Andrieux, Jean-Yves - Chevallier, Fabienne - Kervanto Nevanlinna, Anja (dir.): Idée nationale et architecture en Europe. Fin XVIIIe-XXIe siècle. Volume 2 (coll. Art & Société). 480 p., 17 x 24,5 cm, ISBN : 978-2-7535-7830-2, 39 €
(Presses universitaires de Rennes, Rennes 2019)
 
Reviewed by Clément Millon
 
Number of words : 1940 words
Published online 2022-01-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3835
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         Johann Joachim Winckelmann, l’archéologue prussien, historien de l’art, antiquaire amoureux des arts, postule le premier que les styles artistiques sont aussi imperméables les uns aux autres, que le sont les frontières entre les peuples. Il y aurait donc des styles propres aux différents caractères nationaux. Cette idée a préfiguré la mise en avant du ʺgénie créateurʺ des populations installées sur un territoire, à commencer par la fantasmatique race germanique en Allemagne. C’est ainsi qu’un Albert Brinckmann assure, dans son Geist der Nationen en 1938, de la distinction des styles entre italien, français et allemand[1]. Battre en brèche cette idée ne suffisait pas aux auteurs de cet ouvrage dirigé par Jean-Yves Andrieux, Fabienne Chevallier, Anja Kervanto Nevanlinna, Idée nationale et architecture en Europe. Fin XVIIIe-XXIe siècle ; il fallait encore qu’ils s’attèlent à en démontrer l’impéritie par des études particulières. Il s’agissait de tirer les leçons de l’ouvrage d’Eric Hobsbawm paru en 1990 sur Les nations et les nationalismes depuis 1870, en ne tenant pas pour un fait acquis l’idée de nation, comme le montre également l’ouvrage de Michela Passini paru en 2013 sur La fabrique de l’art national : le nationalisme et les origines de l’histoire de l’art en France et en Allemagne, 1870-1933. Le premier volume, publié en 2006, portait sur Idée nationale et architecture en Europe, 1860-1919, Finlande, Hongrie, Roumanie, Catalogne. Le présent livre va plus loin dans le temps, portant l’étude de la fin du XVIIIe jusqu’au XXIe, à une époque où le terme de nationalisme apparaît, comme en Allemagne ou en Angleterre, et continue de produire des effets en matière architecturale. L’ouvrage entend ainsi, comme l’indique l’introduction cosignée par Jean-Yves Andrieux, Fabienne Chevalier et Anja Kervanto-Nevanlinna, tirer les leçons de la longue durée.

 

         Les contributions sont, de façon pertinente, divisées en quatre thématiques. La première porte sur les sources de l’architecture des nations. Claire Farigo s’appuie, dans une ébauche d’une étude qu’elle voudrait plus large, sur une critique des travaux de Jacob Burckhardt, Heinrich Wölfflin, Aloïs Riegl et Gottfried Semper, tenant pour des réalités artistiques les nations, races qu’ils étudient, alors que ces dernières constituent des entités construites pour des raisons politiques, échappant donc à la logique artistique. Lucie Goujard étudie l’édition de livres et les journaux illustrés d’ouvrages architecturaux pour montrer que le but de ces publications, l’émerveillement, ne reflète pas une réalité mais n’est qu’un reflet trompeur de la réalité architecturale, très diverse. Florence Alibert entend démontrer que le retour du gothique dans la sphère britannique du XIXe siècle est dû à un William Morris qui veut montrer, sans que cela ne soit démontré, une continuité historique dans cet art. Ainsi, l’apparition de ce qui est analysé comme des styles nationaux en Europe doit beaucoup au goût du pittoresque anglais et au renouveau gothique, s’exprimant différemment en Allemagne et en France, selon Fabienne Chevalier.

 

         La seconde partie portant sur les formes de l’architecture des nations, en donne des illustrations locales. Anja Kervanto-Nevanlinna décèle ainsi l’idée de nation dans l’urbanisme des villes-capitales, montrant que l’idée de nation est « le résultat d’un projet politique explicite » [p. 91]. Les réalisations architecturales entrent dans le processus de construction des États-nations, ou sont annonciatrices de celles-ci, comme dans le cas de Washington DC ou Helsinki. Charles Mac Kean expose dans une étude fouillée et convaincante le cas d’Edimbourg au XIXe siècle, ancienne capitale de l’Écosse dans une Grande-Bretagne en pleine expansion. Rappelant les apports du passé, il constate que loin de constituer une entité unique, la cité reste partagée entre deux villes distinctes, aux différences renforcées : la partie britannique, puis celle où le nationalisme romantique s’exprime, tolérée. Le roman national français est abondamment illustré dans la communication de Jean Nayrolles qui rappelle quelles sont les valeurs caractéristiques du néo-roman dans l’architecture française au XIXe siècle. « En réalité [écrit l’auteur], ce n’était qu’une réplique tardive du puissant séisme dont l’Allemagne avait été le principal épicentre dès avant 1800 ; le séisme romantique. Depuis lors, l’idée faisait son chemin d’une supériorité sur le bel art lui-même de ce que Goethe avait nommé ʺl’art caractéristiqueʺ. La mission des artistes allait se détourner de plus en plus d’une conception anhistorique du beau, valable en tous lieux et de tous temps, pour s’orienter vers l’expression des caractères du peuple, de l’époque, du lieu, du moi collectif et du moi individuel » [p. 175]. La démonstration qui suit est puissante, appuyée sur des études de cas portant sur l’église Saint Paul de Nîmes. Les autres formes sont évoquées de façon commune ou comparative. On aurait aimé en savoir autant que pour ce premier exemple mais l’analyse montre le caractère éclectique des influences, dans un domaine, à savoir l’art architectural sacré au XIXe, pour lequel, dans une conclusion lapidaire, il est affirmé que « la seule identité que l’art sacré eut alors pour mission d’exprimer fut une identité chrétienne » [p. 175]. Rosie Ibbotson s’attaque au mouvement controversé des Arts and Crafts, comme élément de construction de l’identité « anglo-britannique » de l’architecture britannique. Elle a le mérite de démontrer que « nébuleux et paradoxal, le mouvement des Arts and Crafts résiste à toute définition qui voudrait user de critères conventionnels » [p. 189]. Néanmoins, sa conclusion est qu’il ne s’est pas contenté de contribuer à « construire l’identité nationale ; aux côtés d’autres acteurs, il est devenu un motif de fierté nationale » [p. 191]. Claire Vignes-Dumas met au jour la circulation des modèles dans le monde d’avant 1914. Elle illustre son propos en livrant un inventaire des réalisations de Charles Séchan à Constantinople entre 1851 et 1859, dont la chambre du sultan, la salle du festin et la salle du spectacle. Il faut faire le constat, avec l’auteur, qu’il s’agit d’une courte passade dans l’histoire d’un empire ottoman qui s’ouvre à l’Occident afin de chercher à conjurer son propre déclin.

 

         La troisième partie offre des études plus globales, telles que l’analyse par Marie-Claude Genêt-Delacroix de la question d’un art national en France entre 1830 et 1925. Sa démonstration magistrale définit les contours de ce que les contemporains de cette époque entendent par cette expression, incarnée dans les débats sur la difficile reconnaissance officielle de l’impressionnisme. Richard Thomson démontre que, dans sa première époque, la troisième République s’attèle à rendre la nation visible, par une « imagerie de masse » [p. 254] qui appartient plus à la propagande d’État qu’au domaine de l’expression artistique, nous semble-t-il. Son étude, très pertinente, s’applique cependant surtout, en tenant compte des dates qu’il cite, aux années de la république triomphante, soit après 1879 et connaît son apogée dans les années 1880-1890. Philippe Thiébaut voit dans l’absence d’une esthétique industrielle en France, dans la même période, un « Sedan des industries parisiennes » [p. 261], par rapport à ce que produisent l’Allemagne ou les pays du Nord. Ce pertinent constat doit être souligné, sans oublier que la recherche du succès commercial de la production dans ces pays s’accompagne de celle du caractère pratique du produit fini. L’esthétique et l’utilitaire sont ainsi souvent mêlés. Clare Willsdon s’intéresse au thème essentiel, pour qui s’intéresse à la Grande-Bretagne, des décors muraux. Leur magnificence n’a d’égal que leurs autres caractères : leur durabilité, mais aussi leur utilité, pour l’exposé qu’ils font des histoires nationales et locales. Comme le souligne l’auteur, « une profonde individualité caractérise les décorations murales britanniques de la période 1830-1919. Elles n’en exaltent pas moins, comme disait Edward Thomas, les lieux emblématiques des ʺpetites patriesʺ en les fondant dans une vaste ensemble » [p. 292]. Jesusa Vega s’attèle à lister les moyens utilisés au XIXe siècle pour faire naître une identité en Espagne. L’invention visuelle du passé passe par la peinture d’histoire, la fabrication des élites, la production des images nationales, l’exaltation des héros et du peuple et l’utilisation de moyens de diffusion de masse.

 

         La quatrième partie offre plus encore un essai de synthèse sur l’architecture des nations, en mêlant les expériences nationales. Fabienne Chevalier interprète comme holiste la recherche d’une identité nationale dans les architectures en Europe, de 1850 à 1925. Or, il reste une grande diversité des styles dans les pays concernés (Finlande, pays du Nord, Roumanie, etc.) et une recherche stylistique qui correspond au but assigné à la construction des bâtiments : le néo-gothique est ainsi la marque de fabrique des « édifices de pouvoir » [p. 333]. La démarche est pour le moins volontariste : la distinction de marques architecturales nationales est le reflet d’un goût marqué pour les histoires nationales qui se construisent à ce moment-là. Il s’agit en outre, comme le montre une autre des intéressantes communications de Fabienne Chevalier, de sauvegarder les traditions architecturales alors que les pays entrent dans un monde moderne, utilisant de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques. En sauvegardant les traditions du passé, le style architectural construit une identité propre qui magnifie le passé.

 

         Dans sa conclusion, Jean-Yves Andrieux veut tirer pour aujourd’hui des leçons du passé, se méfiant de la recherche d’identités nationales dans l’architecture. Il veut distinguer ce qui est acceptable en la matière, de ce qui ne lui semble pas l’être, car le caractère national en la matière, contrairement à ce que l’on pouvait penser, n’est pas mort, mais est une réalité qui continue d’être étudiée.

 

         Après avoir beaucoup espéré de la notion de nation pour structurer ses courants, l’architecture a, au cours de l’époque contemporaine, montré combien il était vain de considérer qu’une seule idée, éclatant sous l’effet du mélange des influences, puisse établir des catégories fixes. La nécessaire multiplicité des apports est un caractère endémique de cet art. Cependant, même si les auteurs de cette étude s’attèlent à démonter le concept de nation, ils en arrivent à porter un travail dont les contributions montrent, à travers de belles illustrations, la prégnance de son existence.

 

 


[1] Albert Erich Brinckmann, Geist der Nationen, Italiener, Franzosen, Deutsche… 10. Bis 12. Tausend, Hamburg, Hoffmann und Campe, 1943.


 

 

Table des matières

 

Jean-Yves ANDRIEUX, Fabienne CHEVALLIER et Anja KERVANTO NEVANLINNA Introduction : L’architecture des nations ou les leçons de la longue durée, 9

 

 Première partie Les sources de l’architecture des nations

 

Claire FARAGO « Race », nation et histoire de l’art, 17

Lucie GOUJARD Poésie du traumatisme. La contribution des « architectures de papier » à l’évolution du goût patrimonial, 41

 

Florence ALIBERT Les « cathédrales de poche » du Revival architectural britannique William Morris et la nature du gothique, 59

 

 Fabienne CHEVALLIER Les premiers styles nationaux en Europe Du mouvement pittoresque au renouveau gothique (1710-1850), 77

 

Deuxième partie Les formes de l’architecture des nations

 

Anja KERVANTO NEVANLINNA L’idée de nation dans l’urbanisme des villes-capitales, 91

 

Charles MCKEAN Les expressions de l’identité nationale à Édimbourg au XIXe siècle, 113

 

Jean NAYROLLES Le roman national Ou les valeurs caractéristiques du néo-roman dans l’architecture française du XIXe siècle ,157

 

Rosie IBBOTSON L’architecture domestique des Arts and Crafts et l’identité nationale « anglo-britannique », 177

 

Claire VIGNES-DUMAS Charles Séchan à Constantinople (1851-1859) La circulation des modèles dans le monde d’avant 1914,  195

 

Troisième partie Les arts et l’architecture des nations

 

Marie-Claude GENÊT-DELACROIX La question d’un « art national » en France 1830-1925, 217

 

Richard THOMSON Rendre la nation visible Les relations entre l’identité nationale et les arts visuels sous la Troisième République (1870-1914) , 241

 

Philippe THIÉBAUT Le Sedan des industries d’art parisiennes, 261

 

Clare WILLSDON Les décors muraux en Grande-Bretagne, 277

 

Jesusa VEGA La naissance d’une identité en Espagne L’invention visuelle du passé, 297

 

Quatrième partie L’architecture des nations : un essai de synthèse

 

Fabienne CHEVALLIER Les architectures nationales en Europe (1850-1925) L’empreinte de l’histoire, le tropisme des peuples, 329

 

Fabienne CHEVALLIER Les architectures nationales en Europe (1850-1925) L’entrée des traditions dans le monde moderne, 377

 

Jean-Yves ANDRIEUX Conclusion L’empreinte des nations dans l’architecture européenne : des origines au renouveau (XIXe -XXIe siècle), 415