Dimova, Temenuzhka : Le langage des mains dans l’art. Histoire, significations et usages des chirogrammes picturaux aux XVIIe et XVIIIe siècles. 343 p., 134 colour ill., 21 x 29,7 cm, ISBN: 978-2-503-58483-6, EUR 125,00 excl. tax
(Brepols, Turnhout 2020)
 
Compte rendu par Annie Verger
 
Nombre de mots : 3827 mots
Publié en ligne le 2021-02-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3894
Lien pour commander ce livre
 
 

          Avant d’ouvrir Le langage des mains dans l’art, l’expérience que l’on avait du sujet pouvait sembler suffisante. Néanmoins, c’était avant d’avoir pris connaissance des recherches de Temenuzhka Dimova qui révèlent la complexité d’un système de langage sémiotique. Il suffit de commencer par la lecture du sommaire pour mesurer l’étendue et la diversité des éclairages. L’ouvrage se compose de trois chapitres. 

 

         Le premier, intitulé « La chirologie : sources et domaines d’un monde de signes », est une somme de savoirs sur les théories liées aux gestes. Tout repose sur l’impossibilité de communiquer par la parole. On ne s’étonnera donc pas si les sourds et les muets sont au départ de ces recherches. Ce sont eux qui ont inventé la communication par les mains avec leurs proches ou leurs éducateurs. Partant de ces pratiques, le cistercien espagnol Juan Caramuel, docteur en théologie, leur confère une structure rationnelle. Il publie en 1679 la Grammaire des mains ou Quirologia, Sobre el modo de hablar de los manos. Ce novateur rappelle que, dès l’Antiquité (le mot grec khéir signifiant main), le terme « kophoglossie » désigne la gestuelle des muets. Il propose donc d’employer le terme de « chiroglossie » pour qualifier « la langue de la main ». Cette racine sera commune aux mots comme la « chiromancie » ou la « chirognomie » (pratique divinatoire à partir de l’observation des lignes de la main) ; la « chironomie » (désignant les anciennes lois des gestes rhétoriques) ; le « chirogramme » (représentation graphique d’un geste de la main) ou encore la « planche chirographique » (descriptif des mains à des fins didactiques). 

 

         Parmi les nombreux auteurs cités par Temenuzhka Dimova, beaucoup appartiennent à la sphère religieuse (moines, chanoines, curés, aumôniers, évêques, pasteurs, théologiens, etc.). Dans son Histoire de l’éducation avant 1789, le sociologue Alain Garcia montre qu’à partir de l’époque celtique, une tripartition s’organise, laissant la force aux guerriers, la terre nourricière aux paysans, pour confier aux religieux la mission d’enseigner. Ils l’exercent d’abord dans les écoles monastiques pour les enfants de 7 ans (destinés à devenir moines à leur tour). Puis ce sont les curés qui ouvrent les écoles presbytérales (ou abécédaires). Si le savoir est toujours délivré aux enfants des grandes familles par un précepteur, les élèves des écoles paroissiales apprennent simplement à lire et à compter. Au XVIe siècle, en réponse aux théories protestantes, le Concile de Trente insiste sur le rôle pastoral de l’Église et sur la nécessité de créer des postes de lecteur en Écritures ou de maître de grammaire dans les cathédrales, les couvents et les monastères. Larhétorica divina doit éveiller la piété dans le cœur des laïcs. La création de la Compagnie de Jésus par Ignace de Loyola en 1540 anticipe les conclusions du Concile. Les Jésuites, considérés comme « les soldats de Rome », ont pour mission l’éducation des jeunes et l’instruction des pauvres. Ainsi, cette congrégation et, par la suite, celle des membres de l’institut des Frères des Écoles chrétiennes (fondé par Jean-Baptiste de La Salle en 1680) ont le monopole de l’enseignement et, par voie de conséquence, la possibilité d’observer chez leurs élèves des gestes signifiants de la vie quotidienne pour les rationaliser. 

 

         C’est dans cet univers religieux qu’apparaissent les publications les plus documentées : Le chanoine Toussaint Dinouart étudie L’éloquence du corps dans le ministère de la chaire, ou l’action du prédicateur, (1754) et L’art de se taire, principalement en matière de religion (1771). Le théologien Nicolas Collin écrit un Traité du signe de la croix, fait de la main ou la religion catholique justifiée sur l’usage de ce signe (1775). Dom Antoine-Joseph Pernety rédige La Connaissance de l’homme moral par celle de l’homme physique (1776-1777). 

 

         Néanmoins, ce sont les travaux de Charles-Michel de L’Épée qui font date : Les quatre lettres sur l’éducation des sourds (1774) et La véritable manière d’instruire les sourds et muets, confirmée par une longue expérience (1784). À l’aide des signes méthodiques, il peut même apprendre à ses élèves les langues étrangères. L’abbé de L’Épée crée un institut rebaptisé en 1791 « Institution des sourds-muets de naissance ». Il sera déclaré bienfaiteur de l’humanité. 

 

         Le silence n’est cependant pas réservé aux handicapés de la parole. Il peut être imposé par des règles spécifiques, comme celles de certains ordres monastiques où, depuis le IXe siècle, les relations humaines ne s’effectuent que par des gestes. 296 signes suffisent aux Clunisiens, aux Cisterciens et aux Trappistes pour communiquer avec leurs pairs en pratiquant les actes du quotidien (fabriquer, conserver, acheter, etc.) ou pour obéir à des consignes (s’asseoir, s’agenouiller, se confesser, se prosterner, etc.). Plus complexe est la recherche menée dans ces retraites ascétiques pour exprimer des concepts comme le bien, le mal, la pensée, la sagesse, la ténacité, la rudesse, la colère, etc. Le dominicain Alphonse Costadau rédige en 1721 le Traité historique et critique des principaux signes qui servent à manifester les pensées ou le commerce des esprits.

 

         L’art oratoire ne devrait pas trouver sa place dans un ouvrage dédié à l’absence de parole. Cependant, Temenuzhka Dimova convoque Cicéron pour montrer l’importance du geste qui accompagne la voix : ses mains ne mimeront pas sa pensée, ses doigts ne marqueront pas la mesure. C’est de tout son corps, par une inflexion virile du buste, qu’il règlera lui-même sa conduite ; il avancera les bras dans les moments de tension et les ramènera à lui dans les passages les plus calmes (L’Orateur idéal, 46 av. J.C). Autre spécialiste de l’institution oratoire (vers l’an 92), Quintilien insiste sur le fait qu’il ne faut pas confondre l’art des comédiens avec celui des orateurs et, notamment, sur celui de ne pas faire des gestes trop démonstratifs. 

 

         Le prédicateur protestant Michel Le Faucheur rédige un Traité de l’action de l’orateur ou de la prononciation et du geste (1650). Il distingue « la main droite qui incarne l’autre vie qui est céleste et éternelle » de « la main gauche qui renvoie à cette vie mortelle et caduque ».

 

         Ces conseils adressés aux orateurs, empreints de sagesse, se répandent dans la société civile pour modérer les manifestations violentes. Antoine de Courtin traite de ce sujet dans son Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnestes gens (1671) ainsi que Jean Baptiste de La Salle dans les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne (1702). D’autres situations exigent l’usage des mains pour se faire comprendre, comme par exemple, les étrangers ignorant les langues des pays traversés ou encore les mourants au moment de l’ultime confession.

 

         Enfin, Denis Diderot rédige en 1751 une Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et parlent. Il veut observer les modes de communication sans parole pour comprendre le langage originel et sa syntaxe. Il se demande notamment ce que signifie le mot « musique » pour les sourds.

 

         La deuxième sphère de compétence réunit des spécialistes (médecins, chirurgiens, anatomistes, artistes, etc.) qui choisissent la main comme objet d’étude. Ils ont accès aux techniques de dissection pour connaître et réparer l’ossature, les tendons et les muscles. Michel-Ange fait des autopsies dans le cloître de San Spirito à Florence. Le philosophe Giambattista Della Porta se procure auprès d’un bourreau le cadavre des pendus pour observer leurs lignes de main. Il publie un Traité de la physionomie humaine. La chiromancie devient une méthode de divination. Partant de l’observation des lignes et des monts, la main est considérée comme « le lieu de sédimentation des signes du destin ».

 

       John Bulwer, médecin anglais, publie en 1644, deux ouvrages Chironomia et Chirologia (réunis par la suite). Ils offrent une série de planches montrant des mains qui supplient, mendient, admirent, applaudissent, protègent, triomphent, etc. L’ensemble constitue un Dictionnaire des gestes. Le médecin Marin Cureau de La Chambre, en 1660, accorde de l’importance à la main droite parce qu’elle se situe du côté du ventricule droit du cœur et du côté du foie, les deux organes vitaux. On peut également citer l’action salvatrice des apôtres – décrite dans les évangiles – qui guérissent par l’imposition des mains ou encore celle des magnétiseurs transmettant à leurs patients une énergie cosmique pour revitaliser l’organisme. 

 

         Cependant, une approche plus rationnelle s’impose grâce à la mise en place progressive d’une iconographie médicale. L’exemple le plus célèbre est la dissection de la main dessinée par Léonard de Vinci (1510). Il détaille avec une précision remarquable l’ossature, l’attache et la flexion des tendons dans diverses positions. Ces études ostéologiques et myologiques seront enseignées dans les hôpitaux et par la suite, dans les écoles des beaux-arts. Le sculpteur Jean-Antoine Houdon est le premier à avoir réalisé, en 1766-1767, deux écorchés : l’un le bras tendu devant et l’autre le bras replié au-dessus de la tête. Au XIXe siècle, dans la salle de dessin, voisinaient un squelette, un écorché et le moulage d’une sculpture antique pour que les étudiants acquièrent une connaissance approfondie du corps humain avant d’aborder le modèle vivant. Les proportions de la main sont également étudiées : mesures, multiplicité des situations, vues en perspective consignées dans Livre de portraiture (1676) de Jean Cousin le Jeune. Le chirurgien-anatomiste Jean-Joseph Sue publie les Éléments d’anatomie à l’usage des peintres, des sculpteurs et des amateurs en 1788.

 

         Autre centre d’intérêt scientifique : le système de calcul lorsque le concept des nombres apparaît. Dans l’Antiquité, on compte déjà avec les doigts, qui deviennent alors des outils pour la pratique de l’arithmétique. Dès le VIIe siècle, le De Temporum Ratione du moine irlandais Bède le Vénérable offre un mode de composition des chiffres à l’aide des doigts : le 1 est formé de 4 doigts ouverts et l’auriculaire replié ; le 2 de trois doigts ouverts et l’annulaire et l’auriculaire repliés, etc. L’illustration la plus intéressante de ce chapitre est la double page représentant les « tableaux de superposition des nombres digitaux, de 1 à 9 et de 10 à 90 d’après des planches illustratives de Bède le Vénérable, Grégoire de Tours, Leonardo Fibonacci, Raban Maur, Luca Pacioli, Johannes Aventinus, Jan van Bronkhorst, John Bulwer et Piero Valeriano. Ce dernier, spécialisé dans l’étude des premiers hiéroglyphes égyptiens, publie en 1556 une Hieroglyphica, qui donne des conseils pour créer des emblèmes et des symboles. Philippe de Champaigne en possédait un exemplaire (dans la traduction française de 1615).

 

         En résumé, la dactylologie numérique est comprise comme l’art d’utiliser les doigts pour figurer les chiffres. Mais la dactylologie alphabétique désigne les gestes des doigts pour former des lettres comme le montre l’Abecedario demostrativo de José Garcia Hidalgo en 1692, conçu « para ensenar a ablar los mudos ». 

 

         L’ouvrage cite également des pratiques mnémoniques pour la musique. Dans son Harmonie universelle. Traité de la voix et des chants (1636), Marin Mersenne dessine « une main musicale » : la paume enregistre les données concernant l’intonation et les phalanges, les notes sur la portée. « Cet appareil didactique fusionne avec l’écriture de la notation musicale ».

 

         D’autres disciplines ont recours à des aide-mémoire pour mesurer l’écoulement du temps. Le mathématicien espagnol Jean de Séville rédige un traité intitulé Le compost manuel (1586). Sur les mains computationnelles sont inscrits les 7 jours de la semaine à partir de 7 lettres, de A à G ; le cycle solaire et le cycle lunaire ; la recherche de la date de Pâques comme point initial pour élaborer un calendrier. Grâce à ce procédé savant, le navigateur tient dans sa main le compte des jours passés en mer.

 

         Enfin, dans certains sports (l’escrime, le jeu de paume, la gymnastique, l’acrobatie), les échanges muets sont décisifs entre les partenaires comme pour les danseurs qui évoluent dans l’espace à l’aide de tracés.

 

         À la fin de ce premier chapitre, nous constatons qu’il reste de tous ces usages des habitudes incorporées qui font que, sans y penser, nous comptons encore sur nos doigts pour faire une addition, nous jouons avec des enfants à former des lettres, nous battons la mesure, nous montrons du doigt, nous inscrivons des pense-bêtes dans la paume de la main, entre autres pratiques.

 

         Dans le deuxième chapitre intitulé « Un langage iconographique des mains : les chirogrammes », le lecteur peut désormais aborder une œuvre avec des compétences nouvellement acquises. Temenuzhka Dimova convoque d’abord les grands noms de l’histoire de l’art qui se sont intéressés à ce sujet : Henri Focillon fait L’éloge de la main dans la « Vie des formes » en 1934. Ernst Gombrich étudie les origines des signes adoptés par les peintres (Ritualized Gesture and Expression in Art, 1966). André Chastel utilise le terme « indigitation » pour désigner le geste de l’index pointé mais qui peut, plus généralement, s’appliquer aux différentes fonctions des doigts (Le geste dans l’art, 2001).

 

         Le chapitre est divisé en thèmes qui montrent le rôle essentiel des mains dans différentes situations. En premier lieu, l’indicible comme la tricherie des « joueurs de cartes » dissimulant leurs ficelles à ceux qu’ils veulent berner ou la friponnerie de « la diseuse de bonne aventure » faisant croire aux candides qu’un avenir radieux se lit au creux de leur main. Le Caravage et Simon Vouet ont développé ces jeux subtils redoublés par les trajectoires croisées des regards. 

 

         Toujours dans l’ordre de l’indicible, le tableau du Maître du jugement de Salomon, Le Reniement de Saint-Pierre, est particulièrement éloquent. Au centre, trois hommes jouent aux dés, indifférents à la scène qui se passe dans leurs dos. La servante est entrain de dénoncer l’apôtre à un soldat. Deux index désignent Pierre, lequel réfute le fait d’être un disciple du Christ en repliant la main sur sa poitrine. Ces gestes décentrent la composition et rappellent les trois reniements prédits par Jésus.

 

         L’adultère ne devrait pas être révélé au grand jour si ce n’est par les Pharisiens et les scribes qui – dans la peinture de Nicolas Poussin (1653) – présentent au Christ une femme vouée à la lapidation. Celui-ci dirige l’attention des protagonistes vers le sol sur lequel il a gravé « Celui qui n’a jamais commis de péché peut jeter la première pierre ». Onze mains ont des fonctions antinomiques. Certaines désignent le texte, d’autres dénoncent ou protègent la femme adultère agenouillée.

         

         L’expression de la cruauté est figurée par la violence des situations. François-Xavier Fabre la décrit dans son tableau Nabuchodonosor fait tuer les enfants de Sédécias (1787). Cet opposant qui a cherché l’appui des Égyptiens pour affaiblir les Babyloniens, sans y parvenir, déclenche la fureur du roi, lequel sacrifie les enfants du traître avant de lui faire crever les yeux. Les gestes traduisent l’effroi devant une telle barbarie : mains suppliantes qui contrastent avec celle déterminée de l’exécuteur.

         

         Marie-Madeleine peinte par Georges de La Tour manifeste la repentance. Elle croise les doigts sur un crâne à la lueur des bougies. Cette figure du christianisme sera choisie par le Concile de Trente comme personnification du sacrement de pénitence.

 

         Le portement de croix de Charles Le Brun (1688) ou Le Christ mort sur la croix de Philippe de Champaigne (1655) expriment la douleur muette du supplicié. Le silence fait l’objet d’un signe particulier : un personnage de Giotto, dans les fresques d’Assise, met le doigt sur sa bouche pour empêcher le démon de s’y glisser. Philippe de Champaigne peint le Saint Bruno en prière, vers 1650, les mains croisées sur la poitrine pour signifier la ferveur. En résumé, ces gestes disent tout ce qui touche à l’âme et laisse sans voix.

 

         Le deuxième chapitre rend compte également des activités civiles. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les styles de vie dépendent de la position sociale occupée. En 1695, la capitation – nouvel impôt sur les revenus – distribue la population en 22 classes déterminées par le rang : au sommet le roi, le Dauphin, les princes de sang, suivis de tous ceux qui ont un titre, une fortune, autrement dit, une vie d’oisiveté, jusqu’à la dernière classe formée par les journaliers agricoles, les manœuvres et les soldats. La césure se situe entre la 13ème tranche (celle des marchands, derniers du peuple à avoir la qualité d’honneur) et la 14ème (la première des gens de métier considérés comme « de viles personnes ») d’après le Traité des ordres et simples dignités de Charles Loyseau en 1610. La peinture rend compte de cet ordre social. Il y a les mains aristocrates, qui n’ont jamais travaillé. Souvent féminines, potelées, protégées du soleil, buvant le thé avec distinction ou celles qui se pomponnent devant une glace, l’auriculaire levé comme Madame de Pompadour à sa toilette peinte par François Boucher en 1758. Les mains de conversation sont en mouvement parce qu’elles échangent avec le peintre le temps de la pose. Dans l’Autoportrait au chapeau de paille, Élisabeth Vigée Le Brun tient la palette et les pinceaux de la main gauche alors que l’autre amorce un geste vers le spectateur.

 

         Il y a également les mains instruites projetant dans l’espace pictural des calculs savants à l’aide du comput digitis, comme le représente François de Troy dans La leçon d’astronomie de la duchesse du Maine (v. 1702-1705), ou encore, les mains de la certification à propos des individus se présentant devant une autorité administrative, économique ou judiciaire pour signer un contrat de mariage, ratifier un traité, sceller un accord financier, etc. Enfin le Serment des Horaces, peint Jacques-Louis David en 1784, formé du faisceau des trois bras tendus vers les trois épées présentées par leur père, appartient à la famille sémantique des gestes rituels ou cérémoniels, selon Temenuzhka Dimova.

 

         À ces mains pieuses, oisives, féminines, s’opposent celles des plébéiens, artisanales, ouvrières, masculines, qui subissent les rigueurs du travail des champs ou le poids des charges. Bien que les frères Le Nain soient académiciens, donc empreints des codes du grand genre, ils conservent une bonne connaissance du milieu rural auquel ils ont appartenu avant de s’installer à Paris. Dans L’heureuse famille (1642), les mains d’une vielle femme tenant une cruche, celle d’un homme levant son verre ou de la mère enserrant son bébé emmailloté, sont peintes dans la même facture que celle de la cruche, du pain posé sur la table ou du linge de la couche – rude, bistre, aride.

 

         Enfin, l’étude des gestes dans tous les domaines s’intéresse à un secteur réservé à la trivialité, expression populaire qui n’a d’ailleurs rien perdu de sa verdeur aujourd’hui. Il s’agit de provoquer le camp adverse, de se moquer en faisant les cornes ou en mimant la figue.

 

         Le troisième chapitre s’intitule : « Eurythmie des gestes ». Étudier les mains dans la peinture d’histoire conduit à s’intéresser à la généalogie de chaque chirogramme ainsi qu’aux procédés de leur combinaison. La théorie de l’art qui s’élabore au sein de l’Académie royale de peinture et de sculpture dans les « Conférences et solennités », à partir de 1663, repose sur le principe de l’eurythmie, définie comme la « Beauté harmonieuse résultant d’un agencement heureux et équilibré, de lignes, de formes, de gestes ou de sons ». Temenuzhka Dimova observe ce champ en linguiste. À partir des recherches développées dans les chapitres précédents, elle forme des familles sémantiques définies par des types de signes : dévotionnels (mains en prière) ; émotionnels (montrant les passions de l’âme) ; discursifs (le doigt pointé) ; actifs (gestes de préhension) ou encore, issus de la culture populaire. 

 

         Dans ce chapitre, elle se livre à une réflexion théorique sur le thème iconographique de la Cène. Sont présentées conjointement dans une double page les œuvres de Lorenzo Monaco (1394-1395), Andrea del Castagno (1447), Dirk Bouts (1464-1467), Léonard de Vinci (1494-1498), Joos van Cleve (152-1525) et Albrecht Dürer (1523). La première observation porte sur la disposition des apôtres autour du Christ. Dans la plupart de ces créations, ils sont alignés derrière la table, disposés de part et d’autre du personnage central. Néanmoins certains artistes les ont placés en bout de table, débordant sur les côtés (Valentin de Boulogne [1625-1626] ; Philippe de Champagne [1652]), jusqu’à occuper le devant de la Cène (Lorenzo Monaco ; Dirk Boots [1464] ou Simon Vouet [1615-1620]). La destination de ces œuvres n’est pas sans intérêt. Celles qui sont placées dans le réfectoire d’un couvent engagent un échange intime avec les moines ou les moniales, alors que les retables exposés dans les cathédrales répondent à la rhetorica divina prônée par le Concile de Trente. Ils ont pour mission d’éveiller la piété dans le cœur des laïcs.

 

         Temenuzhka Dimova analyse plus précisément l’eurythmie des mains dans la Cène de Philippe de Champaigne (1652), qu’elle perçoit comme « une portée musicale invisible où chaque geste est une note isolée ». Deux familles sémantiques s’entremêlent parce que la Cène révèle une double nature. Le premier thème iconographique concerne la benedictio latina, qui place le Christ au centre, dans l’ultime moment où il réunit ses apôtres pour accomplir le miracle de la transsubstantiation. Il n’y a rien d’autre sur la table que le pain et le vin devenus la substance du corps du Christ. Cependant, le deuxième thème iconographique vient troubler cette harmonie parce que Jésus annonce qu’un des siens va le trahir : « quelqu’un qui a plongé avec moi la main dans le plat, voilà celui qui va me livrer ». En l’occurrence, le décryptage du langage des mains s’impose parce qu’il porte au jour des messages antinomiques : d’une part des gestes qui expriment la dévotion et l’affliction (mains repliées sur la poitrine ou qui dirigent un index vers le personnage central) ; d’autre part la stupeur (les apôtres s’inquiétant d’une possible trahison avant de diriger leurs doigts vers Judas). Philippe de Champaigne s’adresse aux religieuses de Port-Royal dont la mission est de conserver la mémoire du mystère du Saint-Sacrement. Elles sont habituées au silence et sont particulièrement sensibles au langage des mains.

 

         En conclusion, rendre compte d’un tel ouvrage est difficile. Il s’adresse d’abord aux spécialistes de la peinture d’histoire et aux linguistes, qui sont au principe d’un certain nombre d’analyses indispensables comme le montre la bibliographie. Cependant, Temenuzhka Dimova a pensé à tout, et notamment au lecteur moins expert en la matière. Ses annexes sont des outils indispensables. Citons le « Lexique des chirogrammes dans l’art », « le glossaire des termes les plus difficiles à mémoriser », « l’index des gestes », autant de compléments qui font pénétrer le curieux dans ce texte à la fois érudit, bien illustré et novateur. Il est probable qu’à la prochaine visite dans un musée français ou européen, le savoir acquis permettra d’enrichir la connaissance que l’on pensait avoir d’une œuvre.

 

 

Sommaire

 

 

Préface par Raphaël Rosenberg, 8

 

INTRODUCTION, 10

 

I LA CHIROLOGIE : SOURCES ET DOMAINES D’UN MONDE DE SIGNES, 14

 

Anciennes cultures gestuelles en Europe, 17

Les mains des orateurs : prescriptions et proscriptions, 25

La paume interprétée ou la chirognomie et ses augures, 32

Théorie de l’art et mains, 44

Arts de la scène : chironomie, pantomime, gestes de théâtre, 56

Dactylologie numérique : longévité et images, 66

Signes des frères silencieux, 76

Les langues des sourds : de la kophoglossie au noétomalalien, 80

Les mains mnémoniques, 94

Anatomie, anthropométrie et médecine, 113

 

II UN LANGAGE ICONOGRAPHIQUE DES MAINS : LES CHIROGRAMMES, 134

 

Excellence discursive de l’index pointé, 137

De l’orant aux mains jointes : poïétique de la prière, 160

Le nœud des mains aux doigts entremêlés, 164

Bénédiction et discours, 172

Paumes ouvertes dévoilées, 177

Signum harpocraticum et les vertus du silence, 180

Mains croisées sur la poitrine : la ferveur de l’âme, 192

La main parlante des portraiturés, 196

Les mains mélancoliques, 200

Comput digitis : un geste du savoir, 208

Dérision et protection de la figue, 222

De l’âne au bouc : la mano cornuta, 225

Douleur et colère dans le marteau vivant, 229

Le petit doigt de l’élégance, 231

Dextrarum junctio : le sceau des âmes unies, 233

Cercle digital de l’éloquence, 245

Mains en prise : le cas des frères Le Nain, 249

Railleries et mystères du pouce levé, 256

La discrète negativa de Greuze, 269

Le manichetto de l’Amour ou la noble indécence de Vien, 273

Gestes du serment, 278

 

III EURYTHMIE DES GESTES, 288

 

Pour une étude des accords gestuels, 289

La Cène de Philippe de Champaigne : une mémoire de la grâce, 297

 

EPILOGUE, 316

 

Lexique des chirogrammes dans l’art, 320

Glossaire, 325

Bibliographie, 326

Index des gestes, 337

Index des noms propres, 339

 

Remerciements, 343