Pacquement, Alfred (dir.) - Morando, Camille (avec la collaboration): Soulages au Louvre (catalogue de l’exposition, 11 décembre 2019 - 9 mars 2020). 166 p. 23 x 29,5 cm, ISBN : 9782072854705, 35 €
(Gallimard - Musée du Louvre éditions, Paris 2019)
 
Compte rendu par Christian Heck, Université Lille 3
 
Nombre de mots : 2005 mots
Publié en ligne le 2020-06-25
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3876
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          Pierre Soulages a eu cent ans le 24 décembre 2019 et la place majeure occupée par sa création dans l’art du XXe, et désormais aussi du XXIe siècle, a très largement justifié que la France profite de cette occasion pour célébrer un artiste mondialement reconnu. D’octobre 2009 à mars 2010, au moment des quatre-vingt-dix ans du peintre, le Centre Pompidou – Musée national d’art moderne avait organisé une grande rétrospective – plus d’une centaine d’œuvres, de 1946 à 2009 –, dont le catalogue continue de faire référence. Au sein de la très vaste bibliographie sur Soulages, le catalogue raisonné des peintures, établi par Pierre Encrevé, couvre pour l’instant en quatre volumes les périodes 1946-1959 (1994), 1959-1978 (1996), 1979-1997 (1998) et 1997-2013 (2015) ; le volume à venir ne pourra hélas pas profiter de la compétence d’Encrevé, décédé le 13 février 2019. Les estampes de Soulages – eaux-fortes, lithographies, sérigraphies – ont fait l’objet d’un catalogue impeccable (Soulages, l’œuvre imprimé, Paris, BnF, 2003, rééd. m. à jour 2011). Le versant central que constitue l’ensemble des vitraux pour l’abbatiale Sainte-Foy de Conques (1994) est couvert par d’autres publications. Enfin, depuis son ouverture en 2014, le Musée Soulages à Rodez offre à la fois une présentation permanente de l’œuvre et un lieu de documentation pour les chercheurs. Tout ceci n’étant que la pointe d’une bibliographie considérable, on comprend que l’exposition du Louvre ne pouvait avoir pour but ni de tenter une rétrospective, ni de l’accompagner par un ouvrage qui serait une nouvelle somme. Il s’agissait d’un hommage, ce qui n’empêchait en rien qu’il soit très justement pensé, et à la fois l’exposition et l’ouvrage ont parfaitement répondu à cette exigence, tout en apportant des éléments neufs, sans faire aucunement doublon avec la bibliographie antérieure.

 

         La préface de Pierre Nora est précieuse de manière indirecte mais intense pour l’histoire de l’art, par son évocation du groupe d’intellectuels, écrivains, critiques et amateurs d’art, conservateurs de musées, proches de Soulages et liés par une forte amitié, au début des années soixante. Cette évocation d’André Fermigier, de Jean-François Revel, de Françoise Cachin, aide à contextualiser une partie du bouillonnement culturel de la France de cette période. Un autre aspect est la brève description de la maison que Soulages avait dessinée, à Sète, et qu’il habite encore aujourd’hui quand il n’est pas à Paris : « Inséparable de sa maison de Sète, qu’il venait à l’époque de faire construire ou, plutôt, de construire lui-même, tant elle lui ressemblait, avec ses plans étudiés, ses contrebas, sa terrasse ouvrant sur le grand large ». Aucun de ceux qui ont la joie d’y être accueillis ne peut oublier ce lieu, qui pose une vraie question à l’histoire de l’art. Comme Soulages l’a dit souvent, « J’ai été très jeune impressionné par l’architecture romane de Conques et c’est là, devant la musique de ses proportions, que j’ai décidé que seule la peinture m’intéressait », ou encore, en parlant de Conques « c’est ici que j’ai décidé d’être peintre – pas architecte, peintre ». Ce passage du texte de Nora le rappelle, Soulages aurait été un grand architecte. Or il a choisi de s’en tenir essentiellement à des créations en deux dimensions, tout en faisant tout pour ne pas coller des tableaux contre les murs, mais les suspendre dans l’espace par des câbles d’acier, très tôt, dès 1966 à Houston. Ce n’est pas le lieu ici de pousser plus loin l’exégèse, mais lorsque Nora dit que Soulages a pu « construire » la maison qu’il a dessinée, nous sommes devant une question centrale pour son œuvre : ce que Soulages dessine, il le construit, mais les constructions si puissantes de ses toiles témoignent précisément d’une volonté de retrait, d’intériorité, de chercher ce qui est enfoui, et non d’imiter l’apparence des trois dimensions du monde sensible.

 

         La contribution principale du volume est un essai d’Alfred Pacquement, un des meilleurs connaisseurs de Soulages, et commissaire de cette exposition, avec Encrevé jusqu’à la disparition de celui-ci. Pacquement rappelle que le lieu de cette exposition, le Salon carré du Louvre, n’est pas anodin. Il fut un temps où les peintres y mettaient leurs toiles, offertes à l’œil des critiques, et Diderot a été de ceux-là. Pour Soulages, être au Louvre est aussi un retour, puisqu’une de ses grandes toiles y accueillait le visiteur de l’exposition Polyptyques. Le tableau multiple du Moyen Âge au XXe siècle, en 1990, et qu’une autre a été accrochée, déjà dans le Salon carré, en 1990, aux côtés entre autres de la Bataille de San Romano, de Paolo Uccello. Soulages a parlé des œuvres qui l’ont touché dans l’histoire de l’art depuis les origines et Pacquement montre tout ce qui a nourri le peintre, à travers les peintures rupestres d’Altamira, les menhirs gravés du musée Fenaille de Rodez, ville de son enfance, l’espace et les volumes de Conques bien entendu, les encres de Rembrandt, mais aussi Courbet et la peinture rencontrée lorsqu’il quitta la province, à la fin de la guerre, pour s’installer à Paris. L’intérêt de Soulages pour toutes ces œuvres réside non dans ce qu’elles peuvent ou non représenter, mais dans l’émotion, la sensation qu’elles font naître. C’est précisément en accord avec cette volonté de ne pas aller dans la narration que la peinture peut suggérer, de se situer ailleurs que dans l’illusion, que se construit une peinture que l’on n’appelle abstraite que par défaut. Car, dans sa matière, dans la solidité de sa présence, dans son lien à la lumière du lieu et du moment, cette peinture est, et elle est objet concret, comme le souligne le titre de chacune, qui est fait de ses dimensions et de sa date. Pacquement rappelle magnifiquement tout cela, mais attire aussi l’attention sur un des chocs de cette exposition : deux toiles verticales, de 390 x 130 cm, à l’acrylique, respectivement du 10 août et du 26 août 2019, réalisées dans l’outrenoir, et dans l’alternance d’aplats et de surfaces où les stries, mais aussi des bandes un peu plus larges, captent la lumière et la renvoient. Les mots utilisés d’« expérience visuelle » ne sont pas trop forts pour dire l’étonnement devant ces œuvres. Et lorsque Pacquement termine en écrivant que Soulages se détourne de l’illusion de la profondeur – « la peinture comme mur et non fenêtre ouverte » –, il donne une clef face à la question que l’on se pose si l’on pense à Soulages peintre plutôt qu’architecte.

 

         Des pages formant catalogue donnent la reproduction des vingt œuvres réunies pour l’exposition, et dont le choix a permis d’une part de convoquer tout un parcours, de 1946 à 2019, d’autre part, par des prêts dans un petit nombre de musées français et de très grandes institutions étrangères (New York, Londres, Washington), de témoigner d’un puissant rayonnement international.

 

         Une anthologie établie par Camille Morando et Alfred Pacquement rapproche des textes dont certains étaient devenus peu accessibles :

 

- plusieurs textes de Pierre Soulages parlant de sa peinture, ainsi (préface à A. Mollard-Desfour, Le Noir. Le dictionnaire des mots et expressions de couleurs, 2005), « J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Son puissant pouvoir de contraste donne une présence intense à toutes les couleurs et lorsqu’il illumine les plus obscures, il leur confère une grandeur sombre ».

 

- parlant aussi de la Maestà de Cimabue, du Louvre (Écrits et propos, éd. J.M. Le Lannou, 2009), « Ce qui me touche là-dedans me dépasse. C’est la gravité, la grandeur, le calme et au fond, le côté sacré, je ne dis pas religieux, je dis sacré, d’une organisation de couleurs et de formes ».

 

- un entretien de Soulages avec Roger Vailland (L’Oeil, mai 1961), extrêmement précieux par sa description des actes de Soulages travaillant dans son atelier, à une date non précisée mais de peu antérieure à l’article, et par sa relation minutieuse de ce qui se déroule ce jour-là entre 16h07 et 20h30.

 

- l’entretien « Au Louvre avec Pierre Soulages » (Preuves, 1963, repris dans Les Dialogues du Louvre, 1991), où s’énonce clairement les orientations de Soulages, dans un tel lieu, vers le Proche-Orient, l’Arabie, Sumer, et à propos d’une pierre gravée qui ne raconte pas une histoire, « Il s’agit toujours du réel. Dans l’art figuratif, il est là sous forme d’apparence ; dans l’art non figuratif, il y est sous forme d’expérience. C’est quand même grâce au monde que le tableau privé d’apparence a un sens. Le réel, c’est l’ensemble des relations que nous avons avec le monde. L’apparence n’est qu’une de ces relations, et des plus superficielles. Pourquoi choisir précisément celle-là pour exprimer nos rapports avec le monde ? ».

 

- un entretien avec Pierre Encrevé, dans le catalogue de l’exposition Soulages. L’œuvre imprimé (BnF, 2003) où, avant de parler d’un lavis de Rembrandt qui illustre précisément cela, Soulages évoque le mouvement qui l’a amené à « créer une lumière picturale, c’est-à-dire une lumière qui n’appartient qu’à la peinture, qui vient de la peinture ». L’extrait choisi est relativement bref, mais il est important par son rappel de l’évidence de ne pas séparer, chez Soulages, la peinture sur toile de l’œuvre gravé.

 

- un témoignage de Léopold S. Senghor (Lettres nouvelles, 1958), bien antérieur à l’exposition de Dakar en 1974, et qui exprime avec justesse le fait que Soulages à la fois tourne le dos à la nature et y est enraciné : on trouve dans son œuvre des références à la nature, mais l’erreur serait de leur donner un sens qu’elles n’ont pas, car il s’agit de traduire plastiquement une vision intérieure.

 

- une préface de Joseph Delteil (pour l’exposition de Montpellier, 1975), dont on oublie trop souvent qu’il a été capital dans le parcours de Soulages, par des dialogues quotidiens dans la vie quasi clandestine, dans le travail dans le vignoble montpelliérain, pendant la guerre. Delteil a su tout de suite le potentiel du peintre, et son intensité : « Le Noir et Blanc c’est prendre la peinture par les cornes, je veux dire par la magie ».

 

- un texte de Georges Duby (Cahiers du MNAM, Centre Pompidou, 1980), qui évoque l’austérité de l’art cistercien pour préciser comment Soulages refuse lui aussi « tout ce qui est au-dehors », comment il refuse, à un niveau plus substantiel, toute complaisance à faire étalage de lui-même, dans un art qui est à l’opposé de monter un spectacle, ou de narrer, car « Sa fonction première est de signifier l’indicible ».

 

- un extrait de la contribution de Pierre Daix à la monographie écrite avec J. Sweeney (Neuchâtel, 1991), qui définit un aspect essentiel face aux mutations des formes et des matières de l’art contemporain, car Soulages ne cherche pas à se situer « au soir, voire au lendemain de la peinture […] la peinture existera aussi longtemps que des cerveaux seront sensibles à l’organisation des couleurs et de la lumière ».

 

- l’intégralité du texte « Outrenoir/Conques » de Pierre Encrevé pour le catalogue de l’exposition Outrenoir en Europe (Rodez, 2014), qui exprime parfaitement le rapport entre les peintures de Soulages et les vitraux de Conques. On voit bien sûr des parallèles de formes, mais l’essentiel se trouve dans « la luminosité singulière de l’outrenoir et de ses vitraux : les verres de Conques ne sont pas plus blancs au regard que ses tableaux ne sont noirs, les uns et les autres n’étant pas monochromes mais plutôt le support d’une extraordinaire polyvalence chromatique qui leur permet de prendre toutes les couleurs de la lumière ».

           

         Des annexes donnent une biographie de Soulages, une bibliographie sélective, la liste des collections publiques conservant ses œuvres, et la liste des œuvres exposées, avec des notices très brèves mais suffisantes pour celui qui veut retrouver chacune dans les volumes du catalogue raisonné.

           

         Au final, ce catalogue est intelligemment pensé. Ce n’est pas une monographie en résumé, ni un digest du catalogue raisonné mais, autour d’un petit choix d’œuvres extrêmement significatives, et parfaitement reproduites, des textes qui ouvrent les pistes essentielles. Enfin, par ces deux puissantes peintures de 2019, il montre qu’un artiste peut, au soir de sa vie, porter un vrai renouvellement dans la fidélité au sens d’une quête.