Faizand de Maupeou, Félicie - Maingon, Claire (dir.): Face à l’impressionnisme. Réception d’un mouvement, 1900-1950. 284 p., 17 x 23 cm, ISBN : 9791024009650, 29 €
(Presses universitaires de Rouen et du Havre, Mont-Saint-Aignan 2019)
 
Compte rendu par Pierre Vaisse, Université de Genève
 
Nombre de mots : 3891 mots
Publié en ligne le 2020-11-17
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3841
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          On attendait un volume de synthèse : c’est un ouvrage collectif qui arrive. On ne saurait trop protester contre cette formule qui tend à se répandre. Passe pour un numéro spécial de revue, pour les actes d’un colloque ou pour des mélanges en l’honneur d’un vieux collègue, publications collectives par nature ; mais la diffusion d’une telle formule au-delà de ces cas obligés révèle un besoin de publier à tout prix au détriment du temps qui devrait être consacré à l’étude et à la réflexion.[i] Sans doute les jeunes trouvent-ils là l’occasion de faire connaître leurs travaux : aussi bien est-ce dans cette intention que fut créée, il y a plus de trente ans, la revue Histoire de l’art. Pour les historiens de l’art confirmés, surchargés de tâches d’enseignement et d’administration, ce n’est trop souvent que l’occasion de vider les fonds de tiroir, quand ils ne rédigent pas la nième version d’un vieil article. Dans le présent volume, quelques noms prestigieux voisinent avec ceux de collaborateurs plus jeunes, voisinage sympathique en soi, mais qui ne préjuge en rien de l’intérêt du résultat.

               

         Outre que le RILA (l’ancien Répertoire d’art et d’archéologie, fondé en 1911), cet instrument indispensable, n’existe malheureusement plus et que très peu de bibliothèques ont les moyens de dépouiller les publications collectives, de sorte que la plupart des contributions tombent dans l’oubli, le plus grave inconvénient de la formule tient à ce que le thème annoncé ne se trouve souvent traité que de façon très inégale et fragmentaire, surtout s’il n’a pas été précisément défini. Dans le cas présent, on se heurte d’emblée à une ambiguïté : s’agit-il de la réception de l’impressionnisme par les artistes ou par les historiens, les critiques, les collectionneurs, les musées, bref, par les (très) différents publics ? En vain arguera-t-on que les deux se rejoignent, l’histoire de l’art ne s’écrivant qu’en fonction de l’art contemporain. Souvent proclamé dans la première moitié du XXe siècle, ce principe ne se vérifie, si l’on se fonde sur les faits, que dans des situations bien définies et bien connues ; quant à en faire une règle de méthode, c’est rejoindre l’opinion de ces historiens pour qui l’on ne peut juger le passé qui si l’on est engagé dans les luttes du présent, ce qui revient à faire de l’anachronisme une vertu et ouvrir la porte à une instrumentalisation de l’histoire. Étudier l’art du passé et suivre l’évolution de l’art contemporain sont deux activités qui furent liées jadis, lorsque l’art contemporain se nourrissait des maîtres du passé, mais qui appartiennent à des univers depuis longtemps et de plus en plus étrangers l’un à l’autre.

               

         Dans le cas du présent volume, la distinction nécessaire entre les deux points de vue, ou plutôt les deux sujets, ne se reflète que très imparfaitement dans le contenu des trois parties et aurait, en tout état de cause, dû faire l’objet d’une clarification. D’autres clarifications préalables eussent été bienvenues et l’on aurait attendu, dans un tel ouvrage, que l’introduction les apportât ou du moins les esquissât en même temps qu’elle aurait dû tirer une leçon générale des différentes études réunies en volume. Or elle est loin de répondre à ces exigences. On nous permettra par ailleurs d’y relever deux erreurs : la mention de Jules Breton dont, par la date de sa naissance et par son style, la présence ici ne laisse pas de surprendre et cette affirmation que Francastel aurait été l’initiateur de la sociologie de l’art alors que son grand mérite tint à ce qu’il réussit à faire croire qu’il faisait de la sociologie.

               

         Il n’eût pas été inutile de préciser, même brièvement, les limites géographiques du sujet. D’une part, en effet, l’impressionnisme comme esthétique picturale a connu une large diffusion aussi bien en Europe qu’outre-Atlantique, même si ce qu’on a qualifié d’impressionnisme à l’étranger, souvent, ne l’était guère, comme le montre l’exemple de Liebermann en Allemagne. Cet aspect du problème n’a guère été abordé que par Alain Bonnet, dans une note forcément très insuffisante (note 6, page 78). Par ailleurs, la réception de l’impressionnisme (français) à l’étranger, que ce soit par les critiques et les historiens de l’art ou par les collectionneurs et les musées, méritait ne serait-ce qu’une brève mention de rappel. L’étranger n’apparaît que sous la forme de trois auteurs, Meier-Graefe, Roger Fry et Meyer Schapiro qui voisinent avec Merleau-Ponty dans l’article de Michael Zimmermann. Mais son étude ne concerne pas la réception de l’impressionnisme : elle porte sur l’interprétation qui fut donnée par ces auteurs de la personnalité de Cézanne pour tenter d’expliquer l’apparente contradiction entre le romantisme exubérant de ses premières œuvres et l’objectivité supposée du classicisme dont témoigneraient celles de sa maturité ; mais les différentes interprétations données, d’ordre psychologique, psychanalytique ou philosophique, en particulier celle de Merleau-Ponty renseignent mieux sur le mode de pensée des auteurs que sur le peintre, le thème même de l’étude témoignant, lui, du penchant qu’a toujours manifesté Michael Zimmermann pour les théories philosophiques.

               

         À s’en tenir à la France, la définition même de l’impressionnisme, c’est-à-dire l’extension et la compréhension du terme, ne laisse, et ne laissait pas de poser problème, un problème fondamental pour le sujet du volume. C’est à lui que s’est attaché Alain Bonnet qui le replace à bon escient dans le cadre plus large de l’évolution des études, depuis quelques décennies, sur l’art dans la seconde moitié du XIXe siècle, donc la fin du manichéisme, de cette opposition absolue entre académisme et modernité qui stérilisa longtemps l’histoire de l’art. Il souligne combien certaines valeurs considérées comme proprement impressionnistes furent en fait largement répandues, ce qui tend à effacer cette opposition de sorte qu’il serait inexact d’attribuer à la seule influence de l’impressionnisme français stricto sensu l’évolution vers une luminosité accrue avec des tons clairs et une facture plus libre. S’il s’en tient, hors la note précitée, à la France, on pourrait mentionner à cet égard la grande exposition Landschaft im Licht. Impressionistische Malerei in Europa und Nordamerika 1860-1910  (Cologne – Zürich, 1990) et rappeler combien cette tendance très générale avait pu influer sur la sensibilité des historiens de l’art, comme le révèlent certains jugements, plus tardifs, de Panofsky sur Dürer.

               

         Le problème inhérent à la définition de l’impressionnisme n’a cessé de se poser depuis l’origine. Il s’est posé avec une acuité particulière, comme le montre Félicie Faizand d Maupeou, à la mort de Monet. La place qu’il avait occupée, le rôle qu’il avait joué dans le mouvement amenaient à s’interroger sur l’unité de celui-ci. L’idéal esthétique qui passait pour avoir été celui de l’impressionnisme avait-il trouvé son incarnation la plus pure dans ses œuvres, ou le lien entre les membres du mouvement n’avait-il tenu qu’à l’affirmation de leur personnalité ? Mais cette question se heurtait au fait que son art s’était passablement modifié au cours du temps, que les Nymphéas ne ressemblaient pas aux toiles de la période d’Argenteuil, d’où cette autre question de savoir où situer la vérité de l’impressionnisme. Quoi qu’il en soit, les réactions provoquées par la mort de Monet en raison de la stature qu’il avait acquise montraient que le mouvement était pleinement reconnu comme une étape importante dans l’histoire de l’art français.

               

         Exact contemporain de Monet, Armand Guillaumin mourut quelques mois après lui. S’il n’a jamais joui d’une réputation comparable, sa carrière eut la même longévité ; mais si son art évolue au cours des ans, le second se distingue radicalement du premier et c’est cette différence que James Rubin met en valeur par une analyse attentive de l’art de Guillaumin, qui suit au cours des ans une évolution régulière, « logique » (p. 104) l’éloignant de l’impressionnisme tel qu’on le conçoit et tel qu’on le décrivait déjà à l’époque. Proche un temps de Pissarro et de Cézanne dans le « groupe de Pontoise », il se lia avec van Gogh lors de l’arrivée de celui-ci à Paris et l’influença un temps. Mais son style évoluait aussi : il « abandonne la lumière pour la couleur » (p.108), de sorte que s’il était mort plus tôt et si ses œuvres tardives avaient été peintes par de plus jeunes, ils seraient « inclus parmi les fauves » (p.114). L’hypothèse semble un peu forcée ; elle est même fausse lorsque Rubin, dans son raisonnement, met à côté de Guillaumin le Monet des Nymphéas.

               

         Quelques années après la mort de ce dernier, une série d’expositions monographiques organisées à Paris par les Musées nationaux allaient apporter à l’impressionnisme une reconnaissance définitive, même auprès du grand public. Dans l’étude qu’il leur a consacrée, Hadrien Viraben, qui s’attache surtout à celle des œuvres de Renoir, en 1933, a insisté sur l’effort de recherche scientifique auquel a donné lieu leur préparation et surtout sur leur dimension économique. La nouveauté de son approche et le sérieux de sa documentation méritent d’être soulignés. Que la publicité se soit adressée, du moins en partie, à une clientèle de riches touristes étrangers ne doit pas surprendre, mais montre quel attrait l’impressionnisme, ou plutôt le nom de ses plus grands représentants pouvait exercer à l’époque. Que le tarif d’entrée des expositions ait été élevé et ait doublé entre deux d’entre elles tenait à des considérations financières et révèle qu’on espérait pouvoir toucher cette clientèle, sans qu’il faille en déduire une volonté délibérée d’écarter un public populaire. Un point mérite toutefois qu’on s’y arrête : furent célébrés par ces expositions les peintres encore considérés aujourd’hui comme constituant le cercle restreint des impressionnistes, ceux que Bernard Dorival désignait sous l’expression, non dépourvue de fondement, d’écurie de Durand-Ruel : Manet, Degas, Monet, Pissarro, Sisley, Cézanne.[ii]

               

         Malgré un destin commun dans la réception, puisque c’est leur nom que l’on retrouve dans la plupart des ouvrages de vulgarisation sur l’impressionnisme, l’appartenance stylistique des œuvres de certains d’entre eux à ce mouvement tel qu’on le définit d’habitude pose et a toujours posé problème. Tel est évidemment le cas d’Edgar Degas, mais la distinction qui s’est opérée très tôt entre son art et celui d’un Monet ou d’un Renoir s’est renforcée après sa mort, en 1917, comme le montre Claire Maingon, grâce à la découverte de ses œuvres de jeunesse, en particulier de ses essais dans le domaine de la peinture d’histoire. On mit alors en évidence, face à une division de la touche dont Delacroix aurait été le précurseur, le goût pour la ligne qu’il aurait hérité d’Ingres, vers qui allait son admiration. C’était, implicitement, renouer avec le débat du dessin et de la couleur, du classicisme et du romantisme qui avait fait rage vers 1830-1850, un retour à Ingres, longtemps tombé en disgrâce, s’étant opéré en particulier grâce à la rétrospective que lui avait consacrée en 1905 le Salon d’Automne. Mais cette nouvelle image de l’art de Degas, qui, comme le souligne Claire Maingon dans sa conclusion, n’est pas celle qu’on conservait de lui à l’étranger, tenait pour une bonne part au besoin ressenti en France d’ancrer les grands artistes français dans une tradition nationale, besoin apparu dès le début du siècle, mais que la Grande Guerre renforça considérablement.

               

         C’est cet esprit de l’entre-deux-guerres, un nationalisme de droite auquel vint s’allier un antidémocratisme de gauche, qu’évoque Neil McWilliam à propos de Renoir, mort en 1919. Quoique son art soit souvent tenu pour l’opposé de celui de Degas, son image s’adapta elle aussi à l’idéologie ambiante ; mais plutôt que son art, malgré sa période ingresque, c’est le personnage lui-même qui fut touché : sa simplicité, son immédiateté, son bon sens, son attachement aux traditions, tout dans sa personne faisait de lui un pur représentant de l’esprit français, comme un modèle à suivre dans l’incertitude ambiante.

               

         C’est une tout autre image de l’impressionnisme que présente Oriane Marre : l’image qu’en donnait la presse républicaine radicale dans les premières années du siècle. Pour l‘ensemble de la critique d’art de cette tendance, il fut un art révolutionnaire qui avait rompu par amour de la vérité avec l’écrasante institution académique. La comparaison avec la métamorphose subie par deux de ses grands représentants, Renoir et Degas, après la Grande Guerre mérite qu’on s’y arrête. Dans les premières années du siècle, quelque troublée que soit la situation internationale, la lutte des républicains pour l’affermissement du nouveau régime contre une monarchie encore menaçante et celle des impressionnistes contre la tradition pouvaient être confondues dans une même structure de pensée, alors qu’après le choc de la Grande Guerre, l’impressionnisme enfin reconnu et devenu, face aux nouvelles tendances, un élément conservateur, ses principaux représentants allaient être érigés en modèles de l’esprit français. On aurait seulement souhaité que l’autrice rappelât que l’assimilation des tendances artistiques aux tendances politiques remontait à l’époque des Lumières, qu’elle avait traversé tout le XIXe siècle et qu’elle n’avait jamais eu qu’une valeur métaphorique.

               

         C’est sur les deux époques que s’étend la contribution de Brice Ameille consacrée à l’attitude de Camille Mauclair, auteur en 1904 du premier livre sur l’impressionnisme destiné à une large diffusion et qui se présente, avec ses annexes, comme un véritable ouvrage d’histoire de l’art.[iii] Son évolution pourrait sembler illustrer la double évolution, idéologique et artistique, que nous venons de décrire. Dreyfusard convaincu, anarchiste plutôt que socialiste, Mauclair prit parti pour un art de vérité qui rompait avec le mensonge académique ; puis cet art serait devenu à ses yeux un art purement français qui se serait rattaché à la grande tradition française incarnée au XVIIIe siècle par Watteau et Fragonard. Le lecteur est implicitement appelé à établir un parallèle avec l’évolution idéologique de Mauclair telle qu’elle est habituellement présentée et telle que la reprend l’auteur. Discuter ce point mènerait trop loin : disons simplement que, sans même parler de son époque dont les courants de pensée ne se réduisent pas à quelques schémas simplistes, la personnalité de Mauclair est beaucoup trop complexe pour que les jugements à l’emporte-pièce puissent en rendre compte. Quoi qu’il en soit, s’il est constant que l’impressionnisme fut très tôt rapproché de la peinture dite rococo (y compris de Tiepolo, qu’on redécouvre vers la fin du XIe) , les textes de Mauclair cités par l’auteur qui vont dans ce sens sont antérieurs à 1914 et ne datent pas de l’époque de ses violents pamphlets contre l’art moderne. C’est également en 1906 qu’il souligne la limitation que son origine naturaliste imposait à l’impressionnisme, limitation sur laquelle insiste Brice Ameille – mais qui était alors une critique largement répandue. Revenant sur la question en 1930, s’il concédait que l’impressionnisme n’avait pas été exempt de tout défaut et s’il le tenait pour dépassé par le cours de l’histoire, Mauclair concluait par cette phrase : « Les actuels détracteurs de l’impressionnisme oublient trop qu’à ses recherches et à ses luttes ils doivent la possibilité de leur existence artistique ».

               

         En fait, on reconnaît à l’impressionnisme deux actions différentes. D’une part, il aurait été exploité, pour ne pas dire pillé, par des suiveurs qui n’y auraient vu qu’une mode ; mais par ailleurs, tous les nouveaux mouvements qui apparaissent après lui y trouvent leur origine dans la mesure où leurs représentants connaissent au début de leur production une période impressionniste avant de s’en détacher. À la première catégorie appartiendrait Albert Besnard, ce « pompier qui aurait pris feu », selon le mot célèbre de Degas, pur produit du système d’éducation académique (lauréat du prix de Rome en 1874) qui aurait pillé les impressionnistes pour se mettre à la mode. Or, selon Chantal Beauvalot, qui soumet ses œuvres à une analyse précise, son art, loin de se nourrir de leurs dépouilles, possède une originalité propre et n’a rien d’impressionniste, quelque illusion qu’aient pu produire ses couleurs vives et ses recherches d’éclairage. Originale mais convaincante, la thèse montre comment une attention exclusive portée à l’impressionnisme conduit, en amenant à tout juger en fonction de celui-ci, à des erreurs d’interprétation.

               

         Dans la seconde catégorie se situent Robert Delaunay et Fernand Léger, dont Delphine Bière étudie en parallèle l’évolution à leurs débuts. L’un et l’autre commencèrent par l’impressionnisme avant que leur rencontre avec l’œuvre de Cézanne ne les oriente dans des directions différentes. Les deux peintres ayant déjà fait l’objet de très nombreuses études, l’apport de cette contribution réside surtout dans l’acuité avec laquelle sont analysées les phases de leur évolution.

               

         Tout autre est l’étude consacrée par Jacques-Sylvain Klein à Louis Anquetin, étude très bien documentée d’un peintre qui reste mal connu, mais qui aurait exigé une riche illustration malheureusement hors de portée de l’éditeur. Comme beaucoup d’autres artistes de sa génération, Anquetin s’est d’abord inspiré directement de l’impressionnisme ; mais ce n’est pas cette première phase, très brève, qui retient l’attention de l’auteur. Son intérêt s’attache à la rupture survenue dans la carrière d’un artiste qui, ami d’Émile Bernard et de Toulouse-Lautrec, brillant novateur célébré comme tel dès 1888, se détourne une dizaine d’années plus tard de cette voie pour essayer de retrouver les méthodes de l’art ancien, dénonçant avec violence tous les mouvements modernes, à commencer par l’impressionnisme. Par là, il se condamnait de son vivant à un oubli qui a touché en retour les œuvres de sa période précédente. Parallèle à celle d’Émile Bernard, sa démarche rappelle aussi celle de Derain. L’auteur les mentionne, mais sans en tirer la conséquence, c’est-à-dire sans se demander pourquoi trois peintres d’une même génération ont connu, au même moment, une même évolution. Il porte, de plus, sur la période d’Anquetin postérieure à sa rupture avec la modernité un jugement purement négatif alors que des études et des expositions récentes ont amené à revenir sur l’ostracisme dont avait souffert la production tardive de Bernard et, quoiqu'à un moindre degré, celle de Derain, ce qui ne laisse pas de faire naître une interrogation.

               

         Deux contributions, enfin, se laissent difficilement intégrer dans le cours d’une problématique d’ensemble. Celle d’Augustin de Butler, qui ouvre le recueil, surprend par l’indécision de son propos. Elle porte sur les visites que Matisse fit à Renoir, à Cagnes-sur-Mer, en 1918-1919. D’après la conclusion (p. 26-27), ces visites ne seraient pas liées à un « prétendu regain d’intérêt pour l’impressionnisme que les « historiens » croiraient constater, à tort, dans l’évolution de Matisse, celui-ci ayant su qu’à cette époque, Renoir n’était plus impressionniste. C’est là d’autant plus un faux problème que l’auteur ne mentionne qu’un seul de ces « historiens », qui eut en 1919 une conversation avec le peintre. On a certes constaté, et parfois dénoncé, un retour de Matisse à une figuration plus traditionnelle, mais cela ne signifie en rien un retour à l’impressionnisme. Le corps de l’article, cependant, porte sur un autre problème, celui de l’emploi du noir, à propos d’un tableau, Ma chambre au Beau-Rivage, que Matisse présenta au jugement de Renoir. Celui-ci, réticent, aurait fini par reconnaître que Matisse était un vrai peintre parce qu’il avait utilisé une longue bande noire qui restait à sa place dans la composition, alors que le noir, d’ordinaire, faisait trou ou bien au contraire qu’il avançait, les différents auteurs qui rapportent les paroles de Renoir (Françoise Gilot et André Masson d’un côté, Pierre Courthion de l’autre) se contredisant sur ce point sans qu’Augustin de Butler ne note la contradiction qui infirme la fiabilité des témoignages. Renoir aurait déclaré avoir, lui et ses amis (« nous »), banni le noir, alors qu’en 1918, écrit l’auteur (p. 24), il avait abandonné l’impressionnisme depuis quarante ans et qu’il montrait « un goût chaque jour plus prononcé pour le noir pur. » Cette dernière affirmation ne laisse pas d’étonner alors qu’on cherche en vain du noir dans les tableaux tardifs de Renoir, mais qu’il triomphe comme couleur dans quelques-uns vers 1874. Autant d’imprécisions laissent perplexe sur l’apport positif d’une telle contribution.

               

         Celle de Ségolène Le Men est d’une tout autre nature. S’il y avait un reproche à lui faire, ce serait d’avoir déversé dans d’interminables notes une immense et minutieuse érudition. L’objet de son étude est une publication de luxe éditée par Bernheim-Jeune, éditeur d’art, en 1928, comprenant cent vingt-huit fac simile de dessins de Seurat (sur un total de quatre cent douze) précédés d’un texte de présentation de Gustave Kahn. L’activité éditoriale de la galerie, très importante, s’inscrivait évidemment dans sa politique commerciale. Le texte de Gustave Kahn, cependant, ne se limite pas à l’éloge des dessins de l’artiste et dépasse largement cette perspective. Ancien poète symboliste inventeur du vers libre en 1886 et critique d’art, Kahn avait longtemps fréquenté aussi bien les milieux artistiques que littéraires, et en particulier ceux dans lesquels Seurat avait évolué. Aussi propose-t-il à partir de ses souvenirs une évocation de la vie et de la personnalité de l’artiste aussi riche que nuancée qui ignore les classifications devenues traditionnelles au profit de contacts révélateurs. L’impressionnisme en tant que tel, évidemment, paraît peu, contrairement aux liens étroits entre le naturalisme et le symbolisme. Reste cette question irrésolue : comment se fait-il que les œuvres les plus fortes, les plus émouvantes d’un peintre dont le nom reste associé aux théories de la couleur soient d’un noir le plus profond ?

               

         Comme la formule adoptée le laissait craindre, le volume ne répond que très partiellement à l’attente que pouvait susciter le titre. L’inégalité, la diversité des contributions permet mal de dégager une leçon d’ensemble, mais amène à renouveler, sans grand espoir, le souhait qu’une bibliographie internationale dans laquelle seraient dépouillées toutes les publications collectives revoie le jour pour leur éviter de tomber dans l’oubli.

 

 


[i] En fait, six des quatorze auteurs avaient participé en 2013 à une journée d’étude sous le titre « Parler d’impressionnisme après 1900 : fin et renaissance de l’impressionnisme ? » ; mais la communication présentée par l’un d’eux avait un autre sujet que son article dans le présent volume.

[ii]En raison de la guerre, l’exposition de Sisley, prévue pour 1939, ne put avoir lieu.

[iii]Il faut mettre à part le livre de Georges Lecomte publié en 1892 sur l’impressionnisme dans la collection de Durand-Ruel, livre qui ne s’adressait, par la présence d’eaux-fortes originales, qu’à un public restreint et tenait de l’éloge du collectionneur.


 

 

Table des matières

 

Introduction   p.7

 

Première partie : L’aura des grands

 

 - « La reine des couleurs ». Renoir, Matisse et le noir. p. 15

Augustin de Butler

- Un impressionnisme de la ligne. La réception de l’œuvre d Degas en 1918. p. 29

Claire Maingon

- 1926 : bilan contrasté de l’impressionnisme à la mort de Monet. p. 46

Félicie Faizand de Maupeou

- Un portrait de Georges Seurat pas Gustave Kahn en 1928. p. 53

Ségolène Le Men

 

 

Deuxième partie : Assimilation ou rejet ?

 

- L’institutionnalisation et l’indépendance. p. 75

Alain Bonnet

- Albert Besnard et l’impressionnisme. Une relation ambiguë. p. 89

Chantal Beauvalot

- Le dernier impressionniste : Armand Guillaumin (1841-1927). p. 103

James H. Rubin

- Louis Anquetin. p. 117

Jacques-Sylvain Klein

- L’impressionnisme comme origine « primitive » : Robert Delaunay et Fernand Léger. p. 139

Delphine Bière

 

Troisième partie : Lectures critiques et historiographiques

 

- L’impressionnisme au temps de la République radicale dans la presse politique en France (1904-1906). p. 165

Oriane Marre

- L’impressionnisme : cause de la « décadence » picturale, ou antidote ? Une lecture nationaliste de Camille Mauclair. p. 179

Brice Ameille

- Le « cycle impressionniste » du musée de l’Orangerie et l’exemple de la rétrospective Renoir (1933) : histoire de l’art scientifique et tourisme culturel. p. 193

Hadrien Viraben

- Cézanne : fou ou visionnaire de la peinture ? Lectures de Julius Meier-Graefe, Roger Fry, Maurice Merleau-Ponty et Meyer Schapiro. p. 211

Michael M. Zimmermann

- Donner forme à une vie : Pierre-Auguste Renoir et la naissance des recherches sur l’impressionnisme. p. 233

Neil McWilliam

 

Sources et bibliographie. p. 251

 

Les auteurs. p. 277

 

Table des figures et des crédits. p. 279