Heller, Anna : L’âge d’or des bienfaiteurs. Titres honorifiques et sociétés civiques dans l’Asie mineure d’époque romaine (Ier s. av. J.-C. - IIIe s. apr. J.-C.) (Ecole Pratique des Hautes Etudes. Sciences Historiques et Philologiques, III - Hautes Etudes du monde gréco romain, 58). 312 p., ISBN : 978-2-600-05746-2, CHF 49
(Droz, Genève 2020)
 
Compte rendu par Fabrice Delrieux, Université Savoie Mont Blanc
 
Nombre de mots : 1966 mots
Publié en ligne le 2021-03-19
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3946
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          Tiré d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches soutenu en 2014, le travail important que vient de publier Anna Heller fait suite à un premier livre, déjà remarqué, publié en 2016 sur Les « bêtises des Grecs ». Conflits et rivalités entre cités d’Asie et de Bithynie à l’époque romaine (129 a.C.-235 p.C.). Il est aussi, et peut-être surtout, le complément tant espéré au célèbre ouvrage que Philippe Gauthier publia en 1985 sur Les cités grecques et leurs bienfaiteurs (IVe-Ier siècle avant J.-C.). Contribution à l’histoire des institutions. Cette nouvelle publication est d’autant plus importante que, comme le souligne Anna Heller dans son introduction (p. 1), l’époque romaine « peut apparaître comme l’âge d’or des bienfaiteurs, qui semblent dominer la scène publique et dont la supériorité sociale est sans cesse affirmée, à la fois verbalement et visuellement ». Il n’est donc pas étonnant que, depuis une vingtaine d’années, les travaux sur tel ou tel aspect de ce sujet n’aient cessé de se multiplier. Comme nous aurons l’occasion de le constater, l’approche synthétique de la question par Anna Heller n’est pas le moindre mérite de son livre.

 

         Étant donné l’ampleur du sujet, l’enquête a été volontairement limitée à l’Asie Mineure, « à la fois pour des raisons de faisabilité et pour des raisons objectives de répartition des sources » (p. 14). C’est en effet dans cette région « que le phénomène des titres honorifiques est le plus abondamment attesté » (p. 14). Cela n’a pas lieu de surprendre dans un Orient méditerranéen où la pratique prit naissance à l’époque classique et où elle connut, de très loin, sa plus grande extension.

 

         Le cadre géographique fixé, Anna Heller a travaillé à partir d’un échantillon impressionnant « de 29 552 inscriptions, provenant de 16 régions différentes » (p. 15 ; cf. aussi p. 271-272). Pour être exploitée au mieux, une telle masse nécessitait la création d’une base de données dont la version simplifiée a été mise en ligne à l’adresse www.euergetai.univ-tours.fr. Grâce à celle-ci, et comme indiqué dans la page d’accueil, l’utilisateur dispose d’un outil précieux dans lequel sont recensés « les individus et les institutions attestés avec un ou plusieurs titres honorifiques dans un ensemble de corpus épigraphiques d’Asie Mineure, qui ont été dépouillés de manière systématique ». Il s’agit là d’un instrument de recherche appelé à rendre des services aussi éminents que la base, accessible à l’adresse www.pretres-civiques.org, qui accompagnait l’ouvrage de Gabrielle Frija, paru en 2012, sur Les prêtres des empereurs. Le culte impérial civique dans la province romaine d’Asie.

 

         Forte d’un tel outil, Anna Heller a procédé à un examen minutieux et mis en perspective les titres conférés aux individus méritants, parmi lesquels « bienfaiteurs », « fondateur » et « sauveur », connus de longue date mais chargés de nouveaux sens sous l’Empire, ou bien encore philopatrisphilosebastos et « fils de la cité », nouveaux venus dans le vocable des honneurs et non moins riches d’enseignements. Ainsi, « fils de la cité », accordé de préférence aux citoyens romains, dont le statut leur donnait la possibilité de faire carrière à Rome, était peut-être une réponse à un risque d’éloignement géographique des intéressés, que la communauté qui les honore et dont ils sont issus « conjure en réaffirmant le lien indéfectible qui unit l’individu à sa patrie » (p. 264).

 

         Comme l’a écrit par exemple Henri Fernoux dans Le Demos et la Cité. Communautés et assemblées populaires en Asie Mineure à l’époque impériale, publié en 2011, ces témoignages de reconnaissance, conséquence d’un honneur plutôt qu’un honneur en soi, visaient avant tout les élites dirigeantes qui en inspiraient l’octroi à des assemblées de citoyens dont l’importance, sous les Césars, fut bien moins symbolique que ce que l’on a longtemps imaginé et dont les décisions souveraines, dans l’esprit des débats des époques classique et hellénistique, n’étaient pas sans conséquences dans la course au prestige et au pouvoir que se livraient les bienfaiteurs. Comme le souligne Anna Heller, ce commerce subtil entre le peuple et celui qu’il honore nourrit « l’idée d’une relation entre l’individu et la cité à laquelle il manifeste son dévouement, plutôt que celle de la supériorité ou de l’excellence individuelle » (p. 262).

 

         Le contexte et les circonstances variées dans lesquels une personne peut être honorée explique également qu’un même titre (tel philopatris) peut faire l’objet de procédures d’attribution différentes. Ce faisant, Anna Heller distingue trois grandes sortes de titres, correspondant à autant de registres de langage : 1° les titres à proprement parler, comme « fondateur », philopatrisphilosebastos, « sauveur », etc., cas de figure de loin le plus fréquent (plus de la moitié des occurrences) en lien avec le contexte institutionnel des honneurs civiques ; 2° les para-titres, comme eugenèskalos kai agathosphilopatorphilotimos, etc., « pour signaler qu’ils se trouvent dans le même contexte et avec la même fonction que les titres, auxquels ils peuvent être juxtaposés, mais relèvent d’une rhétorique de l’éloge plus générale » (p. 81) ; 3° les titres privés, plus marginaux, appliqués « aux situations où un individu décrit sa relation avec un autre individu par le moyen de termes attestés par ailleurs comme titres ou para-titres » (p. 81). Ces différentes marques de reconnaissance ont en commun d’être d’autant plus mises en valeur dans les manifestations publiques et privées (commémorations, dédicaces de monuments, etc.) qu’elles sont moins sollicitées ailleurs, en particulier dans un environnement funéraire privé.

 

         Un autre grand enseignement de l’enquête menée par Anna Heller est que le recours institutionnel aux titres honorifiques en Asie Mineure débute dans la seconde moitié du Ier siècle a.C., « sans doute en réponse aux temps troublés que connaît alors la région » (p. 204), quand l’hommage rendu à un individu est, plus encore que par le passé, un moyen d’assurer l’avenir. Par la suite, la pratique se développe, de manière uniforme dans presque toutes les cités, au rythme des usages épigraphiques (le décret honorifique cédant la place aux textes commémoratifs, aux inscriptions honorifiques et aux dédicaces), et atteint son apogée entre le début du IIe et le début du IIIe siècle p.C. Dans la mesure où un quart à un tiers des inscriptions honorifiques parvenues jusqu’à nous mentionnent au moins un titre, Anna Heller conclut que l’on est en présence d’une véritable « koinè institutionnelle » dans laquelle les cas particuliers comme à Pergame (titres sous-représentés) et à Éphèse (titres sur-représentés), retiennent l’attention.

 

         Dans le cas de Pergame, où les titres sont moins fréquents et moins variés que dans le reste de l’Asie Mineure, les marques de reconnaissance vont prioritairement à l’empereur et aux magistrats romains en exercice, peut-être en raison du passé de capitale royale d’une cité ayant fait « une interprétation “monarchique” du système des titres, compris comme un moyen de communication avec les représentants de la puissance hégémonique qui a pris la place des rois » (p. 262). De leur côté, les notables locaux sont beaucoup moins mis à l’honneur et les femmes ne le sont jamais. Ailleurs, certains titres, tels philosebastos à Éphèse et oikistès à Milet, rayonnent pour l’essentiel dans un périmètre géographique déterminé et selon des époques différentes d’une région à l’autre. Selon Anna Heller (p. 205), cela tient sans doute « à un contexte historique précis (le statut de capitale provinciale et de grand centre d’échanges pour Éphèse, les revendications d’antiquité pour Milet qui cherche à s’imposer dans la compétition entre cités) mais il convient aussi de faire la part des traditions locales, auxquelles les cités sont d’autant plus attachées qu’elles sont conscientes de faire partie d’un vaste ensemble politiquement unifié ».

 

         Entre autres exemples, les titres exprimant le dévouement à l’empereur et au régime impérial sont surtout attestés en Ionie, en particulier à Éphèse, alors que philopatris est davantage usité dans les régions les plus tardivement hellénisées. De même, « sauveur » abonde dans les cités ayant connu les dominations séleucide et attalide, tandis que « fondateur » se distingue dans un espace géographique courant de la Mysie à la Pamphylie en passant par la Phrygie et la Pisidie. Le seul titre ralliant tous les suffrages, dans le temps comme dans l’espace, est, sans surprise, « bienfaiteur ». Comme l’indique Anna Heller (p. 206), « d’un emploi très souple, il peut être associé à de nombreux autres titres et être utilisé pour louer l’action d’un individu à tous les niveaux de pouvoir, depuis le village jusqu’à l’empire. Il illustre de manière éclatante l’unification culturelle du monde grec (au sens large) autour des valeurs partagées de l’évergétisme, un processus entamé à l’époque hellénistique mais véritablement achevé sous la domination romaine ».

 

         L’enquête a également montré qu’il n’existait pas de correspondance entre des titres précis et les fonctions exercées par les impétrants. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cela ne tient pas au fait que les titres n’étaient octroyés qu’au même type de personne, issue d’une élite monopolisant les charges publiques. Anna Heller a en effet remarqué que les bénéficiaires pouvaient être aussi bien des bienfaiteurs réguliers très généreux que des contributeurs épisodiques moins aisés. Cela suppose que les titres ont sans doute fait l’objet d’une diffusion sociale d’autant plus étendue et, par là, hétérogène que leur transmission d’une génération à l’autre était peu courante.

 

         En revanche, le statut de l’honorandus pouvait influer sur le choix des marques de reconnaissance. Anna Heller (p. 259) note que « les titres les plus fortement institutionnalisés (bienfaiteur, “fils de la cité” et ktistès) [étaient] plus souvent donnés aux citoyens romains qu’aux citoyens dépourvus de la civitas, qui port[ai]ent quant à eux davantage de para-titres ». Les différences n’étaient pas moins marquées selon que l’on avait affaire à des citoyens (romains ou non), à qui l’on réservait des titres comme philosebastos et philopatris, ou bien à des représentants de Rome (empereur ou magistrats), que l’on faisait plus volontiers « sauveurs » et « bienfaiteurs ». De même, les titres suggérant « l’idée d’une domination universelle » (p. 260), comme « sauveur de l’oikoumène » ou « maître de la terre et de la mer », revenaient à la seule personne de l’empereur.

 

         Dans le choix des titres, le degré d’investissement en faveur de la communauté jouait également un rôle important. Les bienfaiteurs les plus généreux recevaient ainsi des titres flatteurs tels que « fils de la cité » et « fondateur », alors que des qualificatifs moins ronflants comme eusebèsphilotimos et agathos récompensaient des actions de plus faible éclat.

 

         Ces distinctions montrent clairement qu’il existait une hiérarchie des titres à tous les niveaux de laquelle « bienfaiteur » s’adaptait sans peine et où « sauveur » était au sommet. Si « fils de la cité » et « fondateur » occupaient également une place de choix, philosebastos se trouvait en revanche au bas de l’échelle. Ce titre, pour le moins banal dans les inscriptions, échappait également aux femmes qui, signe d’une participation aux affaires de la cité des plus réduites, ne bénéficiaient pas de la même attention que les hommes, quel que fût le milieu auquel elles appartenaient. Moins honorées que leurs homologues masculins, à de rares exceptions près – ainsi Plancia Magna à Pergè sous Hadrien et Plancia Aurelia Magnianè Motoxaris à Selgè sous les Sévères –, elles étaient presque toujours privées des titres les plus prestigieux tels que « fondateur » et « sauveur ». Les assemblées les appelaient plus volontiers « filles de la cité » et leur accordaient surtout des para-titres, « qui mettent en avant [leurs] qualités de tempérance, [leur] conduite empreinte de dignité et [leur] amour pour [leur] mari, voire [leurs] enfants » (p. 260), autant de valeurs rappelant la place traditionnelle des femmes, loin de la sphère publique.

 

         On l’aura compris à la lecture de ces quelques lignes, l’ouvrage d’Anna Heller renouvelle en profondeur ce que l’on savait, ou plutôt ce que l’on croyait savoir des titres honorifiques accordés aux bienfaiteurs dans les cités grecques de l’Asie Mineure durant la période romaine. Succédant de belle manière à d’autres travaux prestigieux traitant du même sujet à d’autres époques, il est un nouveau jalon indispensable dans l’étude des sociétés antiques. Au lecteur désireux de s’informer plus avant sur un point de détail, un ensemble de cartes, des tableaux de synthèse et de précieux indices (parmi lesquels on aurait aimé trouver un index des noms de lieux) donneront pleine satisfaction.