Pericolo, Lorenzo - Oy-Marra, Elisabeth (eds.): Perfection: The Essence of Art and Architecture in Early Modern Europe. 335 p., 75 b/w ill. + 75 colour ill., 22 x 28 cm, ISBN: 978-2-503-57979-5, 135 €
(Brepols, Turnhout 2019)
 
Compte rendu par Michèle-Caroline Heck, université Paul-Valéry-Montpellier3
 
Nombre de mots : 2810 mots
Publié en ligne le 2020-10-09
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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         L’ouvrage est un recueil de treize articles présentés par des chercheurs américains et allemands lors d’une séance de préparation au 61ème Congrès de la Renaissance Society of America (Berlin 2015). À partir d’études de cas, ces contributions, essentiellement vues à travers le prisme de la théorie italienne de l’art, interrogent le concept de perfection dans l’art et l’architecture à la Renaissance et à l’époque baroque. La notion de perfection est située dans une double perspective : celle du rapport entre dessin et couleur, et surtout celle du parallèle entre la perfection et la nature. Les questions qui se posent alors sont multiples : s’agit-il de reproduire la nature ou de capter son essence ? Quelles sont les qualités qui engendrent la perfection d’une œuvre d'art ? Une évidence s’impose : la perfection technique peut être apprise mais celle de l’invention née dans l’esprit de l’artiste ne peut se manifester que dans la comparaison avec la nature parfaite qui n’atteint jamais ce degré, comme en témoigne l’anecdote des filles de Crotone et du peintre Zeuxis, lieu commun et fondement de la littérature artistique. Ainsi s’expriment les idées largement débattues selon lesquelles la création dépasse la nature et que la perfection est une beauté inatteignable ou l’accomplissement ultime de la vision d'un artiste. Après avoir défini la problématique, l’introduction retrace l’histoire de ce concept en partant de l’univers présocratique. La perfection apparaît ainsi comme un attribut de la divinité, une réverbération de l’idée transcendante du Beau ou une expression de la création d’un esprit divin, en lien avec l’importance des principes d’analogie (à travers les proportions, l’équilibre) et l’harmonie des parties avec le tout. On peut cependant regretter que le rapport entre perfection et Idea, essentiel pour la Renaissance, n’ait pas été suffisamment inclus dans cette réflexion sur l’évolution de cette notion dans l’Antiquité.

 

         Benjamin Zweig (p. 33-54) propose dans son titre d’examiner la notion de perfection dans la pensée et l’art médiévaux. Mais chercher à comprendre, comme il l’annonce et le fait, l’art médiéval à travers le prisme de la pensée vasarienne est un parti pris méthodologique problématique. Un état de la question sur le Moyen Âge est certes tout à fait utile dans le volume. Il aurait pu ouvrir, en conclusion, sur une approche plus cohérente du point de vue historique, en montrant les analogies et les disjonctions, et préciser ainsi l’évolution et les fondements de la pensée de la Renaissance par rapport au Moyen Âge. Dans une étude très large (p. 55-73), Valeska von Rosen analyse la circulation des concepts de beauté et de perfection aux XVe et XVIe siècles en Italie. Dans les premiers écrits sur l’art (Cenini, Alberti, Doni, Gauricus…), l'accent est mis d’une part sur la technique, les qualités des artistes et des œuvres, d’autre part sur la rhétorique issue de Cicéron et de Quintilien. L’auteur montre bien la rupture qui s’opère avec Dolce, dont le discours prend une orientation nouvelle. Le contexte dans lequel le concept s’épanouit est alors lié à l’imitation de la nature que l’artiste doit surpasser parce que la perfection n’existe pas dans la nature. En s’appuyant sur l’utilisation faite par les théoriciens de l’anecdote de Zeuxis et des filles de Crotone, les mutations et les étapes de l’évolution de cette notion sont analysées, et les inflexions nouvelles soulignées. Le rôle de l’artiste est ainsi réévalué parce que l’acte de peindre est fondé sur un acte d’imagination (Armenini) ou de contemplation (Bellori). Acquérant une qualité d’idéal esthétique, la perfection perd sa signification purement métaphysique. Cette dernière conclusion mérite cependant d’être quelque peu relativisée. Dans une autre direction, Vasari conçoit ce concept de manière plus générale, comme un accomplissement incarné par Michel-Ange, dans le contexte d’une histoire de l’art de l'art plinienne qu’il dessine au travers de ses biographies d’artistes. L’enjeu de cette conception normative est de définir la perfection comme un canon dont le théoricien définit les éléments fondateurs, tout en en acceptant les licences possibles. Dario Donetti (p. 74-84) analyse la manière dont Alberti recrée un langage propre à l’architecture, fondé sur les principes humanistes de la philologie et sur des observations empiriques. L’accent est ainsi mis sur l’analyse des divers éléments et des techniques de construction. À partir de l’examen des ruines antiques, la perfection se définit par l’harmonie de toutes les parties ; elle peut être atteignable empiriquement quand le bâtiment remplit les fonctions pour lesquelles il a été construit. La perfection de l’architecture est fonctionnelle et, parce que sa beauté réside dans sa dimension matérielle, le métier de l’architecte est le chemin vers la perfection. La question de l’artiste créateur de perfection est également abordée à propos de Dürer et de la toile qu'il envoie à Raphaël en gage d’estime (p. 85-114). Cet autoportrait (perdu) peint sur une toile très fine est décrit par Vasari. Shira Brisman y voit, à juste titre, un palindrome visuel qui peut se lire de devant et de derrière, et qui, activé par la lumière, acquiert le statut d'image acheiropoïète. Dürer a certes utilisé le procédé de la réversibilité d’une figure (face avant-face arrière) pour calculer les proportions des corps et, en ce sens, la comparaison avec ses études de nus se justifie. Cependant, la comparaison avec les autoportraits (en particulier celui conservé à Munich et daté de 1500) aurait été plus pertinente pour signifier le rapport ambigu qu’il suggère entre le Dieu créateur et l’artiste créateur. Dürer s’y représente selon une frontalité et une verticalité dont le hiératisme évoque l’identification au Christ. L’artiste allemand pose ainsi le fondement d’une conception moderne de l’art en tant qu’expression créatrice du peintre, à l’image de la puissance créatrice divine, et signifie le double caractère à la fois divin et artistique de la perfection. Tandis que Dürer a suggéré la nature transcendante du savoir-faire artistique, Michel-Ange exprime une autre conception de la perfection. Victor Stoichita (p. 115-122) montre, à partir de l’analyse de la Résurrection du Christ (Rome, Santa Maria sopra Minerva), que le défi réside dans l'opération qui apparaît comme miraculeuse, de produire une figure humaine d’une beauté parfaite, à la fois divine et incarnée, et dans la transmutation de la pierre devenue chair. Un but analogue anime Allori qui, dans un contexte différent, transforme, par les couleurs, la statue en figure vivante (vers 1560, Christ avec Saints Cosme et Damien, Bruxelles, Musée des Beaux-Arts). Cependant, cela n’exclut pas une autre dimension du concept, sensible dans l’utilisation du non finito qui exprime le caractère inatteignable dans la quête de la perfection.

 

         Alors que l’importance de la notion d’idéal est évidente, celle de perfection voit ses contours se modifier dans la peinture de la seconde moitié du XVIe siècle. Stuart Lingo (p. 123-144) analyse ainsi le rapport entre beauté et perfection dans la peinture de Bronzino à partir de la biographie de Vasari. Ce dernier utilise le terme perfection avec parcimonie, contrairement à celui de beauté. Les deux notions, qu’il considère comme voisines, découlent de la capacité de l’artiste à reproduire la nature. Cette position semble en opposition avec celle prônée par ailleurs par le théoricien italien qui associe d’habitude la perfection à la beauté au-delà de la nature, et révèle la tension, dans le processus du dessin, entre la recherche d’un idéal fondé sur l’antique d’une part et sur l’observation des modèles vivants d’autre part. La perfection dans l’art de Bronzino réside ainsi dans sa capacité à transformer les figures vivantes en beauté idéale et sublimée. Klaus Krüger (p. 145-154) aborde un autre aspect et interroge la notion de perfection dans sa dimension d’expérience sensorielle, c'est-à-dire en incluant le point de vue subjectif du spectateur, auquel il appartient de vérifier jusqu’à quel point l’artiste a réussi à atteindre la perfection et à séduire. Proche de la notion rhétorique d’évidence, la perfection devient alors une catégorie esthétique et inclut la grâce, le merveilleux, la terribilità ou la suavité. Ces qualités, qui ne peuvent être saisies de manière analytique, contribuent pourtant à inclure l’impression de réalité dans la définition la perfection. D’une manière très judicieuse, l’auteur montre que le traitement des formes et des couleurs concourt à l’expression d’une évidence picturale qui contribue à rendre visible et sensible la perfection du monde invisible. Lorenzo Pericolo (p. 155-210) pose la question de la définition de la perfection dans la pensée vasarienne. À la fois inatteignable et innommable, la perfection est cependant relative. Bien sûr, le modèle absolu est Michel-Ange, dont le ciseau devient pinceau et dont l’art démontre que le chef-d’œuvre abolit la distinction entre les arts et rivalise, voire dépasse la perfection de l’art ancien. Mais, et c’est l'intérêt de cette étude, la pensée de Vasari est bien plus complexe. Une grande variété dans l’utilisation du concept apparaît à la lecture attentive des biographies et des descriptions, ce qui permet de souligner les inflexions dans la conception de l’histoire et du développement de l’art, de son caractère transcendant, de la mimesis, du métier d’artiste, de l’Antiquité, de la finalité de l’œuvre d’art, de son rapport à la nature. Andrew Hopkins (p. 211-230) démontre que la définition d’une architecture parfaite donnée par Scamozzi est fondée sur l’utilisation combinée de la rhétorique, de la théorie littéraire et de l’observation scientifique. De même que science et art sont unis, de même, au cœur de la démarche du praticien, la conception et la pratique doivent fusionner dans la pensée de l’architecte. Ce dernier doit former dans son esprit l’idée du bâtiment en fonction de critères de solidité, de confort, de decorum, de beauté. Certes l’architecture n’est pas une science spéculative mais elle est fondée sur les principes d’analogie du cosmos. À ce titre, elle n’est pas exempte de spéculation mais elle doit être confrontée à la pratique. Dans ce contexte, l’importance des modèles est fondamentale pour atteindre la perfection.

 

         Caroline Fowler (p. 231-252) aborde la même question des modèles, et plus particulièrement celle de leur utilisation à partir de l’étude des planches gravées (teckenvoorbeelden) de Michael Snyders ou d’Adriaen Collaert. Ces dernières  reproduisent des modèles issus de la nature (animaux, plantes) à l’usage des peintres de genre, nombreux en Flandre et en Hollande, ou des figures – essentiellement des visages – issues de compositions que l’on peut considérer comme canoniques. Chaque élément devient un modèle, largement diffusé grâce au procédé de la gravure et pouvant être recyclé. Ces méta-gravures permettent aux artistes qui s’en inspirent, d’atteindre la perfection dans des genres autres que l’histoire. Les planches qui représentent des figures facilement identifiables, reprises de compositions connues, illustrent l’interdépendance entre gravure et peinture. La perfection n’est pas fondée sur la recherche d’un modèle idéal mais sur la représentation de la diversité du monde visible. Parce qu’ils reproduisent des modèles d’artistes reconnus, ces recueils de gravures, conçus comme des leçons de dessin ou d’apprentissage du regard, témoignent également d’une autre approche de la perfection, considérée comme le miroir d’un faire que l’on peut atteindre par la copie et dont on peut saisir les caractères.

 

         Partant de la biographie de Poussin écrite par Bellori, Henry Keazor (p. 253-260) interroge les caractères du peintre, dont on peut dire qu’il a atteint la perfection. Cette qualité est, dans ce cas, considérée conjointement comme un don divin et comme le fruit de l’étude de toutes les sciences, tant théoriques que pratiques (perspective, optique, érudition littéraire). Par ailleurs, elle ne concerne pas seulement la réalisation, mais réside aussi dans la mise en œuvre de l’idée la plus parfaite. À juste titre, H. Keazor démontre que Poussin insiste particulièrement sur l’histoire pour tendre vers la perfection, ce qui justifie l’importance de l’invention comme prérequis dans cette quête. De même, la connaissance, qui requiert un bon jugement pour reconnaître et choisir une belle matière ou un beau sujet, joue un rôle fondamental dans le processus artistique. Dans une démarche analogue, le spectateur doit user de jugement. Pour être effective, il ne suffit pas, en effet, que la perfection soit dans l’œuvre ; il faut qu’elle soit reconnue et appréciée par celui qui regarde.

 

         Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, le débat sur le concept de perfection est toujours d’actualité. Il est même amplifié mais il prend cependant des formes variées selon les canons que l’on reconnaît. Ainsi Michel-Ange n’est plus considéré comme un modèle à imiter. Dans ce contexte, Estelle Lingo (p. 261-274) étudie le jugement de Passeri sur la sculpture de Mocchi et de Duquesnoy. La polarité disegno /colorito définit l’œuvre parfaite pour le peintre théoricien, mais elle ne peut véritablement s’appliquer que pour évaluer la peinture. Pour la sculpture, Passeri définit donc d’autres critères, comme l’idéal de noblesse ou de grandeur, et l’expression de grâce et de vie. Le premier, atteint par Michel-Ange, obéit à la structure du disegno ; le second, issu des modèles de la sculpture grecque, incarne la douceur et le naturalisme du colorito. Pour Passeri, seuls Duquesnoy, puis Bernin, ont réussi à transcender la dureté du matériau pour parvenir à la perfection de cet équilibre. Cependant en Italie, à l'époque baroque, la perfection artistique est rarement fondée sur l’équilibre entre le dessin et la couleur, ou l’idée et la nature. Au contraire, le contexte conceptuel définit la prééminence du dessin sur la couleur, souvent considérée comme un simple ornement, et celle de l’idée sur la nature. Le débat porte sur le rapport entre l’art et la nature idéalisée, et s’articule de manières diverses. Elisabeth Oy-Marra (p. 275-288) confronte ainsi l’approche de Scanelli et celle de Bellori. Le premier, présentant Corrège comme modèle de perfection, définit le chemin qui mène à cette ultime qualité : une fusion du dessin et de la couleur ou une capacité à dessiner et à peindre dans un même geste qui s’adapte à l’immédiateté de la vision de la nature. En ce sens, la notion de perfection chez Scanelli s’avère métaphysique. E. Oy-Marra en conclut, à juste titre, que, parce qu’elle a la capacité à exprimer l’essence de la nature, la couleur chez Corrège acquiert la qualité d’Idea que l’on attribue d’ordinaire uniquement au dessin. Bellori a certes une position antithétique – il oppose la théorie et l’étude du dessin à la pratique de la couleur – mais l’auteur propose très justement de nuancer cette conclusion. Elle examine ainsi la manière dont Bellori associe les qualités de soin ou de promptitude à ces catégories, et présente comme modèles de perfection, deux artistes antinomiques : Domenichino qui incarne la lenteur, le soin et le dessin, et Lanfranco qui incarne la facilità et le maniement des couleurs.  Même s’il préfère l'art de Domenichino, le théoricien italien loue la capacité du second à rendre les fluidités des couleurs. E. Oy-Marra montre bien par cet exemple que la manière d’utiliser le concept a changé. Il ne s’agit pas de définir une norme universelle mais de mettre en évidence les moyens par lesquels un artiste, selon ses qualités et son style, parvient à la perfection.

 

         Même s’il est fondé sur des études de cas et des aspects particuliers contenus dans les traités de théorie de l’art, ce recueil d’articles, qui s’appuie également sur une très bonne bibliographie sur le sujet, donne une bonne vision d’ensemble de la diversité du concept de perfection. On peut regretter l’importance prédominante, pourtant bien compréhensible dans le contexte de l’édition du volume, donnée à l’Italie. Dans l’introduction, l’ouverture à l’Europe septentrionale du XVIIe siècle, plutôt que le saut dans les XIXe et XXe siècles, aurait permis d’esquisser les liens ambigus avec des notions proches. Le volume définit et exploite bien le champ de recherche et en montre la richesse. La multiplicité des directions abordées met en évidence combien serait utile une étude plus systématique de l’utilisation de ce terme dans la littérature artistique. D’un point de vue méthodologique, la mise en relation des œuvres et des concepts contenus dans les divers traités cités montre bien combien cette démarche est fructueuse. À ce titre, ce volume est d’une grande importance pour les études sur la théorie de l’art.

 

 

Sommaire

 

Pericolo, Lorenzo, Introduction. Ubiquitous Perfection, p. 5-32

Zweig, Benjamin, Measure, Number, and Weight: Perfection in Medieval Art and Thought, p. 33-54

Rosen, Valeska von, Perfection as Rhetorical Techne and Aesthetic Ideal in the Renaissance Discourse on Art, p. 55-73

Donetti, Dario, Crafting Perfection: Leon Battista Alberti, Language, and the Art of Building, p. 74-84

Brisman, Shira, The Palindromic Logic of Dürer’s Double-Sided Gift, p. 85-114

Stoichita, Victor I., Michelangelo and la Cosa Mirabile, p. 115-122

Lingo, Stuart, Bronzino’s Beauty, p. 123-144

Krüger, Klaus, The Perfection of Pictorial Evidence, p. 145-154

Pericolo, Lorenzo, The Renaissance Masterpiece: Giorgio Vasari on Perfection, p. 155-210

Hopkins, Andrew, Seeking perfection: Scamozzi in Theory, Practice and Posterity, p. 211-230

Fowler, Caroline, Metaprints in Seventeenth-Century Antwerp, p. 231-252

Keazor, Henry, “Per Natura Capaci di Ogni Ornamento e di Perfezzione”: Nicolas Poussin and Perfection, p. 253-260

Lingo, Estelle, Passeri’s Prologue, the Paragone and the Hardness of Sculpture, p. 261-274

Oy-Marra, Elisabeth, The Limits of Perfection: Giovan Pietro Bellori on “Celerità” and “Facilità”, p. 275-288