Perrin Khelissa, Anne: Luxe intime. Essai sur notre lien aux objets précieux. (Collection Format n° 83), 128 p., 12 x 18,5 cm, ill., br., ISBN 978-2-7355-0912-6, 14 €
(CTHS, Paris 2020)
 
Compte rendu par Anne Lajoix
 
Nombre de mots : 1482 mots
Publié en ligne le 2022-05-04
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3923
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          Dans cet essai, Anne Perrin-Khelissa, spécialiste du XVIIIe siècle, propose une réflexion sur la relation que nous entretenons avec les objets précieux conservés dans les musées et les collections privées et incite aussi à réfléchir sur notre rapport avec les objets de l’intime. Déceler ce qui fait sens dans la perception des objets non seulement en écho à hier mais aussi à aujourd’hui : mission d’autant plus louable que la grille de lecture des objets est moins codifiée que celles des tableaux et des sculptures (p. 106). C’est cette dualité – arts majeurs-mineurs – que la publication de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751-1772) contribua à dissoudre (p.81-82).

         

          L’auteur commence par développer ce qu’elle entend par « l’objet domestique », celui du « luxe intime », l’objet d’usage privé, souvent chargé d’affects, en opposition à celui qui accompagne le possesseur dans sa vie publique et qui joue par son originalité – ou a contrario par sa soumission à la mode – un rôle de marqueur social et politique. Anne Perrin-Khelissa aborde ensuite les grands bouleversements liés à la fabrication de ces derniers, l’évolution des arts et métiers et termine cet essai sur la place des objets dans l’imaginaire collectif et privé.

          

          Elle plaide pour « mobiliser des sources et des témoignages de nature variée » (p. 109) afin que l’historien de l’art en restitue la mémoire, en croisant différents domaines d’information, des « chemins de traverse » (p. 10), pour révéler en transparence leurs usages, les attentes qu’ils suscitaient voire les fantasmes. Prise dans un spectre large, cette partie d’une culture matérielle européenne incite à diverses comparaisons, dont celles qui constatent les divergences Orient-Occident, avec une sobriété opposée au principe de l’accumulation.

          

          Selon l’auteur, le XVIIIe siècle, ou plus exactement la période qui s'étend de la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685 au Consulat en 1804 (p. 17), favorise l’émergence d’une conscience inédite de son être profond, intime dans son rapport à l’autre et crée une dépendance matérielle avec des accessoires indispensables de cette nouvelle conscience : posséder, transmettre, choisir, jeter (p. 14). Le Système des objets de Baudrillard observait que ce mécanisme remontait au XVIIIsiècle (p. 23), car la révolution industrielle a permis de posséder plus d’objets en multipliant leur quantité. Aboutissant aujourd’hui aux débordements de déchets, pesanteur matérielle que le numérique distancie et que la sociologue Nathalie Heinich a observée en 2014 avec la fin de l’objet dans la création contemporaine au bénéfice du concept qui prime l’exécution, nuancé par la « patte » de l’exécutant (p.85-86).

 

          La maison, espace de projection mentale du clan-territoire, est le reflet des rapports d’interdépendance entre les êtres, le signe identitaire ontologique de l’immatérialité existentielle d’une lignée (p. 35). L’auteur cite avec pertinence Le Camus de Mezières, Le génie de l’Architecture ou l’analogie de cet art avec nos sensations, 1780 (p. 42). Délaissant les pièces multifonctions, l’architecture modèle l’espace public et privé et commande une nouvelle distribution avec la séparation entre apparat-réception et appartements de commodité, bains, lecture, jeux, repas (p. 31) où s’affirme le large spectre des modalités de jouissance de l’objet.

 

          Les processus symboliques communautaires, invariant de l’histoire du groupe, fortifiaient l’imitation des usages de cour et motivaient la course au luxe chez les élites. Les enjeux du décor, du plaisir, avec les jugements de goût, à l’œuvre dans les salons littéraires et mondains, contribuent au glissement par les trajectoires de mobilités sociales : l’anoblissement et l’enrichissement rebattent les cartes des écarts hiérarchiques, de même que les interdépendances réciproques entre gens de rang social différent, pas seulement lignagers, modèlent un ameublement visant une harmonie stylistique, une esthétique du « tout » : Anne Perrin-Khelissa cite le Traité des sensations de Condillac, en 1754. L’illustration de l’éventail-lorgnette (p. 28-29) met en valeur la nouvelle liberté d’exprimer une humeur tout en respectant les codes de civilité.

          

          Battant en brèche les lois somptuaires depuis le Moyen Âge, les objets de distinction sociale que sont les objets précieux confortent la hiérarchie mais un éboulement inexorable tendait à une imitation trompeuse des signes, du sacré au païen, et se mettent en place les processus comme la réclame, la mode avec sa presse illustrée, le rôle des marchands-merciers, privilégiant l’innovation voire l’originalité (p. 24). Le XIXe siècle, siècle du « dieu Bibelot », pensons au Cousin Pons, est en rupture avec ce concert harmonique : entassement éclectique, superposition, processus de patrimonialisation dont le Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration d’Henri Havard est l’illustration (p. 43).

          

          Dans son chapitre « Le luxe au service du politique », Anne Perrin-Khelissa montre combien la validité du système de signes et de symboles qu’articule le luxe incite les gouvernements à investir pour son développement. Ceux-ci utilisent les mêmes typologies de biens pour transmettre un même registre d’idées : pouvoir, ordre, supériorité, répression possible (p. 61-62). L’usage du présent diplomatique, source aussi de dialogue, objets de fierté nationale unique, illustre la performance technique : l’auteur prend comme exemple la porcelaine (p. 69). Cette source de dialogue peut avoir son revers avec l’appropriation des butins, les pillages, trophées de guerre, visant à soumettre l’identité de l’autre ou l’utilisation du vivant tant humain qu’animal : le Noir, le carlin…

          

          La geste de la culture de l’objet induit une course à l’innovation vivifiée par l’enseignement du support écrit au service des écoles d’apprentissage (p. 73-74). Avec l’influence des théories économiques libérales, les corporations sont supprimées une première fois en 1776 puis avec la Révolution. À côté de l’agriculture et des arts, l’industrie impulse un mouvement de dépassement et se présente comme la promesse de bien-être et de confort. Si l’Angleterre précède la France dans la mécanisation, la France garde son allant avec la qualité du dessin des objets. La complicité émerveillée du spectateur devant les difficultés maîtrisées comme le dépassement des possibilités de la matière et le rapport de l’artisan au temps long suscite l’empathie (p. 78).

          

          Depuis la Renaissance, l’idée est supérieure au faire : les objets des beaux-arts ne devraient pas être utiles et, a contrario, les objets décoratifs sont-ils des objets d’art (p. 9) ? L’institution du musée cherchant à rationaliser le monde place à distance l’usage concret de tous les objets, devenus des sémiophores d’un statut supérieur, culturellement valorisé. L’histoire de l’art, qui fut d’abord élitiste, s’intéresse aux formes plus banales de la production artistique avec des objets du patrimoine commun avec ses méthodes liant les sources, leur typologie, leur provenance, les archives, les journaux ou les biographies. Les artisans furent moins bavards que les peintres et les inventaires trop souvent laconiques (p. 96). Et que penser des artifices déconnectés de l’utilité de l’énergie organique ascendante de l’art baroque ? (p. 94)

         

          La trace affective portée aux objets, très souvent associée à la maison, au foyer domestique et au souvenir, peut encore se lire dans la littérature (p. 98), le langage, les objets « reliques », religieux ou sentimentaux ou encore dans les testaments qui transmettent les acquis (p. 99). Se référant aux Objets d’affection : une ethnologie de l’intime, de Véronique Dassié, l’auteur choisit un bon exemple avec la mise en abîme de l’objet intime que fut la maison de poupée, d’abord en Hollande puis dans toute l’Europe (p. 101). De là on en vient à prêter une âme aux objets, à fouler aux pieds les recoins du souvenir, comme le propose Bachelard dans La Poétique de l’espace.

          

          Cet essai donne à réfléchir à la fois sur notre relation aux objets et donc sur la mémoire humaine, volens nolens, attachée aux objets et leur statut au fil du temps. L’autrice pense que la lecture de ces traces mémorielles devrait s’étendre et se diversifier. Nous ne sommes pas toujours d’accord avec quelques assertions comme « le siècle des Lumières instaure un nouveau rapport aux objets » (p. 13) : cela avait commencé dans le dernier quart du XVIIe siècle, ou « la foi s’étiole » (p. 24) : elle prospère sous des formes très diverses, individuelles ou collectives, avec les fondations religieuses et la ferveur du culte marial. La difficulté du propos, rare dans la production scientifique française, choisi par Anne Perrin-Khelissa et celle de l’ordonnancement de ce texte touffu, aux justes citations, sont illustrées par l’actualité de sa riche bibliographie de dix pages et par ses illustrations mises en regard, qui sont remarquablement choisies.

 

 

Table des matières

 

Avant-propos     9

 

Introduction        13

 

L’objet domestique       19

            Une approche par les sens  24

            Espace privé, espace public   30

            Agencer les intérieurs   43

 

L’objet en société    51

            Du signe au sens                                                       

            Objets de distinction sociale    55

            Le luxe au service du politique    61

            Le présent diplomatique    64

            Appropriation et butin  68

 

Fabriquer l’objet   73

            Produire

            Savoir et savoir-faire  76

            Les arts et métiers    81

            Réminiscences   85

 

L’objet de notre imaginaire   89

            Utilité et fantaisie

            Histoire de l’art    95

            Prêter une âme aux objets  97

            Langage  101

 

Conclusion    109

 

Remerciements    113

 

Bibliographie sélective    115