Legé, Alice Silvia : Gustave Dreyfus, collectionneur et mécène dans le Paris de la Belle Epoque. 192 pages, 24 x 1,5 x 17 cm, ISBN 978-8833670102, 22,90 €
(Officina Libraria, Milano 2019)
 
Compte rendu par Philippe Malgouyres, Musée du Louvre
 
Nombre de mots : 1562 mots
Publié en ligne le 2021-03-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3850
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          La parution d’un ouvrage biographique consacré à un collectionneur important est toujours un événement, en particulier lorsqu’il s’agit d’une figure à la fois bien connue et mystérieuse comme celle de Gustave Dreyfus (1837-1914). C’est donc avec plaisir que nous rendons compte ici de l’ouvrage d’Alice Legé consacré à ce personnage. Issu d’une famille juive parisienne de marchands de textiles spécialisés dans les dentelles et les broderies, le jeune Gustave, après avoir fait son droit, comme l’on disait alors, accompagna son oncle ingénieur qui travaillait sur le chantier du canal de Suez ; il vécut au Caire de 1861 à 1864 et fit ses premières armes de collectionneur. À son retour en France, il épousa Henriette Obermayer, d’une famille de banquier viennois. Le couple s’installa dans l’immeuble qu’il avait récemment acquis dans le quartier du parc Monceau à Paris, qui sera le siège de sa collection d’œuvres d’art de la Renaissance italienne. Sa vie nous est ensuite connue à travers le prisme de ses fonctions importantes dans la vie culturelle et artistique, en tant que membre de divers comités. À partir de 1879, il siégea à la Commission des monuments historiques, puis dans le conseil d’autres administrations culturelles, dont l’Union centrale des Arts décoratifs. Il y côtoya mécènes, collectionneurs et savants, tels Louis Courajod, Émile Molinier, Eugène Müntz ou Antoine Héron de Villefosse. Il prêta, comme il se doit, ses chefs-d ’œuvre aux expositions (Expositions universelles de Paris, 1867, 1878, 1889 entre autres). Cela paraîtra bien sec à dire, mais ce que nous savons de sa vie se résume à des faits de cette nature, ainsi que sa participation guère surprenante aux événements du Tout-Paris de son temps, où il croisait les artistes qui fréquentaient le monde, tels Jules Massenet, Puvis de Chavannes, Auguste Rodin, Carolus-Duran ou Victorien Sardou. Du point de vue des faits, la biographie ne rend pas justice à l’homme, qui révèle sa stature et son originalité dans sa collection.

 

         L’ouvrage dresse d’abord un portrait factuel de l’homme, de sa famille et de sa carrière, ce que nous avons rapidement rappelé ici. Dans un second chapitre, il se propose de replacer Gustave Dreyfus dans son milieu, celui des « grands amateurs » de son temps. Nous ne décrirons pas ici ce riche milieu artistique et intellectuel de la « Belle Époque », pour reprendre le sous-titre du livre, mais nous contenterons de souligner qu’Alicia Legé sait lui redonner sa place de manière convaincante. Ce large réseau de personnalités diverses qui s’entrecroisent, non sans frictions, permet à l’autrice de traiter d’un sujet à la fois évident et difficile, celui de l’antisémitisme à la fin du XIXe siècle, dans le contexte particulièrement pénible du procès de son homonyme (mais non parent), le capitaine Dreyfus. Ceci pose la question, qui dépasse largement le cadre de cet ouvrage, de la place des Juifs émancipés dans la société française, une place égale par principe mais sans que l’on n’oublie jamais leur « origine». Rappelons ici comment son fils, Carle, conservateur au département des objets d’art du musée du Louvre et grand donateur fut « mis à la retraite » en novembre 1940, un triste événement qui fut alors consigné dans le registre d’inventaire du département des objets d’art, entouré d’un cadre noir. Le troisième et dernier chapitre traite de la collection elle-même, qui fut l’œuvre de sa vie et lui valut de passer à la postérité. Elle ne trouve pas son origine dans ses premiers achats d’art islamique en Égypte, mais dans l’acquisition en bloc, en 1872, de l’importante collection d’art de la Renaissance italienne constituée par le peintre Charles Timbal (1821-1880) : une centaine de tableaux et de sculptures, et peut-être des médailles et plaquettes, qui vont constituer la grande force de la collection. Gustave Dreyfus était à bonne école pour se lancer dans ce domaine aride et encore peu étudié grâce à son ami Alfred Armand, un architecte proche des Péreire qui publia le premier grand ouvrage scientifique sur la médaille moderne, Les Médailleurs italiens des XVe et XVIe siècles (Paris, 1879, puis 1883 et 1887). C’est certainement ainsi qu’il forma sa collection sur une base systématique, collection qui reste toujours la référence dans le domaine de la médaille italienne de la Renaissance. La collection fut constamment augmentée et améliorée par l’achat d’exemplaires de plus haute qualité, ce qui bénéficiera au Louvre : pendant des années (de 1874 à 1890), Gustave Dreyfus offrit certains de ses « doubles » au musée. Il y connaissait Émile Molinier, qu’il avait croisé dans diverses commissions. Ce jeune spécialiste de l’art italien, qui dirigea ensuite le département des objets d’art à partir de 1893, publia en 1886 Les Bronzes de la Renaissance. Les Plaquettes. Catalogue raisonné, une somme inégalée à ce jour. Une telle étude encyclopédique n’aurait pas été possible sans la présence à Paris de la collection Dreyfus.

 

         L’ouvrage est enrichi d’un important cahier iconographique en couleur, mêlant portraits et œuvres d’art. Il est complété d’annexes, d’arbres généalogiques et d’un choix de lettres inédites tout à fait passionnantes adressées à diverses personnalités du monde des arts (dont 39 lettres échangées avec Wilhelm von Bode).

 

         On pourrait dire ici que la biographie du collectionneur n’est que l’arrière-plan de l’histoire de la collection. C’est elle qui, par son étendue, son ambition, et son extraordinaire qualité, est absolument unique. Elle semble beaucoup plus originale que son concepteur dans ce qu’il nous a laissé savoir de lui-même : sans elle, il ne serait que l’un de ces riches mécènes collectionneurs si caractéristiques de la société parisienne fin de siècle. Cette collection interroge par sa nature car elle est extrêmement différente (on ne saurait trop le souligner) de celles de ses contemporains du même milieu. En effet, malgré certaines inclinations et inflexions personnelles, on observe que les grands amateurs tendent à réunir les mêmes choses, pour des raisons évidentes qui sont à la fois sociales et économiques (un banquier collectionneur n’oublie jamais ce qu’est un investissement). Et la personnalité du collectionneur ne livre pas la clé de ce mystère : au contraire, il faut voir dans la collection un accès à cet homme secret qui ne s’est pas livré, qui n’est pas celui des mondanités, des comités et des décorations. Il est surprenant, dans ce contexte, que le collectionneur n’ait pas laissé de testament et n’ait exprimé aucun souhait quant au devenir de l’œuvre de toute sa vie. Sa femme et ses cinq enfants en furent donc les héritiers, avec un vaste patrimoine boursier et immobilier. La valeur de la collection, peut-être sous-estimée au moment de l’héritage, ne représentait alors que 4% de la valeur de l’ensemble de son patrimoine. C’est dire que sa conservation ou sa vente était plus une affaire affective qu’un impératif économique. En tout cas, les enfants attendirent 1929 et la mort de leur mère pour prendre des décisions au sujet de ce petit « Bargello parisien ». Carle, qui souhaitait certainement que la collection entre au Louvre, ne fit pas le poids face à ses quatre sœurs : la collection serait vendue en bloc (l’histoire de cette vente et de la dispersion de la collection est remarquablement racontée dans l’ouvrage et nous ne le paraphraserons pas ici). Un autre paradoxe de cette collection, généreusement accessible en son temps aux érudits comme aux curieux et constituée sur une base scientifique, comme un musée, est qu’elle n’ait pas été publiée du vivant du collectionneur. Ce n’est qu’après qu’elle eût été cédée au grand marchand britannique Joseph Duveen que celui-ci en commanda l’étude à deux sommités, George Hill et Seymour de Ricci, pour les médailles et les plaquettes. Peintures et sculptures furent dispersées et enrichirent les musées américains. Par une chance inouïe, la collection de médailles et plaquettes parvint presque intacte à la National Gallery de Washington (et disons en passant qu’il est regrettable – pour ne pas employer un autre mot – que cette institution refuse aux chercheurs l’accès des archives Dreyfus en leur possession sous la pression de certains des héritiers). Ce fut grâce à la donation de Rush Kress en 1957. Ce dernier avait acquis cet ensemble en 1945 pour la fondation créée par son frère Samuel Kress pour l’étude de l’art italien de la Renaissance. Ces 1300 pièces comprenaient le reliquat des sculptures et tableaux non vendus, ainsi que les bronzes, dont plus de sept cents médailles.

 

         La grande difficulté et la beauté des livres sur les collectionneurs résident dans le fait que la vie de l’homme et la genèse de la collection sont intimement mêlées, mais qu’il est difficile d’éclairer l’une par l’autre (et réciproquement). Et l’on doit le plus souvent se résoudre à ne pas savoir ce que nous voudrions comprendre : pourquoi ? comment ? Une telle absence de réponse fait partie des données de ce problème, auquel Alice Legé s’est confrontée de longue date et qu’elle n’a pas cherché à contourner par des hypothèses gratuites ou hasardeuses. Au contraire, elle propose faits et documents avec rigueur et précision. Elle avait entrepris cette étude sur Gustave Dreyfus dans le cadre d’un mémoire de l’École du Louvre mais a su transformer ce travail académique en ouvrage de grande valeur, qui, pour nous, fournit aussi l’occasion, en filigrane, d’une réflexion méthodologique sur ce genre particulier qu’est la biographie d’un collectionneur – ou, devrait-on dire, de la biographie d’une collection. Alice Legé a poursuivi ses recherches dans ce domaine exigeant par un travail remarquable sur les Cahen d’Anvers, une thèse dont nous espérons la publication prochaine.