Sterckx, Marjan - Verschaffel, Tom (eds.): Sculpting Abroad. Nationality and Mobility of Sculptors in the Nineteenth Century, 160 p., 28 b/w ills + 39 col. ills, 216 x 280 mm, ISBN 978-2-503-58027-2, 95 €, excl. tax
(Brepols Publishers, Turnhout 2020)
 
Compte rendu par Guillaume Le Bot
 
Nombre de mots : 1594 mots
Publié en ligne le 2021-05-20
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3940
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          L’ouvrage est le résultat de la conférence Sculpting Abroad: the International Mobility of Nineteenth-Century Sculptors and Their Work qui s’est tenue à Gand en 2016. Au XIXsiècle, au moment de l’émergence des États-nations en Europe, les sculpteurs furent amenés à voyager davantage qu’au siècle précédent, en raison de la multiplication des expositions internationales, mais aussi pour répondre à des commandes et à des concours de plus en plus ouverts à l’international. Ils répondaient ainsi aux nouvelles exigences d’un marché ouvert et dynamique. Les artistes furent d’ailleurs encouragés en ce sens. Cependant, une fois à l’étranger, il leur était demandé de représenter leur nation d’origine et de porter les spécificités de celle-ci en dépit d’un contexte de création souvent interconnecté et internationalisé. Il existe donc une tension entre l’affirmation de “styles nationaux” et l’interconnexion concrète du marché. L’ouvrage présente un ensemble de contributions qui offrent un point de vue somme toute très nuancé sur cette question : si certains artistes ont largement bénéficié du fait d’être étrangers, les accusations d’ordre nationaliste et patriotique en pénalisèrent d’autres. Enfin, la totalité des contributrices étant des femmes, la question de la place des femmes et des attaches familiales est également posée. Ces questions sont la plupart du temps éludées par les chercheurs masculins. 

 

         L’ouvrage s’articule en trois chapitres : « Nationalités doubles », « Pratiques quotidiennes » et « Stratégies de carrière ». L’article de Jana Wijnsouw pose la question pertinente de l’émergence d’une sculpture dite “nationale” en Belgique, pays qui naît en 1830. La statuaire a donc joué un rôle essentiel dans l’affirmation de cette identité nationale. Comment doit se définir l’“école belge” ? J. Wijnsouw indique que la notion est fluide et peut être définie soit en fonction du lieu de résidence soit du lieu de naissance, au gré des circonstances. Par exemple, Rodin, alors qu’il résidait en Belgique (à partir de 1870), est classé dans la section belge des expositions internationales. En revanche, si un artiste, comme le Français Carrier-Belleuse, se trouvait à la tête d’un important programme décoratif comme celui de la Bourse de Bruxelles (1870-74), on pouvait lui reprocher d’occuper la place d’un artiste belge. Cette vision, totalement centrée sur l’affirmation de la nation, autorisa les Belges Jef Lambeaux ou Julien Dillens à se réclamer de Giambologna (Jean Bologne) sous prétexte que celui-ci était né dans les Pays-Bas habsbourgeois et pouvait donc être considéré comme belge. 

 

         C’est le parcours d’Henry de Triqueti, et surtout ses liens d’amitié avec la famille royale anglaise ainsi qu’avec la famille impériale prussienne, qui ont intéressé Désirée de Chair. La mobilité de Triqueti s’est trouvée à plusieurs reprises confrontée aux oppositions violentes entre la France et la Prusse. L’autrice souligne que, pour échapper à certaines accusations nationalistes, Triqueti fut obligé de cacher son nom au profit des maîtres d’œuvres locaux. Il était d’ailleurs loin d’être le seul à le faire. Triqueti a rencontré de nombreuses difficultés au cours de sa carrière à cheval entre la France, l’Angleterre et la Prusse en raison d’un contexte patriotique tendu. 

 

         Frédérique Brinkerink questionne aussi les réactions nationalistes à l’égard des artistes étrangers aux Pays-Bas en s’appuyant sur les exemples du Belge Louis Royer et du Prussien Leo Stracké. L’autrice dresse un utile panorama du marché et des acteurs de cette époque, mais aussi des enjeux stratégiques et commerciaux. En s’installant près de la cour royale de La Haye, Royer est parvenu à surmonter les réticences nationalistes. Grâce à son poste officiel à la cour, il est finalement devenu un sculpteur prééminent dans le pays. De même pour Leo Stracké, pourtant originaire de Westphalie : il parvint lui aussi à obtenir des commandes prestigieuses aux Pays-Bas, tout en faisant face à une forte opposition nationaliste. S’appuyant sur des exemples de commandes officielles, l’autrice détaille la nature des débats sur l’affirmation d’un style national et nous permet de mieux saisir les tensions qui animaient la scène artistique de cette époque. 

 

         Il en va de même pour la Belgique, où de nombreux sculpteurs étrangers parvinrent à réaliser de belles carrières professionnelles. C’est le cas du Français Georges Houtstont, analysé par Linda Van Santvoort. Sa contribution à l’emblématique Colonne du Congrès (Bruxelles) permit au Français de s’implanter en Belgique, en dépit d’un fort protectionnisme à la fois artistique et économique. L. Van Santvoorst s’intéresse aussi à la question de la restauration des bâtiments historiques et à l’approche nationaliste à leur égard. Elle en conclut que les origines françaises de Houtstont l’ont finalement aidé dans sa carrière bruxelloise. 

 

         Barbara Musetti analyse les parcours des nombreux sculpteurs italiens arrivés en France au cours du XIXe siècle. Elle esquisse une brève et habile synthèse de la situation des praticiens italiens à Paris. Leur grand nombre devait modifier la sociologie de la capitale, dans le domaine de la statuaire en particulier. Certains ateliers parisiens firent baisser leurs coûts de revient en faisant appel à cette main-d’œuvre moins onéreuse. Ces ateliers faisaient aussi travailler les ateliers de Carrare au maximum (le prix du transport étant indexé sur le poids des pierres). Exemple de ces tensions : le Groupement des Praticiens Français, réunissant la profession, a fait appel aux pouvoirs publics, en accusant les Italiens de concurrence déloyale. Ce syndicat exigeait des pouvoirs publics des mesures protectionnistes, mais au-delà de quelques discours, aucune loi ne fut votée. Les tensions entre Français et Italiens ont aussi constitué le contexte d’émergence de l’anarchisme dans les milieux ouvriers. L’article aussi sera très utile aux chercheurs intéressés par cette question. 

 

         Clarisse Fava-Piz se penche en détail sur deux groupes sculptés du “Rodin Américain”, Andrew O’Connor : The Commodore Barry (1906, projet) et Le Débarquement (1918-31, Merrion Square, Dublin). En déplacement permanent entre son Amérique natale, Paris, Londres et l’Irlande, l’artiste a fait de l'exil, du déplacement et de la mobilité, le centre de son travail. L’autrice souligne que l'itinérance d’A. O’Connor a fortement freiné la reconnaissance de son travail. Anne-Lise Desmas conclut cette deuxième partie en se penchant dans le détail sur le vase monumental réalisé par Ringel d’Illzach (1889, Getty Museum, Los Angeles) et les difficultés liées à la vente de celui-ci. C’est surtout l’occasion de s’intéresser aux questions de déplacement à travers le monde des artistes mais aussi des objets dans le contexte des expositions internationales. Ni le fondeur, ni l’artiste n’ont saisi l’opportunité d’affirmer une identité nationale claire qui aurait pu faciliter la vente de l’objet. 

 

         C’est certainement l’excellent article de Sharon Hacker qui apporte le plus d’éléments sur la problématique soulevée par ce colloque. Très compétente spécialiste de l’œuvre de Medardo Rosso, elle précise d’emblée la spécificité de l’artiste qui, à son arrivée en France, refusa à la fois d’adopter un style parisien mais refusa tout autant d’affirmer une quelconque forme d’“italianité”, ce qui aurait certainement facilité sa carrière. Il choisit donc la voie étroite du cosmopolitisme. Son attitude, analysée dans ce contexte de fortes migrations, confirme la récente remise en cause de l’idée selon laquelle ce serait la France qui aurait donné naissance à la modernité, sous-estimant ainsi les apports extra-européens. Enfin, Rosso devait aussi développer des techniques nouvelles, pour ainsi éviter les fonderies et parvenir à vendre ses œuvres directement à ses acheteurs. 

 

         Francisca Vandepitte analyse, dans un article précis et soigné, les relations entre Constantin Meunier et la Sécession viennoise. Elle expose parfaitement l’évolution du sculpteur, annoncé vers 1898 comme l’égal de Rodin, qui finit en 1905 par être présenté comme une figure historique de second rang. L’autrice rappelle enfin le peu d’influence qu’a eu Meunier sur la Sécession viennoise en dépit d’une intense présence au cours des éditions successives. 

 

         Enfin, Antoinette Le Normand-Romain s’est attachée aux rapports que Rodin a entretenus avec l’Italie, la Belgique mais aussi avec l’Angleterre entre 1870 et 1890. Sa bonne connaissance du sujet lui permet d’analyser en détail et avec subtilité la nature de son inspiration dans l’élaboration de L’Âge du bronze par exemple. Sans réellement se pencher sur les problématiques liées à la mobilité des artistes, Antoinette Le Normand-Romain éclaire de façon utile les itinéraires de Rodin en Europe ainsi que la réception locale de son travail. 

 

         Si l’introduction du colloque promettait des contributions riches d’enseignements, la lecture de celles-ci pourra peut-être décevoir. Les questions des migrations et des changements d’identités étaient pourtant prometteuses et porteuses de sens, surtout à l’heure actuelle, mais les analyses n’ont pas l’ampleur que l’on pouvait en attendre. 

 

 

 

Sommaire

 

Introduction. Tom Verschaffel and Marjan Streckx : The Nationality of Sculpture: International Mobility of Nineteenth-Century Sculptors and Their Work, p. 3. 

 

Chapitre 1 : Dubious Nationalities

 

Jana Wijnsouw, In Search of a National (S)cul(p)ture: The Local, National, and International Identity of Sculptors in Belgium (1830–1916), p. 19. 

 

Désirée de Chair, Henry de Triqueti between Britain and Prussia : A Frenchman Sculpting for Victoria, Crown Princess of Prussia and Princess Royal of Great Britain (c.1864-1874), p. 31. 

 

Frédérique Brinkerink, ‘The Right Man in the Right Place’: Foreign Sculptors Active in the Netherlands (c.1820-1890), p. 45. 

 

Linda Van Santvoort, A Clear Case of Favouritism? The French Ornamentist Georges Houtstont at Work in Brussels (c.1862-1912), p. 57. 

 

Chapitre 2 : Daily Practices

 

Barbara Musetti, Prejudice and Protectionism: Italian Sculptors in France in the Nineteenth Century, p. 73. 

 

Clarisse Fava-Piz, From Commodore John Barry toLe Débarquement: Embodying Mobility in Andrew O’Connor’s Oeuvre (c.1900-1940), p. 85. 

 

Anne-Lise Desmas, An Artwork’s Journey: The International Peregrinations of a 1889 Bronze Vase Created by French Sculptor Ringel d’Illzach and Cast in Brussels, p. 99. 

 

Chapitre 3 : Career Strategies 

 

Sharon Hecker, An Italian Émigré Sculptor in Paris: The Case of Medardo Rosso, p. 115. 

 

Francisca Vandepitte, The Last Waltz: Constantin Meunier and the Vienna Secession (1898-1905), p. 123. 

 

Antoinette Le Normand-Romain, ‘Far From Sculpture and Close to Nature’? Auguste Rodin and the Attraction of Belgium, Italy, and England (c. 1870-1890); p. 135.