Queyrel Bottineau, Anne - Foucart-Walter, Elisabeth (dir.): Pierre Guérin (1774-1833) - La réception de l’Antiquité, 310 pages, nombreuses figures dans le texte, 22,2 cm × 26,8 cm, ISBN 978-2-36441-343-6, 30 €
(EU de Dijon, Dijon 2020)
 
Compte rendu par Sophie Schvalberg
 
Nombre de mots : 1673 mots
Publié en ligne le 2020-06-18
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3859
Lien pour commander ce livre
 
 

          Cet ouvrage collectif prolonge L’inventaire après décès de Pierre-Narcisse Guérin, édité et annoté par Josette Bottineau et Élisabeth Foucart-Walter (Archives de l’art français, 2004) et vient compléter les ouvrages de Mehdi Korchane sur Guérin, sa monographie du peintre (Mare & Martin, 2018) et le catalogue de l’exposition sur le grand tableau testamentaire de l'artiste, La Dernière Nuit de Troie (Somogy, 2012). Avec l’objectif d'étudier les diverses modalités de réception de l’antique par Guérin, les directrices de l’ouvrage annoncent dans leur introduction le projet de « retrouver l’imaginaire antique personnel de l’artiste, de discerner en quoi consiste sa singularité parmi ses confrères, amis, rivaux et élèves », en s’appuyant notamment sur un catalogue sommaire de ses œuvres sur le thème de l’antique, issu de catalogues antérieurs établis par Josette Bottineau et Élisabeth Foucart-Walter (conservateur général honoraire du Patrimoine au musée du Louvre,  département des Peintures). C’est le principal atout de cette publication, car en rendant plus accessible une sélection homogène des œuvres achevées, des ébauches et des dessins de Guérin, ce livre fournit un outil remarquable pour explorer le laboratoire d’un artiste néoclassique.

 

         Le catalogue donné en fin d’ouvrage (chapitre XIII) est complété par douze chapitres analytiques, rédigés pour l’essentiel par des spécialistes d’histoire et de littérature antiques. Près de la moitié de ces chapitres est rédigée par Anne Queyrel Bottineau (maître de conférences-habilitée à diriger des recherches, MCF-HDR, en histoire grecque à la Sorbonne), qui s’attache à démêler les sources littéraires du peintre d’après les publications contemporaines de textes antiques et les adaptations modernes (Gessner notamment), en éditions illustrées ou non. Grâce à ce patient travail de littérature comparée, elle révise l’interprétation erronée de plusieurs tableaux de l’artiste. Une huile sur toile inachevée du musée de Valenciennes, auparavant identifiée comme un épisode mineur de la geste d’Alexandre, est ainsi rattachée de façon convaincante à une autre iconographie, provenant des Voyages du jeune Anacharsis en Grèce de l’Abbé Barthélémy : Antigone avec Philotas (chapitre III) ; de la même manière, l’autrice rétablit dans le chapitre VIII la source littéraire d’une petite toile et d’esquisses dessinées sur le thème de la jalousie : elles dériveraient d’un long poème narratif de Gessner, La Mort d’Abel.

 

         Certaines œuvres monumentales de Guérin auraient mérité de plus amples analyses sur le plan pictural en tirant parti du catalogue final. Concernant, par exemple, Clytemnestre, le grand tableau du Louvre, plusieurs études préparatoires (cat. 24/44) révèlent comment l’artiste a cherché la position des bras du roi endormi, avant de les écarter pour offrir la poitrine nue aux meurtriers. À cet effet de vulnérabilité sacrificielle du torse nu d’Agamemnon s’ajoute l’effet de gémellité des deux amants assassins, dont les profils sont étrangement semblables, comme un frère et une sœur prêts à tuer...le père. Ainsi, non seulement le meurtre conjugal prend des allures de parricide, mais il semble aussi que Guérin annonce le duo vengeur d’Oreste et Électre. Une telle condensation d’épisodes est assez courante dans les œuvres néoclassiques, comme le remarque d’ailleurs Anne Queyrel Bottineau au sujet d’autres tableaux.

 

         Avant cette contribution centrale, l’ouvrage commence par un chapitre d’étude typologique dû à Régine Utard (MCF en langue et littérature latines à la Sorbonne) : privilégiant, parmi les tableaux de Guérin, ceux où figurent les « grands hommes d’une Romanité exemplaire », elle croise les sources historiques et les commentaires historiographiques déjà publiés sur les personnages sacrificiels de Brutus et Caton d’Utique. Elle fait ensuite un développement historique sur les proscriptions romaines à propos du Marcus Sextus, avant de citer longuement Virgile pour expliquer la grande toile Énée et Didon, en n’exploitant cependant qu’un seul des quinze dessins et esquisses préparatoires présents au catalogue.

 

         Le chapitre VI par Marie-Anne Sabiani (MCF en langue et littérature grecques à la Sorbonne) est une autre étude typologique : elle nous livre les conclusions d'une enquête de littérature comparée centrée sur le personnage de Néoptolème, fils d’Achille, où il n’est guère question de l’art de Guérin.

 

         A contrario, Laurent Gourmelen (MCF-HDR en langue et littérature grecques à l’Université d’Angers), auteur du chapitre VII sur les figures de poètes antiques, s’attache bien à dégager les choix singuliers du peintre dans son exploitation des sources littéraires, par rapport à ses confrères néoclassiques, Girodet notamment ; il compare efficacement les ébauches et les toiles recensées dans le catalogue, pour dégager des effets de sens originaux dans différents registres, en soulignant les adaptations ou les entorses à la tradition que s’autorise Guérin.

 

         Au chapitre IX, un grand tableau du musée d’Arras, L’Offrande à Esculape, sert de point de départ à Jean-Nicolas Corvisier (professeur d’Université en histoire ancienne) pour un exposé d’histoire du culte et des mentalités en Grèce ancienne. L’œuvre de Guérin y est à peine étudiée, alors que le catalogue en fin d’ouvrage fournit des documents étonnants : on est frappé par une réplique d’atelier (cat. 36/7) où les deux plus jeunes personnages ne sont plus idéalisés, mais présentent des visages très singuliers, manifestement des portraits. Ainsi, cette peinture allégorique connaît en plus d’un prolongement officiel dans une tapisserie des Gobelins, une adaptation plus intime dans le cadre d’une commande privée, qui actualise réellement le geste antique de l’offrande au dieu guérisseur.

 

         Dans le chapitre X, François Queyrel (directeur d’études en archéologie grecque à l’EPHE) étudie parmi les sources visuelles de Guérin, ses modèles archéologiques : il analyse comment le peintre copie, assemble et recombine divers modèles de statuaire antique, visibles à Paris et à Rome, dans des collections parfois dispersées juste après son passage. Il montre aussi que, même dans ses carnets d'études, le peintre dessine les sculptures de façon à leur conférer plus d’animation, voire une certaine psychologie, et que dans ses tableaux les éléments de décor antiques connotent la scène principale ou la transposent par un effet de mise en abyme dans le cadre du Louvre impérial, qui est celui des spectateurs eux-mêmes.

 

         Marie-Claire Planche (docteur en histoire de l’art) se propose au chapitre XI d’étudier une édition de planches de costumes à l’antique de Levacher de Charnois (1790), qui n’a pour tout lien avec Guérin que de porter sur les personnages tragiques de Racine. L'auteure ne précise pas si le peintre a pu consulter l’ouvrage et n’envisage pas l’éventail des recueils équivalents publiés antérieurement, comme celui de Dandré-Bardon, ou postérieurement, comme celui de Thomas Hope.

 

         Enfin, dans le chapitre XII, Lionel Bottineau (docteur en littérature française du XIXe siècle) propose une mise en relation de l’esthétique baudelairienne et du tableau testamentaire de Guérin, La Dernière nuit de Troie. Partant des paragraphes élogieux de Baudelaire, publiés en 1846 à propos de l’esquisse de cette grande composition inachevée, l’auteur examine précisément certains détails iconographiques et les caractéristiques formelles du tableau afin d’y associer des échos troublants dans les poèmes des Fleurs du mal et dans les fragments esthétiques du poète.

 

         Tous les chapitres analytiques sont accompagnés de petites reproductions en noir et blanc des tableaux et dessins de Guérin ; quelques reproductions en couleurs sont données dans le catalogue.

 

         On peut regretter que dans un recueil de contributions pluri-disciplinaires, il y ait si peu de croisements entre les disciplines, ce que confirment les bibliographies séparées données par chaque auteur à la fin de son chapitre, en lieu et place d’une bibliographie générale en fin d’ouvrage. Certes, plusieurs œuvres du peintre sont mobilisées de façon récurrente par divers auteurs, mais sans passerelle d’une analyse à l’autre. En outre, plutôt que d’établir un index sommatif, les directrices du projet ont choisi de lister des mots-clés significatifs en ouverture de chaque chapitre. Enfin, tous les contributeurs n’ont pas essayé de « retrouver l’imaginaire antique personnel de l’artiste, de discerner en quoi consiste sa singularité parmi ses confrères, amis, rivaux et élèves ».

 

         Terminons sur la mine d’or que constitue le catalogue sommaire des œuvres à sujet antique (grec ou romain) établi dans les règles de l’art, avec toutes les informations matérielles et historiques attendues. À partir d’un dépouillement sélectif du catalogue raisonné établi par Josette Bottineau (partiellement publié), les auteures ont organisé les entrées retenues selon un classement alphabétique, réunissant les personnages mythologiques et historiques (Achille, Daphnis & Chloé, Hannibal, etc.), les auteurs antiques (d’Anacréon à Virgile), mais aussi des archétypes et des motifs (bergers, gladiateurs, meurtre...) ou encore les copies d’après la statuaire antique. Un tel catalogue ne manquera pas de donner matière à de nouvelles recherches.

 

 

TABLE DES MATIÈRES

 

- remerciements

- Anne Queyrel Bottineau et Élisabeth Foucart-Walter : introduction, p. 7-11.

- Régine Utard : chapitre I : Pierre Guérin et les grands hommes d’une romanité exemplaire, p. 13-26

- Anne Queyrel Bottineau : chapitre II : Menace et violence. La mythologie grecque inspiratrice. Les œuvres à sujets tirés des grands cycles mythiques : sources d’inspiration, p. 27-42

- Anne Queyrel Bottineau : chapitre III : Menace et violence. La mythologie grecque inspiratrice. Mythes de Thèbes : Antigone et Créon, p. 43-64

- Anne Queyrel Bottineau : chapitre IV : Menace et violence. La mythologie grecque inspiratrice. Mythes d’Athènes : Thésée, Phèdre et Hippolyte, p. 65-80

- Anne Queyrel Bottineau : chapitre V : Menace et violence. La mythologie grecque inspiratrice. Le cycle troyen : d’Achille furieux à la mort de Priam, les sinuosités de la boucle troyenne dans l’inspiration de Pierre Guérin, p. 81-128

- Marie Anne Sabiani : chapitre VI : Les visages de Néoptolème, p. 129-139

- Laurent Gourmelen : chapitre VII : Figures poétiques grecques dans l’œuvre de Pierre Guérin : portraits de poètes antiques et sources d'inspiration nouvelles, p. 141-158

- Anne Queyrel Bottineau : chapitre VIII : La vie imaginée des Anciens. Histoire et allégories, p. 159-173

- Jean-Nicolas Corvisier : chapitre IX : La réception de l’Antiquité dans L’Offrande à Esculape, p. 175-182

- François Queyrel : chapitre X : Les antiques selon Pierre Guérin, p. 183-202

- Marie-Claire Planche : chapitre XI : Le dialogue des arts et le goût de l’antique, Guérin et Levacher de Charnois, p. 203-211

- Lionel Bottineau : chapitre XII : Lanterne magique, lanterne tragique. Un regard de Baudelaire sur La Mort de Priam de Guérin, p. 213-225

- Josette Bottineau et Élisabeth Foucart-Walter : chapitre XIII : Guérin et l’Antique. Catalogue sommaire, p. 227-279

- Chronologie de Pierre Guérin

- Liste des figures