Bonnier, Xavier - Milhe Poutingon, Gérard - Provini, Sandra (dir.): La Renaissance à Rouen. L’essor artistique et culturel dans la Normandie des décennies 1480-1530. 448 p., 17 x 23 cm, ISBN : 9791024012094, 35 €
(Presses universitaires de Rouen et du Havre, Mont-Saint-Aignan 2019)
 
Compte rendu par Alain Salamagne, Université de Tours
 
Nombre de mots : 2747 mots
Publié en ligne le 2021-01-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3832
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          À la suite des différentes publications qui, autour de 2010, ont concerné l’art des années 1500, les éditeurs ont rassemblé 19 communications (outre une introduction mais sans conclusion) sur la place de Rouen dans le domaine artistique et culturel à la suite de la libération de la ville de l’occupation anglaise en 1449. Durant cette même période et alors que la cité rouennaise s’ouvre, de par sa position maritime, aux influences extérieures et que de grands travaux sont lancés qui concernent la restauration des fortifications, la construction du palais de Justice outre de nombreux chantiers de restauration ou de reconstruction des églises (la cathédrale, le palais archiépiscopal, le logis abbatial de Saint-Ouen, etc.), l’activité artistique y est favorisée par un ensemble de commanditaires bourgeois et marchands mais également ecclésiastiques, en premier lieu les archevêques de Rouen et le chapitre de la cathédrale avec la figure essentielle de Georges Ier d’Amboise, cardinal-ministre de Louis XII, dont la figure est bien connue. L’ouvrage est bien illustré de photographies en couleur mais on regrettera les légendes aux caractères trop réduits des plans d’architecture.

 

         L’ouvrage est organisé en quatre parties : la première traite des élites aristocratiques et du nouvel art de vivre normand, la seconde de la Renaissance artistique en Normandie, la troisième partie aborde le monde des imprimeurs et des libraires autour de manuscrits et des imprimés, la quatrième traite des recherches sur la poésie palinodique à Rouen. Le contenu du volume se veut donc pluridisciplinaire et fait se côtoyer des travaux concernant aussi bien le domaine de la production artistique que de la littérature française et néo-latine. 

 

         Laure Fagnart, reprenant et développant une recherche déjà publiée dans Georges Ier d’Amboise (1460-1510). Une figure plurielle de la Renaissance, s’intéresse aux collections que l’archevêque de Rouen conservait dans son château de Gaillon, comme au décor décrit entre autres en mars 1510 par Jacopo Probo d’Atri, envoyé d’Isabelle d’Este, qui en mentionne les cheminées, les plafonds à caissons peints et dorés, les vitraux, les étoffes et les tapisseries ornementant les murs, ainsi que la bibliothèque dans laquelle sont conservés des tableaux et le cabinet adjacent. Elle conclut en soulignant que le décor intérieur se caractérisait par une double composante, celle qui s’enracine dans la tradition des grands châteaux français et celle qui procède des apports renaissants, français et italiens.

 

         Mathieu Deldicque évoque la figure de Louis Malet de Graville, « pere du pais » de Normandie, conseiller et chambellan du roi, amiral de France en 1487, gouverneur de Normandie, dont le fief de Pont-de-l’Arche situé à l'embouchure de la Seine près d’Harfleur et de Honfleur occupait une position stratégique en amont de Rouen en permettant de prélever des droits de passage pour les navires. Nommé capitaine par Louis XI, il en renforça les fortifications en 1481. Il possédait un manoir aux champs à Ambourville, à une vingtaine de kilomètres en aval de Rouen, où il ajouta à un ancien logis du XIIIe siècle une tourelle d'escalier en vis. Il s’investit encore dans la ville de Rouen, notamment au couvent des Célestins, et à sa cathédrale. 

 

         Antoine Bohier (vers 1460-1519), frère de Thomas – constructeur du château de Chenonceau –, fut également un bâtisseur. Entre 1492 et 1515, les deux frères firent réaliser séparément le logis abbatial, la tour clocher et une partie des voûtes de la nef de l'église abbatiale de Saint-Ouen, l’hôtel des généraux des finances à Rouen, le logis de l'abbaye de Fécamp, le chœur de son église, etc. C’est au logis abbatial de Saint-Ouen, détruit en 1816 pour bâtir l’hôtel de ville construit en plusieurs campagnes de construction à partir de 1502, que s’intéresse plus particulièrement Xavier Pagazani, en proposant une remarquable restitution de ses dispositions.

 

         Le Livre des fontaines, composé en 1525 par l'échevin Jacques le Lier – un document exceptionnel qui représente la ville de Rouen et la diversité de ses paysages –, sert de support à l’étude de Laurent Paya sur les jardins intra et extra-muros, sujet, il faut bien l’avouer, peu connu. Il s’attache en particulier au jardin du manoir archiépiscopal commandité par Georges d’Amboise entre 1501 et 1503, et documenté par les comptes du chantier, jardin conçu sous la forme d’un hortus conclusus, ceinturé de galeries. 

 

         L’influence des artistes italiens ayant travaillé pour Georges d’Amboise fut soit directe dans la mesure où ils furent recrutés sur place, soit indirecte par le biais d’œuvres réalisées à Milan ou à Gênes puis importées sur les sites du château de Gaillon ou du palais archiépiscopal de Rouen. C’est à ces artistes italiens, lombards et florentins, que s’intéresse Flaminia Bardati ; qu’ils soient sculpteurs ou spécialistes des menuiseries, ils travaillèrent en collaboration avec d’autres spécialistes parmi lesquels des artisans locaux ou régionaux.

 

         Actuellement déposé, et ceci depuis la fin du XVIIIe siècle, dans l'église paroissiale de Gaillon, le cortège apostolique – programme iconographique au demeurant fréquent – était à l'origine situé dans la chapelle haute du château, en relation avec les images des douze petits prophètes représentés dans les vitraux des fenêtres hautes. Elles auraient été situées dans l’abside et séparées de la nef par la clôture du chœur. Leur réalisation en terre cuite procède d’une technique particulière à la péninsule italienne au XVe siècle. Le cortège dont Tommaso Mozzati étudie précisément les restaurations, attribué à Antoine Juste, atteste le rôle joué par les artistes toscans dans la propagation de l’art italien. 

 

         Cécile d'Anterroches revient sur les stalles de la chapelle du château de Gaillon, actuellement conservées dans l’abbatiale de Saint-Denis. Ces stalles ont été réalisées en 1509-1518 et sont composées de deux groupes de 5 et 6 stalles et d’une chaire isolée. Réalisées par des artisans français ou italiens, ces stalles représentent des figures diverses, animaux anthropomorphes, angelots, jongleurs appartenant à l’iconographie traditionnelle de la fin du Moyen Âge mais d’autres encore sont inspirées par le livre imprimé, ainsi des allégories de la musique et de la géométrie tirées de l’œuvre illustrée de l’Allemand Gregor Reisch (1467-1525), Margarita philosophica, publiée en 1503, ou encore des Métamorphoses d’Ovide.

 

         Autour de 1500, le milieu rouennais est caractérisé par trois grands courants picturaux, un style local, un courant parisien et enfin un courant antiquisant. La force de l’implantation des dynasties locales d’artistes explique la continuité stylistique, probablement conforme à la demande de la clientèle. Ainsi de l’œuvre du peintre verrier Jean Barbe, sollicité encore par les corporations de métiers comme à Louviers (église Notre-Dame, vitrail des Trois Maries vers 1510-1515). L’arrivée, en 1503, d’Arnoult de Nimègue (ou Arnoul de la Pointe) sera à l'origine d’un courant de rénovation de la peinture sur verre en Normandie. Au service, entre autres, d’Antoine Bohier, abbé de Saint-Ouen, il réalisera une série de vitraux pour l’abbatiale Saint-Ouen ou pour la Trinité de Fécamp, où il développera un vocabulaire à l'antique. Le courant parisien est représenté par un peintre verrier issu du milieu local, Cardin Jouyse. Fermé sur lui-même dans la seconde moitié du XVe siècle, Caroline Blondeau-Morizot souligne que le milieu rouennais s’ouvrira petit à petit aux influences extérieures. 

 

         Edoardo Villata suit le parcours en France du peintre André Solario, qui se rendit à Gaillon au début de l'année 1507, à l’invitation du cardinal George Ier d’Amboise, par l’entregent de son neveu Charles de Chaumont d’Amboise, gouverneur de Milan. Il semble être resté à Rouen jusqu’à la mort de son patron en mai 1510. La peinture de la tête de saint Jean-Baptiste présentée sur un bassin, aujourd’hui conservée au Louvre et datée de 1507, pourrait être identifiée avec un des deux tableaux figurant « saint Jehan » mentionné dans l’inventaire du château de Gaillon de 1508. Mais surtout, la venue du peintre à Gaillon s’expliquerait par la commande des fresques, aujourd’hui disparues, de la chapelle, qui figuraient les membres masculins de la famille d’Amboise en adoration devant la figure de la Vierge, les ecclésiastiques d’un côté, les laïcs de l’autre.

         

         Étudiant le motif du char triomphal à propos de l’entrée d’Henri II en 1550 à Rouen, Hélène Visentin souligne que l’idée du triomphe est rarement représentée, au contraire des entrées italiennes construites sur le modèle du triomphe impérial, dont les deux éléments constitutifs sont l’arc de triomphe et le char. De fait, la tradition française était celle d'une entrée en ville du roi simplement monté sur un cheval d’honneur et abrité sous un dais ; par ailleurs, les chars portaient des figures allégoriques et mythologiques alors qu’à Rouen il s’agit de la figure impériale d’Henri II. Le changement cérémoniel est mis en relation avec la première victoire de son règne (la reprise sur les anglais de la ville de Boulogne) et la volonté de faire apparaître la figure du roi de France en chef de guerre. L’origine de ce thème procéderait du milieu intellectuel et artistique conduit par Georges Ier d'Amboise qui, vers 1503, fit réaliser dans son atelier de copiste au château de Gaillon un manuscrit destiné à Louis XII contenant la première traduction française des triomphes de Pétrarque.

 

         Les imprimeurs rouennais de la période post-incunable (1501-1540) ne participèrent que modestement à l’essor de la Renaissance dans la cité normande. Le développement de l’imprimerie rouennaise est tardif et modeste, la ville se retrouvant, à la suite de la guerre, à l’écart des nouveaux axes internationaux avec le monde germanique ou la péninsule italienne. Si le marché local prit une importance qu’il n’eut pas à Paris ou à Lyon, Louise Katz ajoute que, dans la première décennie du XVIe siècle, apparut néanmoins un groupe d’imprimeur qui accordèrent une place plus importante à la production humaniste.

 

         La Bouquechardière, écrite entre 1416 et 1422 par Jean de Courcy, un seigneur normand, est un récit d’histoire ancienne suivi d’un voyage allégorique intitulé le Chemin de Vaillance qui manifeste l’intérêt de l’auteur pour la Grèce et l’Orient antique. Catherine Gaullier-Bougassas s’interroge sur ses sources d’inspiration à partir des œuvres en langue française mais aussi vraisemblablement de textes latins. La bibliothèque de la ville de Rouen est une des plus anciennes bibliothèques publiques liées à une institution urbaine, bibliothèque constituée dès le second quart du XVe siècle à partir de dons et développée dans la seconde moitié du XVe siècle avec des commandes et des achats de manuscrits réalisés par les échevins. Ces derniers firent réaliser en 1457 une copie du manuscrit de la Bouquechardière (Bnf, ms. fr. 2685) par le « maître de l’Échevinage de Rouen », prélude à d’autres copies diffusées par la suite auprès de la grande aristocratie.

 

         La Grande Chronique de Normandie a été écrite vers 1370 à partir de récits normands construits sur les anciennes sources historiographiques. Son iconographie sera évolutive au fur et à mesure de la production des manuscrits et, pour le dernier produit à Rouen, mettra en scène des événements récents, affirmant la fidélité des Normands au royaume de France. Ismérie Triquet étudie l’exemplaire Bnf, ms. fr. 2623, qui procède d’une commande de l’échevinage de Rouen à l’anonyme identifié sous le nom de « maître de l’Échevinage de Rouen », et qui fut produit vers 1460. La Grande Chronique de Normandie devait par la suite être imprimée sous le titre les Chroniques de Normandie

 

         Mario Longtin et Estelle Doudet abordent, à partir d’un manuscrit conservé à Paris (sous la cote Bnf ms. fr. 24 341) recueillant plus de 70 pièces de farce ou de pièces de théâtre, le fonctionnement du patrimoine spectaculaire urbain. Le manuscrit réalisé vers 1570 enferme des pièces d’origine médiévale, même si leur datation exacte est discutée. Plutôt qu’un répertoire de troupe ou un recueil d’archives d’une association, le livre est interprété comme un support de mémoire où se dessinent les réseaux sociaux et culturels d’une ville sur un temps assez long – de 1520 à 1560. 

 

         Gérard Gros analyse le traitement de la préfigure biblique dans les textes en vers à sujet religieux conçus pour le Puy à des fins d’exposition publique, du règne de Charles VIII à celui de François Ier. Les poèmes sont composés dans le cadre de concours organisés par une confrérie qui siège comme un jury – d’où le nom de Puy (lat. podium), qui désigne l’estrade sur laquelle prennent place les participants pour déclamer leurs textes. L’auteur prend l’exemple du combat de David contre Goliath, support à une interprétation théologique, littéraire et iconographique.

 

         Denis Hüe revient sur la figure de Marie protectrice qui, par sa seule présence, constitue une protection contre les ennemis. Elle est étudiée par l’auteur dans une série de textes composés au XVIe siècle, à travers des thèmes comme ceux de la Vierge au manteau ou de la sainte chemise de Chartres – on pourrait ajouter le Saint cordon dans les villes du Nord . 

 

         La confrérie religieuse de la Conception de Notre-Dame de Rouen se transforma en académie en 1486, pour créer des prix afin de récompenser les meilleures pièces de poésie en l’honneur de la Vierge Marie. Le genre imposé était celui de la poésie palinodique (le palinod ou rechanté désignant le refrain dans le chant royal, adapté à l’hommage à la Conception, variante noble de la balade). Nathalie Hervé étudie plus spécifiquement le chant royal au Puy de Rouen à partir d’un recueil daté de 1537.

 

         À Rouen, les auteurs des poésies récitées cherchaient à découvrir les figures de la Vierge dans une grande variété de lieux et/ou de passages écrits dans différents textes bibliques (dont le Cantique des cantiques) ou sous l’écorce des anciens mythes. John Nassichuk appuie sa démonstration sur l’analyse minutieuse de deux pièces latines du recueil de Vidoue (1525). 

 

         L’ensemble des contributions forme un recueil qui vient éclairer d’un jour nouveau le foyer artistique constitué par Rouen autour des années 1500, même si la force des ateliers locaux et d’une tradition antérieure conservait assurément au style gothique (alors qualifié de moderne) une préséance qu’il ne perdit que progressivement vers 1510 au profit d’un art antique diffusé, en particulier, à partir de la commande artistique du cardinal d’Amboise. 

 

 

Sommaire 

 

I - LES ÉLITES ARISTOCRATIQUES ET LE NOUVEL ART DE VIVRE

NORMAND p. 23

Chapitre I - Georges Ier d’Amboise (Jonathan DUMONT) p. 25

Chapitre II - Georges Ier d’Amboise et l’aménagement intérieur du château de Gaillon (Laure FAGNART) p. 45

Chapitre III - De grands mécènes de la Renaissance en Normandie et à Rouen autour de 1500 : les Malet de Graville (Mathieu DELDICQUE) p. 63

Chapitre IV - Un prélat de la Renaissance : Antoine Bohier à Saint-Ouen de Rouen (Xavier PAGAZANI) p. 79

Chapitre V - Jardins et paysages du Livre des fontaines (1525) (Laurent PAYA) p. 103

 

II - LA RENAISSANCE ARTISTIQUE EN NORMANDIE p. 121

Chapitre VI – Les artistes italiens au service de Georges d’Amboise et la Renaissance rouennaise. Renaissances italiennes à Rouen et à Gaillon : typologies, sources, fortune (Flaminia BARDATI) p. 123

Chapitre VII - Le collège apostolique d'Antoine Juste (Tommaso MOZZATI) p. 145

Chapitre VIII - Ovide et Gregor Reisch sur les miséricordes des stalles de Georges Ier d’Amboise, créées pour le château de Gaillon (1509) (Cécile d’ANTERROCHES) p. 171

Chapitre IX - La peinture à Rouen vers 1500 : une simultanéité stylistique (Caroline Blondeau-Morizot) p. 181

Chapitre X - Andrea Solario en Normandie (Edoardo VILLATA) p. 201

Chapitre XI- « Transferts culturels et innovation artistique à Rouen : le motif du char triomphal dans l'entrée de Henri II en 1550 » (Hélène VISENTIN) p. 223

 

III - LE LIVRE EN NORMANDIE, DU MANUSCRIT À L’IMPRIMÉ p. 241

Chapitre XII - Les post-incunables rouennais (Louise KATZ) p. 243

Chapitre XIII - La diffusion de la Bouquechardière de Jean de Courcy à Rouen au XVe siècle : les témoignages manuscrits et les raisons d'un succès (Catherine GAULLIER-BOUGASSAS) p. 257

Chapitre XIV - La Grande Chronique de Normandie à la fin du XVe siècle : du manuscrit à l’imprimé (Ismérie TRIQUET) p. 275

Chapitre XV - Le recueil de Rouen et le patrimoine spectaculaire rouennais au XVIe siècle (Mario LONGTIN et Estelle DOUDET) p. 295

 

IV - LA POÉSIE PALINODIQUE DU PUY DE ROUEN, ENTRE TRADITTON ET INNOVATTON p. 311

Chapitre XVI - Figure en chants royaux (David et sa fronde – avec l’édition du poème du Puy d’Amiens), ou la filiation du Puy de Rouen (Gérard GROS) p. 313

Chapitre XVII - Marie et la guerre (Denis HÜE) p. 331

Chapitre XVII - Le chant royal au Puy de Rouen : étude formelle d’un genre à partir du recueil des Chants royaux sur la Conception, couronnés au Puy de Rouen de 1519 à 1528 (Nathalie HERVÉ) p. 361

Chapitre XIX - Le Puy de Rouen et le genre de l’épigramme: deux pièces latines du recueil de Vidoue (1525) (John NASSICHUK) p. 37

 

Bibliographie sélective p. 399

Les auteurs p. 419

Index p. 425