Fermon, Paul: Le peintre et la carte. Origines et essor de la vue figurée entre Rhône et Alpes (XIVe-XVe siècle). 507 p., 44 b/w ill. + 76 colour ill., 210 x 270 mm, ISBN: 978-2-503-58035-7, 120 €
(Brepols Publishers, Turnhout 2018)
 
Rezension von Bruno Varennes
 
Anzahl Wörter : 1520 Wörter
Online publiziert am 2020-08-26
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3931
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          Avec Le Peintre et la Carte. Origine et essor de la vue figurée entre Rhône et Alpes (XIVe-XVe siècles), Paul Fermon propose une mise en ordre de sa thèse[1]. Étudiant de Patrick Gautier Dalché, il affine ici certains axes défrichés par ce dernier. Publié au sein de la collection Terrarum Orbis. Histoire des représentations de l’espace : texte, images, de l’éditeur Brepols, il offre une mise au point de qualité.

 

         À partir d’un constat simple d’apparence – les représentations d’espaces locaux en vue figurée sont rares avant le XIIIe siècle mais communes trois siècles plus tard – l’auteur cherche à comprendre comment l’essor de la cartographie locale en Occident à la fin du Moyen Âge s’effectue via la diffusion de nouvelles pratiques de représentation de l’espace.

 

         Son étude se situe à la croisée de deux objets (la peinture et la cartographie), classiquement différenciés, ce qui nécessite une remise à plat des définitions de la carte mais surtout de la vue figurée. Partant de la définition proposée par l’International Cartografic Association, comme « image symbolisée de la réalité géographique », l’auteur rappelle que la carte existe indépendamment de la géométrie. Il en vient à se rapprocher de la vue en se basant sur la définition de la revue TRANSEO : « la carte dispense de rencontrer la réalité concrète. C’est là sa fonction » (Introduction, p. 14-17). Dès l’introduction, P. Fermon questionne le sens qu’il attribue à la vue figurée, puis il revient à plusieurs reprises sur cette interrogation. Il s’agit de « l’enchaînement logique de deux actions, voir et figurer ». La vue figurée est assurément une « pratique culturelle » mais certainement pas un « genre » : en peinture, il estime préférable d’en réserver l’usage aux œuvres dont l’espace est le sujet (Introduction, p. 109, conclusion, p. 329).

 

         Offrant ce qui ne peut être directement perçu, la vue figurée permet de cerner le point de rencontre où se rejoignent peintres et cartographes. Fruit d’un travail de terrain, les représentations se veulent des pourtraitcs (Introduction, p. 27) d’après nature ou sont issues du besoin de suppléer à la visitatio d’un territoire. Leur finalité didactique relève ainsi d’une culture commune de l’image réunissant peintres et cartographes. Enfin, en l’absence de langage cartographique, celui commun à la peinture et au dessin devient aussi celui des cartes.

 

         P. Fermon a circonscrit un espace pour sa richesse et sa cohérence documentaire : entre le Rhône et les massifs alpins, du XIVe siècle à l’orée du XVIe siècle, cette densité de vues figurées, proche de celles de l’Italie septentrionale, est le fruit de centres de productions artistiques rayonnant jusqu’aux hautes vallées et de tensions territoriales entre des principautés et un royaume de France en expansion.

 

         L’ensemble se compose de sept parties : six dossiers, certains ayant déjà été présentés et parfois publiés, dont les œuvres sont reproduites en annexe, construisent une suite chrono-thématique portée par un corpus riche et diversifié. À partir des mutations de la peinture dès le XIIe siècle et de la cartographie au siècle suivant, conséquence de leurs interactions, l’auteur étudie les usages et souligne les mutations. Partant de la culture géographique, P. Fermon analyse le naturalisme de « l’École d’Avignon » et son influence, les « portraits » architecturaux d’études et de réalisation, puis la cartographie domaniale et territoriale et enfin les pièces à valeur juridique. Le septième chapitre dresse un bilan technique. S’entrecroisent l’analyse artistique de la figuration de paysages, une histoire de la territorialisation, dont la recherche de représentation souligne les mutations et une portée juridique en conséquence. À chaque étape, l’auteur s’efforce d’inscrire l’analyse dans une dynamique large, française, européenne, voire méditerranéenne.

 

         Le premier chapitre est structuré autour de la circulation des cartes, à partir du pôle avignonnais et de la cour angevine de Provence. La diffusion, dès le XIIIe siècle, d’une pratique cartographique maritime permet de mettre en évidence une érudition influencée par l’Italie et dépassant la culture de cour.

 

         L’auteur examine ensuite le modèle de la vue dans la peinture des XIVe et XVe siècles, essentiellement dans le Comtat Venaissin et la Provence, mais aussi en Dauphiné. Sont repris les constats déjà anciens de liens avec le naturalisme flamand et les apports italiens après Giotto, que l’auteur relie à la culture géographique qu’elles sous-tendent.

 

         Le troisième chapitre enquête sur les portraits d’architecture produits dans le Comtat comme dans les extensions outre-alpines du Dauphiné. Si les auteurs restent encore des peintres, le dossier explore l’origine de la pratique, pour partie dans la sigillographie. Les œuvres ont des finalités techniques : elles sont liées à des usages prospectifs à des fins d’aménagements.

 

         Avec les chapitres suivants se développe une dimension normative et juridique. Le quatrième chapitre se focalise sur la production cartographique dans le cadre domanial. L’étude de vues de pêcheries, rendant visible la répartition des droits, regroupe des cartes de contestation, construites comme des « pièces d’enregistrement », ce qui questionne leur statut juridique.

 

         Le chapitre suivant se concentre sur les cartes territoriales, dossier qui a été longuement défriché en amont par l’auteur. L’administration des principautés entraîne la production de pièces par des agents spécialisés et fidèles qui préfigurent les ingénieurs du roi. Si les œuvres sont diverses, elles permettent de suivre le processus par lequel la vue figurée s’impose d’abord comme un complément avant de devenir une substitution de la visitatio sur site. Au-delà d’une influence de la pratique du Parlement de Paris, la formation, le rôle et la personnalité des clercs est questionnée, alors que certains se révèlent incontournables, tel l’officier du conseil delphinal Mathieu Thomassin.

 

         La montée en puissance du rôle administratif et juridique des vues figurées culmine au sixième chapitre, dédié à leur rôle en justice. Est traité un dossier-fleuve, celui des procès du Rhône et de la Durance, opposant la cité pontificale d’Avignon et ses puissants voisins. L’analyse de la vue figurée de l’île de Courtines, qui était le sujet du mémoire de Master de l’auteur, en 2003, permet de mettre en exergue le cheminement des parties en litige vers le principe de la vue accordée, prenant valeur juridique. Enfin, le septième et dernier chapitre reprend l’ensemble des étapes relatives à la production de la vue figurée, permettant de dresser un nécessaire bilan. La cohérence de ce parcours chrono-thématique doit être soulignée.

 

         Ainsi, cet ouvrage se place dans un large courant d’études portant sur les mutations des rapports des sociétés médiévales à l’espace, relevant d’un véritable spatial turn[2], renouvelé par de nouvelles générations d’historiens. Le lien doit être fait avec les travaux du médiéviste Léonard Dauphant autour de l’appréhension de l’espace et de son appropriation, et ceux de la doctorante moderniste Perrine Camus, qui étudie les productions cartographiques de Jean de Beins (1577-1651)[3].

 

         Quelques lourdeurs et répétitions, conséquences d’un travail de synthèse, tout comme la dispersion des informations relatives à certains artistes entravant la compréhension de leurs productions (Marino Sanudo, Nicolas Dipre), restent des scories secondaires.

 

         En considérant la production géographique comme objet culturel, l’auteur assume sa filiation avec les travaux de Patrick Gautier Dalché, dont les multiples axes d’études sont ici un arrière-plan récurrent. Cependant, P. Fermon dresse un bilan lucide sur les césures entre les écoles historiques. Il rappelle que « l’“espace” comme les “représentations” ont envahi depuis plus de trente ans les champs de la recherche historique, mais (…) sans reposer sur des définitions claires ». Surtout, il souligne avec justesse que « l’étude de la “spatialité historique” chez les médiévistes est partagée entre deux courants qui coexistent en s’ignorant souvent » (Introduction, p. 31-32). Par cet ouvrage, l’auteur se détache ainsi des recherches des archéologues et des historiens des textes travaillant sur les formes de l’encellulement et étudiant des pratiques de l’espace, alors que la perception de l’espace qu’ils mettent en avant est le nécessaire préambule à toute représentation de ce dernier. Il est dès lors regrettable que cet amer constat n’ait pas amené son auteur à travailler à un rapprochement, ces deux courants historiographiques apparaissant plus complémentaires qu’opposés.

 

 


[1] Docteur en Histoire Médiévale de l’École Pratique des Hautes Études, rattaché au Laboratoire d’Archéologie Médiévale et moderne en Méditerranée, Paul Fermon s’est spécialisé dans les études culturelles. Paul Fermon, Le peintre et la carte : les représentations des espaces locaux dans les documents juridiques et iconographiques entre Alpes et Rhône (début XIVe s. – début XVIe siècle), sous la direction de Patrick Gautier Dalché, Paris, EPHE, soutenue le 03 décembre 2016. En ligne, http://www.theses.fr/2016EPHE4076

[2] Expression de Thomas Zotz, « Présentation et bilan de l’historiographie allemande de l’espace », in Constructions de l’espace au Moyen Âge (Actes du 37e congrès de la SHMESP), Paris, Publication de la Sorbonne, 2007, p. 57-71 (p. 58).

[3] Perrine Camus effectue actuellement son doctorat (« Les Alpes intelligibles. Représentations cartographiques et paysagères dans les territoires de montagne au temps de Jean de Beins (1577-1651) »), sous la direction de Stéphane Gal, à l’Université de Grenoble.