Guillouët, Jean-Marie: Flamboyant Architecture and Medieval Technicality. The Rise of Artistic Consciousness at the End of Middle Ages (c. 1400 - c. 1530). XVIII+200 p., 70 b/w ill. + 43 colour ill., 21,6 x 28 cm, ISBN : 978-2-503-57729-6, 89 €
(Brepols, Turnhout 2019)
 
Compte rendu par Alain Salamagne, Université de Tours
 
Nombre de mots : 1844 mots
Publié en ligne le 2022-04-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3844
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          Dans un premier chapitre, partant de la miniature qui représente la construction du Temple de Jérusalem (folio 163 du manuscrit des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, que François Avril a réattribué au Maître du Boccace de Munich, vers 1470-75), Jean-Marie Guillouët, après d’autres, rapproche la figuration de la façade d’une cathédrale représentée à l’arrière-plan de cette miniature des portails de la cathédrale Saint-Gatien de Tours montés et décorés entre 1450 et 1490. La représentation offre une autre particularité puisque la façade du Temple fait retour latéralement.

           

          C’est plus précisément le seul portail central de la cathédrale de Tours qui est repris par quatre fois dans la vue du Temple de Jérusalem, à quelques différences près avec l’original, ainsi au niveau du tympan vitré, mais celui-ci a été restauré au XIXe siècle. Comme à la cathédrale Saint-Pierre de Nantes se retrouvent, dans les ébrasements des portails de Tours, des baldaquins qui reçoivent un décor particulier : une fine lame d’ardoise est insérée dans l’épaisseur de la pierre, derrière le fin réseau de remplages les ornementant, accentuant la visibilité depuis le sol de ces remplages. Au cloître de la Psalette de la cathédrale de Tours, certains de ces baldaquins, abandonnés dans une galerie et qui proviennent des blocs remplacés lors des restaurations, laissent voir cette remarquable technique, dite du refouillement, qui consiste ici précisément à évider l’épaisseur du bloc de pierre en deux couches.

           

          Or, sur la miniature du Maître du Boccace de Munich, un tailleur de pierre est clairement représenté dans le travail de finition du bloc : tenant de la main gauche le poinçon dont il va de la main droite frapper la tête du marteau, il s’apprête à entailler la surface supérieure du bloc afin d’y créer un logement rectangulaire, à l’intérieur duquel il pourra insérer une fine lame d’ardoise. La représentation des tailleurs de pierre et sculpteurs au premier plan de la miniature, devant la façade de la cathédrale, dans l’exactitude de leur positionnement technique, sous-entend de la part du peintre une connaissance du chantier médiéval tourangeau et une proximité avec le milieu des maçons.

           

          Relevant des exemples de cette technique entre le début du XVe siècle et les années 1515-1520, exemples qui vont de Bourges (la cathédrale Saint-Étienne) à Saint-Riquier (l’abbatiale Notre-Dame) et Rue (la chapelle du Saint-Esprit) en Picardie, Jean-Marie Guillouët tente d’établir un corpus d’œuvres pour le XVe et le début du XVIe siècle. La zone de prédilection de cette technique ornementale semble néanmoins localisée autour de la vallée de la Loire avec des extensions plus au sud, comme à Saintes (la cathédrale Saint-Pierre) ou au nord comme en Normandie (Saint-Maclou de Rouen). Le premier exemple repéré d’inclusion d’ardoises dans un bloc sculpté se trouve, au début du XVe siècle, au château de Bois-Sire-Amé (Cher, commune de Vorly), sur une piscine liturgique mettant en valeur dans sa partie supérieure crénelée 18 écus représentant probablement les armes de la famille Trousseau.

 

          Dans un second chapitre, l’auteur étudie le développement de cette technique si particulière soulignant avec justesse que son émergence sur les rives du Cher et de la Loire, vers 1400, pourrait s’expliquer aussi par la présence d’une belle pierre de taille (le tuffeau ou la pierre de Saint-Aignan), comme encore par la proximité des carrières d’ardoise (près d’Angers). Néanmoins le même raisonnement peut être aussi tenu pour d’autres régions, comme pour les Pays-Bas méridionaux où le commerce de l’ardoise avait une dimension essentielle et où existaient des centres carriers spécialisés dans la pierre blanche destinée à la sculpture (les carrières d’Avesnes-le-Sec), pierre qui eut une diffusion très large dans ces différentes principautés jusqu’au début du XVIe siècle. Enfin la pratique qui consistait à associer la pierre blanche et la pierre noire de Tournai, pour l’architecture comme pour les sépultures, aurait pu donner aussi l’idée aux maîtres d’œuvre d’associer la pierre blanche et l’ardoise pour les baldaquins. À travers les traces laissées sur les blocs des dépôts lapidaires (au cloître de la Psalette, à Saint-Maclou de Rouen), l’auteur étudie le travail préparatoire à leur façonnage, entre autres les épures qui apparaissent sur leur partie supérieure. Faisant remarquer que les blocs des baldaquins sont distincts de ceux qui reçoivent les figures et que la séparation entre les premiers et les blocs des deux voussoirs contigus est contraire à la tradition de la construction gothique depuis le début du XIIIe siècle au moins – la pratique ordinaire consistant à sculpter le voussoir ou la figure du voussoir dans le même bloc que le baldaquin dans lequel il s’insère – il estime que ce changement dans la stéréotomie des voussoirs, relevable à partir du début des années 1400, eut des répercussions sur l’organisation du travail de la loge. La création des blocs pouvait être confiée à des sculpteurs, spécialisés soit dans le décor de la microarchitecture, soit dans les figurations. Il serait intéressant de voir, au-delà du seul exemple du portail nord de la cathédrale Saint-Étienne de Bourges étudié par Étienne Hamon, si les comptabilités viennent conforter ou permettre d’élargir cette remarque. Ces réflexions tirent évidemment parti des approches conduites à partir des années 1990 sur le travail de la pierre et des gestes techniques des tailleurs (on citera entre autres les nombreuses recherches conduites à la suite des travaux de Dieter Kimpel et de Jean-Claude Bessac) ou encore sur le rôle des modèles et du dessin d’architecture.

           

          Le troisième chapitre est plus spécifiquement consacré à une réflexion sur des considérations concernant les métiers et leurs pratiques. À côté de la maîtrise technique de l’artisan qui réalise le travail précis de taille, une seconde compétence est donc nécessaire à l’élaboration de ces baldaquins, celle de la maîtrise des dessins préparatoires dont témoignent les marques incisées laissées sur la partie supérieure de la pierre. Cette phase initiale était évidemment de la compétence de l’appareilleur, que l’on voit fréquemment représenté dans les miniatures des chantiers de construction, ce qui permet à l’auteur de revenir sur l’utilisation des outils et leurs usages, en particulier le compas et l’équerre dans le tracé des épures. L’auteur estime en outre que les comptes de la fin du Moyen Âge ne considèrent pas utile de préciser les tâches exactes réalisées par les travailleurs sur le chantier, de telle sorte qu’il existe des incertitudes sur la nature précise de leur travail et sur le statut qui est le leur, que refléteraient les qualificatifs génériques par lesquels ils sont désignés, maçons ou lathomus, ou le manque de distinction entre le tailleur de pierre et le maçon. Le cas est néanmoins loin d’être systématique et sur de nombreuses comptabilités de la France du Nord (des anciens Pays-Bas bourguignons), les distinctions sont bien faites entre les tailleurs et les maçons.

           

          Le quatrième chapitre situe la microarchitecture dans l’espace de représentation, en abordant les diverses résonances entre l’architecture des baldaquins et celle de l’architecture contemporaine, mais également les différenciations qui peuvent exister entre le dessin de ces baldaquins, ainsi aux cathédrales de Tours et de Nantes, et l’architecture même des édifices. L’auteur s’interroge sur la notion d’illusionnisme architectural à travers les créations telles que les vitraux de la Saint-Chapelle de Bourges ou les décors d’arcature réalisés pour la sépulture de Philippe le Hardi à la chartreuse de Champmol par Jean de Marville et Claus Sluter. La microarchitecture des baldaquins avec leur décor participe de fait à partir du début du XVe siècle de la conquête d’une sensibilité spatiale illusionniste, comme l’avait fait remarquer Fabienne Joubert.

           

          Le cinquième chapitre procède d’une réflexion plus générale sur la perception que le regardeur et contemporain pouvait avoir de ces réalisations de haute technicité. La varietas, qui procède de leur perception, est en relation avec un ensemble de moyens visuels destinés à éveiller l’admiratio, l’hésitation causée par la surprise brisant l’uniformité (solitum) d’un ensemble monumental, avec des accents discrets, afin de capter l’attention bienveillante du regardeur (pour reprendre la figure rhétorique de la captatio benevolentiae).

 

          La profusion des formes de la microarchitecture de la fin du Moyen Âge (« dans le gothique de la Renaissance »), supports étranges de l’expérience visuelle, est mise en relation avec la culture technique contemporaine. La question de l’étrangeté et de l’émerveillement est au cœur du processus mis en jeu dans l’utilisation de ce décor hypertrophié, mais est-elle suffisante pour l’appréhender ? Jean-Marie Guillouët souligne l’opacité de la technique de création de ces cavités pour le décor puisque, une fois les blocs montés, le scellement de ceux-ci par d’autres blocs rendait la technique du refouillement invisible. Le processus est rapproché des mêmes techniques virtuoses d’assemblage étudiées pour la fin du Moyen Âge à la cathédrale Saint-Jean et à Saint-Nizier de Lyon, par Nicolas Reveyron. L’auteur enfin inclut dans sa réflexion, les effets créés par les incrustations de verre que l’on trouve dès la première moitié du XIIIe dans la sculpture, technique d’origine byzantine. On la retrouve et dans la péninsule Ibérique et en Catalogne. En Catalogne, sa diffusion semble être en relation avec la venue du sculpteur Jean de Tournai dans les années 1330. Soulignons que cette technique d’incrustation se retrouve dans le même temps dans le domaine de la peinture murale. Si le système de contrastes entre matériaux et/ou couleurs est un élément certes moteur de ce système de captation de l’attention visuelle du regardeur, on aurait aimé qu’il puisse être restitué dans l’ensemble polychrome du portail, dont les insertions d’ardoise n’étaient, somme toute, qu’une des composantes.

 

          L’auteur donne donc dans cette publication une réflexion d’ensemble tout à fait originale sur une pratique virtuose des tailleurs de pierre de la fin du Moyen Âge, qui n’avait pas été traitée jusque-là dans le cadre d’une synthèse et d’une mise en perspective. La réflexion s’inscrit ainsi dans les travaux conduits par exemple par Paul Binski (Gothic Wonder: Art, Artifice and the Decorated Style, 1290-1350, 2014) étudiant à propos du gothique anglais le rôle de certaines œuvres d’art comme artifice subtil pour solliciter l’affect du regardeur, mais aussi de ceux d’Ethan Matt Kavaler (Renaissance Gothic: architecture and the arts in Northern Europe, 1470-1540, 2012) sur la richesse de l’ornement de la fin du gothique et sa virtuosité technique. On évoquera encore les recherches conduites autour des années 1990 sur les rapports entre les pratiques de la rhétorique et l’imagination (Mary J. Carruthers, The Book of memory: a study of memory in medieval culture, 1990) et, à partir des années 2000, sur les rapports entre architecture gothique et vision (Linda Elaine Neagley).

           

          Au titre des regrets, un index qui aurait été nécessaire car des œuvres citées reviennent fréquemment dans les différents chapitres où elles sont abordées en fonction de points de vue complémentaires. Enfin la qualité fort moyenne des illustrations ne pourra pas retenir la bienveillance du lecteur.

 

 

Sommaire

 

Contents, p. V

List of figures, p. VII

Foreword, p. XV

I. Technical Savoir-Faire as Historical Topic, p. 3

II. Slate Inlay : A Technical History, p. 33

III Social History of a Skill, p. 55

IV. Microarchitecture and Represented Space, p. 81

V Virtuosity, Varietas and Captatio benevolentiæ, p. 116

Conclusion, p. 137

Bibliography, p. 141

Colour Plates, p. 165