, en accord avec le cadre chronologique indiqué dans le sous-titre de l’ouvrage, le cinquième et dernier – intitulé « Épilogue » – nous entraîne, en quelques pages, de l’époque byzantine jusqu’à l’époque contemporaine. 

 

         Les textes sont clairs et vont à l’essentiel. Pourtant, chaque thème abordé donne une quantité d’informations non négligeable qu’il est difficile de résumer. La recension qui va suivre se propose donc davantage de mettre en lumière certains aspects du récit plutôt qu’une vaine tentative d’en extraire la substantifique moelle.

 

         L’introduction s’intéresse à la géographie. D’une superficie de 398 km2, l’île de Thasos, dont le point culminant (le mont Hypsarion) dépasse les 1200 m d’altitude (de manière anecdotique, un amateur de randonnées pédestres remarquera que l’altitude du sommet est donnée à 1208 m par l’École française, 1204 m dans le Guide bleu et à… 1127 m dans le Guide vert Michelin !), se présente quoi qu’il en soit comme « une montagne dans la mer ». La cité s’étendait sur le territoire de l’île, auquel il faut ajouter l’ensemble des comptoirs (emporia) fondés par les Thasiens sur le littoral continental (la fameuse « Épire thasienne »). Située dans le nord de la mer Égée, l’île est connue pour l’humidité de son climat et l’on rappelle l’existence d’un contraste entre le tiers nord-est (côte « au vent ») et les deux tiers sud-ouest (« sous le vent »). 

 

         Le premier thème prend la forme d’un récit historique qui porte sur l’ensemble de l’Antiquité, mais qui fait la part belle à la « période grecque », comme le montre la périodisation adoptée (cf. la table des matières). Outre sa clarté, l’intérêt de ce chapitre est triple : 1° de partir uniquement ou presque des données thasiennes, la « petite histoire » s’intégrant naturellement, au fil des pages, dans « la grande » ; 2° d’associer constamment le devenir de l’île avec son Épire ; 3° de montrer les rapports et les liens entre les éléments grecs et thraces. 

 

         Le seul bémol à mes yeux porte sur la présentation générale (oserais-je dire caricaturale ?) en triptyque « montée en puissance/apogée/déclin » – ce dernier terme coïncidant forcément avec la longue période de domination romaine –, là où je serais enclin à voir plutôt évolutions, transformations et adaptations à des contextes nouveaux et différents. Un lecteur – et un historien – pointilleux froncera également un peu les sourcils en constatant que la dernière période abordée (« Ier-IVe s. apr. J.-C. ») commence en fait avec la bataille de Philippes en 42… avant J.-C.

 

         Le deuxième thème s’intéresse pêle-mêle à la trame urbaine de la ville principale et aux ressources du territoire de la cité. Il est question, successivement, du centre urbain principal, puis des ressources du sol et sous-sol, et enfin du monnayage. 

 

         La description du « chef-lieu » (act. Liménas) domine largement ce chapitre, et les auteurs n’hésitent jamais, quand le besoin s’en fait sentir, à donner les différentes hypothèses envisagées. Le centre monumental de la ville principale est décrit avec soin mais l’accent est mis également sur le rempart qui, tout au long de l’Antiquité, a été entretenu. Si la mention « salle du Conseil (Bouleutèrion) » ne pose aucune difficulté, en revanche celles de « hôtel de ville (prytanée) » (fig. 23, fig. 24 et p. 39 et 40) ainsi que « salle des fêtes (symposion) » (p. 39) me laissent davantage dubitatif (symposion est en revanche traduit par « salle des banquets », p. 94). 

 

         Pour ce qui concerne l’exploitation des ressources du sol, le texte commence par celle du bois (tant sur l’île que dans son Épire, et enjeu des rivalités entre Thasiens et Athéniens à l’époque classique), puis fait un détour par la répartition du peuplement, les axes de communication (maritimes) et les tours qui jalonnent la côte, avant de s’intéresser aux activités agricoles et à la viticulture, sans oublier les amphores à vin. Il est question ensuite des ressources du sous-sol, notamment de l’argile, du marbre et des métaux – une longue histoire métallurgique et minière, qui commence à la Préhistoire.

 

         Ce chapitre s’achève avec un panorama des monnayages thasiens, depuis l’apparition de la monnaie (vers 513 avant J.-C.) jusqu’à l’époque romaine, les dernières émissions datant du règne de Septime Sévère et de ses fils, au début du IIIe siècle apr. J.-C.

 

         La société thasienne est au cœur du troisième thème et elle est essentiellement décrite à partir de la documentation épigraphique. Le « portrait de groupe » s’ouvre avec la venue d’Hippocrate (ou de l’un de ses élèves), venu observer à la fin du Ve siècle avant J.-C. l’adaptation des hommes à un climat jugé malsain car pluvieux. Il se poursuit avec la présentation des différents statuts juridiques, puis les différentes activités et professions rencontrées sur l’île, essentiellement masculines. La fig. 40 (« Chorème de la Thasos antique ») rappelle un temps – les années 1990 – où la modélisation de l’espace en géographie était à la mode (l’île est schématisée sous la forme d’un cercle), mais elle paraît presque incongrue dans le récit (le renvoi à la fig. 40, p. 54, dans un court paragraphe consacré à la « microrégion » qu’est l’île de Thasos, n’apporte pas grand-chose de mon point de vue, et je lui préfère nettement la carte de la fig. 33, beaucoup plus « parlante »).

 

         Vient ensuite une présentation des institutions politiques de la cité. Encore une fois, le titre « moderne » de « République thasienne » me laisse perplexe ( le terme « politeia » ou l’expression « régime politique » n’auraient-ils pas été préférables ?). Les grandes familles aristocratiques contrôlaient la cité à l’époque archaïque en se partageant l’archontat. À l’époque classique, la cité fut traversée par cinq ou six staseis (« guerres civiles »), sans qu’il soit toujours possible d’entrer dans les détails de ces différents soubresauts politiques. Une forme de démocratie fut mise en place à partir de l’époque d’Alexandre le Grand et la cité retrouva un certain équilibre. La stabilité des « institutions-cadres » (telles que le Conseil, l’Assemblée des citoyens, les tribunaux) est à souligner, quelle que soit l’époque considérée. Parmi les magistrats les plus influents, on trouve surtout les trois archontes (en charge des affaires civiles et, peut-être, militaires) et les trois théores (qui supervisent les cultes et les sanctuaires). Comme dans tant d’autres cités grecques, les Thasiens les plus fortunés ont fait preuve d’évergétisme. 

 

         « Les croyances et la vie religieuse » achèvent ce panorama, où le maître-mot est la « diversité », qu’il s’agisse des divinités comme des sanctuaires. Une digression porte sur le célèbre Théogénès, boxeur à la carrière légendaire, qui, après avoir bénéficié d’une statue sur l’agora, est devenu progressivement un véritable dieu guérisseur local. À nouveau, le choix de traduire leschè par « Halle » (fig. 76) ne me convainc pas entièrement. Si les sanctuaires urbains sont présentés avec moult détails, ceux de l’espace rural ne sont pas pour autant négligés. 

 

         Un paragraphe sur les Thasiens et leurs défunts termine ce long thème. On notera que les archéologues n’ont pas retrouvé de tombes de l’époque archaïque, alors que cette période correspond à la naissance et à la montée en puissance de la cité.

 

         Le quatrième thème traite des « aspects de la culture thasienne » au sens large. Après avoir décrit les spectacles et leurs édifices (précocité de l’architecture théâtrale et adaptation de l’édifice à d’autres formes de spectacles à l’époque romaine), le texte aborde l’entraînement physique et la vie culturelle thasienne (avec un aparté sur Archiloque et un autre sur Polygnote). La plus grande partie de ce thème est en fait consacrée aux artisanats thasiens, notamment l’architecture (influence des Cyclades et de la Grèce du Nord), la sculpture en marbre, les figurines de terre cuite et la céramique.

 

         Avec le cinquième thème, nous quittons l’Antiquité pour aborder les périodes ultérieures, byzantine puis ottomane, avant d’évoquer le retour de l’île dans le giron grec à partir de 1912. 

 

         L’Antiquité tardive et la christianisation marquent, à n’en point douter, une rupture mais la situation thasienne n’a, semble-t-il, rien d’exceptionnel. Le ton est davantage au pessimisme. En quelques phrases, en effet, le vocabulaire devient plus sombre : il est question d’une « longue crise » ; on s’interroge sur une cité [qui n’a fait que] « s’étioler » et sur une « catastrophe qui lui [aurait] porté un coup mortel en sorte qu’elle agonise », avant que le coup fatal ne lui soit porté : « Ce serait alors une population réduite, survivant dans les ruines, qui se serait éteinte durant les deux ou trois générations suivantes » (p. 151). Bigre ! L’explication avancée pour justifier l’établissement d’une nouvelle ville sur les ruines de l’ancienne (et la destruction de tout ce qui est antique) me laisse aussi perplexe : « Comme il est peu probable que ce soient des Thasiens de souche qui aient traité ainsi leur patrimoine, il est vraisemblable qu’un transfert de population a eu lieu » (p. 152).  

 

         Aux époque byzantine et ottomane, Thasos paraît donc n’avoir été que l’ombre d’elle-même. La situation ne semble changer qu’à l’orée du XXe siècle : c’est l’arrivée des premiers archéologues – l’École française commence des fouilles systématiques à partir de 1911, à l’époque ottomane –, puis le débarquement des troupes de marine grecques en 1912 et, par la suite, le développement du tourisme. L’évocation du centenaire des fouilles en 2011 et de l’activité archéologique sur l’île dans le cadre de la collaboration franco-hellénique permettent de clore ce thème avec une note d’optimisme, puisqu’il est permis « d’envisager l’avenir avec espoir ».

 

         L’ouvrage s’achève avec une bibliographie, qui donne les ouvrages principaux en fonction des thèmes abordés dans le corps du texte, mais en modifiant leur intitulé, ce qui peut mettre le doute dans l’esprit du lecteur soucieux d’en savoir plus. Par exemple, les thèmes 1 (« Une histoire contrastée ») et 2 (« La cité de Thasos : organisation et ressources ») deviennent dans la bibliographie « Le territoire et ses ressources » et « Histoire, institutions et monnayage ». Vient enfin un index, toujours utile, qui se divise en deux rubriques (« Généralités » et « Thasos »).

 

         Quelques broutilles sont à signaler au fil des pages : « Délos » non accentué sur la carte de la mer Égée (fig. 1) ; carte non légendée, sauf pour les strates du relief (fig. 3) : les noms en italique sont les noms antiques, les autres sont les noms modernes ; Ainyra figure sur la carte régionale (fig. 5), mais est curieusement absente sur la carte de l’île (fig. 3). On regrettera aussi que les références (sources littéraires et n° d’inscriptions) ne soient pas données systématiquement (par exemple entre parenthèses).

 

         Au final, et en dépit des quelques remarques faites au gré des pages, voilà un livre agréable à lire, qui rappelle un peu le principe de la collection « Que sais-je ? » : fournir au lecteur curieux les dernières données de la recherche historique dans un langage accessible (parfois au prix d’une traduction discutable des termes grecs), mais avec, en plus, des illustrations nombreuses et d’excellente qualité. À ce titre, les photographies des monnaies, des inscriptions et des œuvres d’art sont un véritable bonheur pour les yeux. Cet ouvrage constitue une agréable entrée en matière pour qui s’intéresse à cette partie du monde grec égéen, et complète la deuxième édition refondue et mise à jour du Guide de Thasos parue en 2000. « L’île brumeuse » est désormais sortie du brouillard. Comme l’écrit B. Holtzmann à la fin de l’Épilogue, « Thasos est aujourd’hui l’une des cités grecques les mieux connues » (p. 163), et cette situation, nous la devons à celles et ceux qui travaillent à Thasos et se plaisent à partager le fruit de leurs patientes recherches.

 

 

 

Table des matières :

 

Introduction – O. Picard (p. 11-14)

[Thème 1] Une histoire contrastée

  • La fondation de la cité nouvelle (680-670) – O. Picard (p. 15-17)

  • La montée en puissance de Thasos (680-465) – O. Picard (p. 17-20)

  • La perte progressive du Continent (465-360) – O. Picard (p. 20-24)

  • Une indépendance à l’ombre de la Macédoine (360-196) – O. Picard (p. 24-26)

  • L’alliée fidèle de Rome (196-42) – O. Picard (p. 26-27)

  • Thasos dans la paix romaine (Ier-IVe siècle apr. J.-C.) – J.-Y. Marc (p. 27-31)

[Thème 2] La cité de Thasos : organisation et ressources

  • La ville – J.-Y. Marc (p. 33-45)

  • Le territoire – M. Brunet (p. 45-54)

  • Les ressources du sous-sol et leur exploitation – A. Muller (p. 54-63)

  • Les monnaies de Thasos – O. Picard (p. 63-66)

[Thème 3] La société thasienne

  • Les Thasiens : portrait de groupe – P. Hamon (p. 67-80)

  • Les croyances et la vie religieuse – B. Holtzmann (p. 80-98)

[Thème 4] Aspects de la culture thasienne

  • Spectacles et édifices de spectacle – J.-Y. Marc (p. 99-102)

  • Éducation et sports – J.-Y. Marc (p. 102)

  • Artistes, lettrés et savants – B. Holtzmann (p.102-105)

  • De la pierre à l’argile : arts et artisanats thasiens – J.-Y. Marc, B. Holtzmann, A. Muller et A. Coulié (p. 105-150)

[Thème 5] Épilogue : la cité antique perdue et retrouvée – B. Holtzmann

  • La fin de la cité antique (p. 151)

  • Thasos chrétienne (p. 152-154)

  • Thasos byzantine (p. 154-156)

  • Thasos ottomane (p. 156-160)

  • Thasos contemporaine (p. 160-163)

Bibliographie (p. 164)

Index (p. 168)