Herbert de la Portbarré-Viard, Gaëlle - Robert, Renaud (dir.): Architectures et espace fictifs dans l’Antiquité : textes – images, (Collection Scripta antiqua, 114), 226 p., ISBN : 978-2-35613-227-7, 25 €
(Editions Ausonius, Bordeaux 2018)
 
Compte rendu par Léa Narès, Sorbonne Université
 
Nombre de mots : 1964 mots
Publié en ligne le 2020-09-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3934
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         Les variétés d’occupation et de perception de l’espace, selon les sociétés et les époques, ont été étudiées par l’anthropologue Edward T. Hall dans son essai The Hidden Dimension (1966) et ont fait l’objet de nombreuses recherches en sciences humaines. Pour la période antique, nombre de ces études ont porté sur la construction – réelle ou imaginaire – de l’espace et des architectures. Ainsi, les liens entre les scénographies du deuxième style pompéien et les décors de théâtre figurant des palais ou des villes furent identifiés par Hendrik G. Beyen au sujet de la fresque du cubiculum M de la villa de P. Fannius Synistor à Boscoreale, qui a mis en lumière, dès 1938, les corrélations formelles entre la peinture et le théâtre. Le présent ouvrage, édité par Gaëlle Herbert de la Portbarré-Viard et Renaud Robert, et résultat d’un programme réunissant plusieurs équipes autour du concept d’architecture fictive, s’inscrit donc dans la lignée des travaux sur la représentation de l’espace dans l’art et la littérature. Il prolonge la réflexion engagée dans Dire l’architecture dans l’Antiquité (2016), qui se concentrait sur l’aspect théorique de l’architecture antique et prenait pour objet les realia. Ces neuf contributions, dont certaines sont issues des journées d’étude et colloques internationaux organisés entre 2013 et 2018 par les équipes d’Aix-Marseille Université et de l’université de Bordeaux Montaigne, explorent les liens entretenus entre le décor et l’espace dans lequel il se déploie, la manière dont les espaces et architectures pouvaient être figurés ainsi que le regard que devaient porter les commanditaires et destinataires sur ces constructions fictives.

 

         Les quatre premières contributions, intitulées « Peintures », émanent d’une journée d’étude, tenue le 1er février 2013 à l’université d’Aix-Marseille, portant sur la définition du concept d’architecture fictive dans l’Antiquité.

 

         Claude Pouzadoux (« La représentation des naïskoi dans la céramique apulienne : une architecture fictive ou virtuelle ? », p. 17-27) initie cette première partie en présentant un schéma iconographique bien attesté dans la céramique apulienne : le naïskos. Il s’agit d’un petit édicule peint, abritant la statue d’un personnage, souvent entouré par d’autres individus, qui semble apparaître à Tarente dans le deuxième quart du IVe siècle av. J.-C., précédant ainsi les premiers vestiges réels. Le contexte funéraire d’une grande partie de ces vases a permis d’associer ces naïskoi, dont le répertoire emprunte aussi au vocabulaire architectural de l’héroon, à des monuments funéraires ou des chapelles. Claude Pouzadoux met en évidence l’utilisation d’un motif architectural imaginaire en encadrement, afin de distinguer et hiérarchiser la figure qu’il contient et ainsi l’héroïser.

 

         Si la première contribution concernait un type iconographique propre à la céramique grecque, les trois suivantes s’arrêtent sur les architectures et espaces fictifs des peintures et stucs muraux du début de l’Empire romain. Ainsi, Hélène Eristov (« Fiction de l’architecture – architecture de la fiction », p. 29-47) montre comment les représentations d’architectures dans les peintures de quatrième style pompéien sont construites à partir de fragments architectoniques empruntés aux constructions réelles et en propose une typologie. L’auteur démontre aussi comment ces architectures fictives peuvent devenir cadre de la fiction, en participant à la mise en scène des personnages et en rythmant le récit figuré. Nicole Blanc (« Relief et illusion. Les avatars des architectures fictives stuquées en Italie romaine (Ier-IIe siècles) », p. 49-65) revient sur l’évolution des architectures fictives dans les décors stuqués, notamment à travers la question de la vraisemblance. En effet, à la fin de la République, le stuc a pour fonction de dissimuler, de compléter les détails architectoniques voire de servir de substitut à un matériau plus luxueux. Lorsque le stuc commence à devenir ornemental, les architectures fictives développent un répertoire propre, influencé par la peinture du quatrième style. Et, si l’effet d’illusionnisme est bien présent, ce n’est pas la vraisemblance avec l’architecture réelle qui est recherchée mais la structuration de la paroi. Nicole Blanc montre également comment l’illusionnisme des architectures perd en importance à partir du IIe siècle, au point où ces dernières fragmentent encore plus le discours iconographique. Enfin, Stéphanie Wyler (« Trompe-l’œil et métalepse dans la peinture romaine », p. 67-86) explore l’usage de la métalepse dans la construction des architectures fictives de quatre peintures de deuxième style pompéien. Si la métalepse littéraire peut être définie comme la transgression du pacte fictif, l’auteur jouant sur la « suspension de l’incrédulité » du lecteur en faisant déborder les personnages des limites vraisemblables imposées par le récit, elle est ici définie comme une transgression aux codes habituels de la mimesis. Chaque exemple a ainsi pour objet de montrer les procédés techniques mis en place par le peintre – que ce soit le jeu sur la position des paons de la villa de Poppée à Oplontis entre plusieurs plans ou celui sur le rendu des matières dans une frise de la villa des Mystères à Pompéi – pour rendre cet effet de décalage. De plus, ces exemples mettent aussi en lumière les éventuelles motivations des commanditaires.

 

         La deuxième partie réunit deux contributions sous le titre « Ekphrasis », un genre littéraire consistant à décrire des œuvres, des lieux ou des événements et dont les exemples les plus célèbres sont les descriptions des boucliers d’Achille dans l’Iliade (XVIII, v. 478-522) et d’Énée dans l’Énéide (VIII, v. 626-731).

 

         Pierre-Alain Caltot (« Rome avant Rome : architecture fictive et ekphrasis prophétique dans le discours d’Évandre (Verg., Aen., 8.310-365 », p. 89-105) fait le choix de commenter un passage du livre VIII de l’Énéide de Virgile : la visite guidée du futur site de Rome par Évandre. Il explique comment cette ekphrasis monumentale de Rome, que le récit place à une époque où la ville n’existe pas encore, présente les grands travaux entrepris par Auguste à la fin du Ier siècle av. J.-C. Le jeu sur les temporalités et le choix des bâtiments décrits par Évandre servent le discours idéologique et politique du régime augustéen, notamment le retour de l’âge d’or. Gaëlle Herbert de la Portbarré-Viard (« Du palais de Vénus au séjour céleste des Vierges : quelques remarques sur le devenir de la tradition littéraire des architectures et décors fictifs dans la poésie latine tardive », p. 107-137) nous fait faire un saut dans le temps. L’ekphrasis d’architectures fictives évolue sous la plume des poètes latins tardifs. L’auteur met en évidence les influences et différences entre les descriptions de Claudien et Prudence (début du Ve s.), de Sidoine Apollinaire (fin du Ve s.) et celles des poètes du Haut Empire, notamment Stace. Elle révèle ainsi la nouvelle insistance portée sur les décors en pierres précieuses et le rôle de la lumière, au détriment des éléments architecturaux eux-mêmes chez Sidoine Apollinaire. Ce nouveau style littéraire (Jeweled Style) illustre bien, au moyen de l’ekphrasis d’édifices, la transition entre culture païenne et chrétienne au début du Ve siècle.  

 

         Trois articles constituent la dernière partie, « Espaces imaginaires – imaginaire de l’espace » : les auteurs explorent les représentations mentales des espaces (rituelles, philosophiques et socio-culturelles) à travers leurs représentations dans les textes, l’iconographie et les architectures.

 

         Anne-Françoise Jacottet et Stéphanie Wyler (« ‘Le bel antre toujours vert’ : une architecture éphémère, entre textes et imaginaire », p. 141-159) s’intéressent à l’antre dionysiaque, espace essentiel du mythe, et à sa transposition dans la réalité rituelle. Dionysos est un dieu des marges, situé entre monde des morts et des vivants. Il n’est donc pas étonnant qu’une abondante végétation pousse dans un espace bacchique, la grotte, même si celle-ci lui est généralement hostile. Pourtant, le passage entre l’imaginaire et sa reproduction dans le réel a conduit à la mise en place de diverses modalités formelles que les auteurs présentent par le biais des textes, des images et des découvertes archéologiques. Cet antre de Dionysos pourrait être un exemple de topothesia, concept étudié par Renaud Robert (« Paysages-fictions : les villas romaines du Ier s. a. C. et l’Illissos », p. 161-178), qui désignait probablement la reconstitution d’un modèle fictif dans la réalité. Il explique, à partir de la description par Cicéron de sa villa et de ses aménagements à Arpinum dans le De Legibus, comment ce dernier joue sur les références et allusions à l’Illisos, sur les bords duquel se déroule le dialogue du Phèdre de Platon. La comparaison entre le Fibrène à Arpinum et l’Illisos à Athènes lui permet ainsi de construire un paysage littéraire et mémoriel à partir d’éléments de paysages réels et de récits plus anciens sur ces lieux.

 

         La dernière contribution, portée par Éloïse Letellier-Taillefer (« Textes, images et imaginaire de l’architecture : dans le dédale des graffitis labyrinthiques du couloir des théâtres de Pompéi », p. 179-209), s’intéresse à trois graffiti découverts dans le couloir reliant les deux théâtres de Pompéi. Datés entre 37 av. J.-C. et 79 apr. J.-C., ils furent réalisés à peu de distance les uns des autres par des spectateurs sur le modèle traditionnel des labyrinthes « crétois » circulaires. Éloïse Letellier-Taillefer explique comment ces labyrinthes, qui ont d’abord un caractère ludique, sont plus généralement insérés dans un contexte socio-culturel et peuvent, par le jeu des images mentales et des références mythologiques et historiques, renvoyer au tissu urbain et à l’édifice théâtral.

 

         Les termes de « fictif » – ce qui n’est pas réel – et « fictionnel » – l’invention du réel – sont définis dès l’introduction. On note également l’utilisation du concept de « virtuel », tel que le détermine Gilles Deleuze (Différence et répétition, 1968), qui postule que celui-ci ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel. Cette définition, qui est certainement celle qu’entend Claude Pouzadoux au sujet des naïskoi, aurait probablement pu mieux servir le propos. La problématique du regard des Anciens sur les architectures et espaces fictifs est bien posée et illustrée par les articles. Le choix de répartir les contributions selon les supports qui accueillent le discours architectural fictif – la peinture et le stuc, la littérature et l’espace réel et mental qui s’appuient aussi sur les images et les textes – est judicieux et permet de mettre en lumière les différentes méthodologies employées. Les lecteurs apprécieront les trois index – les sources littéraires, les noms de lieux et les noms de personnages anciens – ainsi que la variété des sujets et des périodes traités, qui permettent d’appréhender l’évolution des regards et de l’imaginaire des Grecs et des Romains entre le IVe siècle av. J.-C. et le Ve siècle apr. J.-C. dans leur contexte.

 

         Cette publication est un apport non négligeable aux précédentes études philologiques et iconographiques des décors antiques, qu’elle continue et complète, tout en se concentrant sur un thème précis.

 

 

Sommaire

 

Gaëlle Herbert de la Portbarré-Viard et Renaud Robert, « Introduction », p. 9-14

Claude Pouzadoux, « La représentation des naïskoi dans la céramique apulienne : une architecture fictive ou virtuelle ? », p. 17-27

Hélène Eristov, « Fiction de l’architecture – architecture de la fiction », p. 29-47

Nicole Blanc, « Relief et illusion. Les avatars des architectures fictives stuquées en Italie romaine (Ier-IIe siècles) », p. 49-65

Stéphanie Wyler, « Trompe-l’œil et métalepse dans la peinture romaine », p. 67-86

Pierre-Alain Caltot, « Rome avant Rome : architecture fictive et ekphrasis prophétique dans le discours d’Évandre (Verg., Aen., 8.310-365 », p. 89-105

Gaëlle Herbert de la Portbarré-Viard, « Du palais de Vénus au séjour céleste des Vierges : quelques remarques sur le devenir de la tradition littéraire des architectures et décors fictifs dans la poésie latine tardive », p. 107-137

Anne-Françoise Jacottet et Stéphanie Wyler, « ‘Le bel antre toujours vert’ : une architecture éphémère, entre textes et imaginaire », p. 141-159

Renaud Robert, « Paysages-fictions : les villas romaines du Ier s. a. C. et l’Illissos », p. 161-178

Éloïse Letellier-Taillefer, « Textes, images et imaginaire de l’architecture : dans le dédale des graffitis labyrinthiques du couloir des théâtres de Pompéi », p. 179-209

 


N.B. : Léa Narès prépare actuellement une thèse de doctorat intitulée  "Les complexes thermaux de Baïes (Ier s. a. C. - IIIe s. p. C.) : phases d’aménagement et identification des espaces à partir des décors" sous la direction de Mme Emmanuelle Rosso (Université Paris-Sorbonne).