Sers, Philippe: Kandinsky Klänge (résonances). 242 p., 29.5 x 4.5 x 29.3 cm, ISBN : 978-2754107945, 39 €
(Hazan, Paris 2015)
 
Compte rendu par Annie Verger
 
Nombre de mots : 2761 mots
Publié en ligne le 2020-10-21
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3961
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        L’ouvrage est composé d’un coffret KLÄNGE I RESONANCES contenant un livre rouge présentant les bois gravés de l’artiste ainsi que 38 poèmes (avec en encart la traduction inédite de Philippe Soupault) et un livre gris constitué du texte de Philippe Sers « RESONANCES Kandinsky et la nécessité intérieure » et de « l’album des Résonances : du figuratif à l’abstrait ».

 

242 pages (115 et 119 pour les deux livres et 8 pour le fascicule de traduction des poèmes).

 

Illustrations :

Livre rouge

30 illustrations en noir et blanc accompagnant les textes.

13 noir et blanc pleine page.

12 couleur pleine page.

Livre gris

41 illustrations en noir et blanc

67 illustrations en couleur

 

 Format : 28 x 28 cm

 

           L’album « KLÄNGE » de Wassily Kandinsky, édité en 1913 en 300 exemplaires, est publié pour la première fois en 2015 en fac-similé, sous sa forme originale. Il est dédié à ses parents – MEINEN ELTERN –. Il fait partie des publications majeures de l’artiste avant la guerre : « Du spirituel dans l’art », « Blauer Reiter Almanach » (1912) et « Regards sur le passé » (1913). Il instruit le passage du figuratif à l’abstrait selon les principes exposés par Kandinsky lors de la Conférence de Cologne en 1914 : 

Je n’avais pas l’intention d’abandonner totalement l’objet. J’ai dit à maintes reprises que l’objet pris en soi dégage une résonance spirituelle déterminée qui peut servir et sert effectivement, dans tous les domaines, de matériel à l’art. Et j’étais encore trop désireux de chercher les formes picturales pures à travers cette résonance spirituelle. Je dissolvais donc plus ou moins les objets dans le tableau, afin qu’ils ne puissent pas être tous reconnus d’un coup et que, par conséquence, le spectateur puisse éprouver peu à peu, l’une après l’autre, ces résonances spirituelles concomitantes. Çà et là des formes purement abstraites s’introduisaient d’elles-mêmes dans l’œuvre, formes qui devaient agir de manière purement picturale, sans les résonances dont je viens de parler.

 

         La première partie de l’ouvrage (le livre rouge) contient uniquement les 38 poèmes accompagnés des bois gravés. Ils sont rédigés en allemand. Kandinsky est né à Moscou en 1866 mais il est élevé par la sœur de sa mère d’origine balte. Il fait des études de droit en Russie et obtient l’agrégation en 1893. Rien ne le destinait à la peinture et cependant, à 30 ans, il décide de s’installer à Munich pour suivre des cours dans une école d’art. En 1902, il crée le groupe Phalanx, ouvre une école de peinture et commence un cycle de gravures. L’usage du bois gravé pour accompagner les poèmes n’a pas été immédiatement compris parce que cette technique relevait d’un art populaire en Russie. Les loubki vendus par des colporteurs étaient plutôt destinés à la décoration des isbas. Sa compagne, Gabriele Münter s’interroge d’ailleurs sur l’utilisation de ce procédé considéré comme un simple amusement. Kandinsky lui répond qu’il ne s’agit pas d’un divertissement mais d’une nécessité :

elles n’ont pour moi qu’un seul but – je dois les faire, parce qu’il est impossible pour moi de me libérer d’une autre manière d’une idée (éventuellement d’un rêve)… je dois simplement faire la chose… c’est fini en moi et cela doit trouver une expression.

  

         Le poème « Unverändert » (Inchangé) est un exemple intéressant parce qu’il confronte des éléments fondateurs de l’œuvre. Il fait se côtoyer la couleur, le mot, le son, la représentation de l’espace et même le mouvement. On voit un homme assis sur un banc bleu ; un éclair planté dans la terre qui rougit ; une femme avec un drap noir serré contre sa poitrine ; un champignon rouge ; quatre petites maisons vertes ; un homme aux cheveux roux portant un tricot mauve ; un autre homme se servant d’un arrosoir blanc pour verser de l’encre multicolore. La palette est en place mais elle s’accompagne du mot « Bann ! Ahne ! » (double sens augurant des facéties dadaïstes) et du son : « décomposé sur cette plaque blanche », « pas de bruit », «  Puis on entendit sonner au loin une cloche invisible, din-don ». Un autre principe plastique consolide cet agencement : la représentation de l’espace. Le lecteur du poème se trouve au point cardinal des différents axes : « à côté », « à droite », « loin », « à deux cents pas », « à gauche », « derrière », « près » et à la fin s’ajoute « la vitesse du vent ». Ce dernier élément poétique fait écho aux découvertes récentes de la science. En 1905, Albert Einstein publie un article intitulé De l'électrodynamique des corps en mouvement, posant les bases théoriques de la relativité restreinte. Même si les publications scientifiques les plus complexes n’étaient pas entrées directement dans l’univers de Kandinsky, il ne pouvait ignorer l’effervescence intellectuelle de l’Europe au début du XXème siècle.

 

         La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « RÉSONANCES, Kandinsky et la nécessité intérieure », est l’œuvre de Philippe Sers. Philosophe, critique d’art, docteur d’État avec une thèse sur « Kandinsky. Philosophie de l’art abstrait », il a enseigné à l’École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris et a été responsable de séminaires au Collège international de philosophie. Il a également travaillé dans l’atelier parisien de l’artiste avec sa veuve Nina Nikolaïevna en 1966, pour réunir ses textes autobiographiques et théoriques. Ainsi, il fait autorité pour analyser le monde spirituel qui habite l’artiste et le fait exister.

 

         Deux cultures sont au principe de sa vocation : la tradition de l’hymnographie dans la liturgie orthodoxe et la tradition chinoise qui allie texte et image, autrement dit, la poésie calligraphiée comme dans les grands rouleaux de la peinture de paysage (le shanshui  « montagne et eau »).

  

         En 1910, Kandinsky avait prévu une édition de Résonances en russe. La couverture représentait des clochers dominés par celui d’Ivan Veliky du Kremlin de Moscou dédié à Saint Jean Climaque. La référence n’est pas sans intérêt parce que ce moine syrien avait rédigé au VIIème siècle un livre intitulé « L’Echelle sainte » qui décrivait la montée vers Dieu en 30 degrés (les 7 premiers étaient réservés au combat contre le monde futile ; du 8ème au 23ème, au combat contre soi-même ; du 24ème au 30ème, au combat pour Dieu).

  

         Or, dans du Spirituel dans l’art, au « chapitre II. Le Mouvement », le peintre utilise la métaphore d’un grand triangle divisé en parties inégales, la plus petite et la plus aigüe au sommet qui figure schématiquement assez bien la vie spirituelle :

Parfois, à l’extrême pointe, il n’y a qu’un homme tout seul. Sa vision joyeuse égale son infinie tristesse. Et ceux qui sont le plus près de lui ne le comprennent pas…En dépit de l’aveuglement, en dépit de ce chaos et de cette poursuite effrénée, le triangle spirituel continue en réalité d’avancer. Il monte, lentement, avec une force irrésistible.

  

         Lorsque Kandinsky crée la « Première aquarelle abstraite » en 1910, il défend sa conception de l’art contre ses détracteurs en expliquant :

L’objet de la recherche n’est pas l’objet matériel concret auquel on s’attachait exclusivement à l’époque précédente - étape dépassée – ce sera le contenu même de l’art, son essence, son âme, sans laquelle les moyens qui le servent ne sont jamais que des organes languissants et inutiles. Ce contenu, l’art seul peut le saisir, seul il peut l’exprimer clairement par les moyens qui lui appartiennent.

 

         Sa culture russe le porte également à s’intéresser aux multiples effets de la couleur. Avant d’entamer sa carrière d’artiste, il est envoyé en 1889 à Vologda au nord de Moscou pour étudier le droit paysan. Il entre dans des isbas décorées de peintures, du sol au plafond : Je m’arrêtais sur le seuil et j’avais l’impression de pénétrer dans la couleur. J’avançais à l’intérieur d’un tableau. Autant d’impressions fortes qui le feront changer d’orientation. Il s’installera à Munich quelques années plus tard.

  

         Dans « Regards sur le passé », il raconte que son tableau « Vieille ville » de 1902, n’est que la mise au jour d’un souvenir qui l’avait profondément marqué :  

Dans ce tableau encore, j’étais à vrai dire en quête d’une certaine heure, qui était et qui reste toujours la plus belle heure du jour à Moscou. Le soleil est déjà bas et atteint sa plus grande force, celle qu’il a cherchée tout le jour, à laquelle il a aspiré tout le jour. Ce tableau n’est pas de longue durée : encore quelques minutes et la lumière du soleil deviendra rougeâtre d’effort, toujours plus rougeâtre, d’un rouge d’abord froid puis de plus en plus chaud. Le soleil fond tout Moscou en une tache qui, comme un tuba forcené, fait entrer en vibration tout l’être intérieur, l’âme tout entière. Non ce n’est pas l’heure du rouge uniforme qui est la plus belle ! Ce n’est que l’accord final de la symphonie qui porte chaque couleur au paroxysme de la vie et triomphe de Moscou toute entière en la faisant résonner comme le fortissimo final d’un orchestre géant. Le rose, le lilas, le jaune, le blanc, le bleu, le vert pistache, le rouge flamboyant des maisons, des églises – avec chacune sa mélodie propre -, le gazon d’un vert forcené, les arbres au bourdon plus grave ou la neige aux mille voix chantantes, ou encore l’allegretto des rameaux dénudés, l’anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, et par-dessus tout, dominant tout, comme un cri de triomphe, comme un Alléluia oublieux de lui-même, le long trait blanc, gracieusement sévère, du clocher d’Ivan Veliky. Et sur son cou, long, tendu, étiré vers le ciel dans une éternelle nostalgie, la tête d’or de la coupole, qui, parmi les étoiles dorées et bariolées des autres coupoles, est le soleil de Moscou. Rendre cette heure me semblait le plus grand, le plus impossible des bonheurs pour un artiste.

 

         Donner au lecteur la citation dans son entier a pour objectif de le faire participer à la création en mouvement. Comme dans le poème « Inchangé », les mots distribuent les forces plastiques en présence. Il y a d’abord la durée (le temps compté en minutes), le son (vibration, mélodie, cri, orchestre géant, allegretto, fortissimo), la tension (vers le ciel) et la liste si riche de toute la palette des couleurs. Autant d’informations traduites par des taches, des arcs, des contrastes colorés qui s’entrechoquent, des dégradés, des lignes qui traversent les différents champs de force en résonances (comme par exemple « Tableau avec l’arc noir » de 1912).

  

         Philippe Sers considère le bois gravé « La Grande Résurrection » de 1911 comme l’image centrale de l’album. Sur la page 106, à gauche, figure une icône quadripartite du début du XVème siècle représentant la « Résurrection de Lazare », « Philoxénie d’Abraham », « Sainte Rencontre », « Saint Jean le Théologien dictant à Prochore ». Sur la même page, à droite, des schémas de Kandinsky : l’un seulement formé de deux courbes et d’un cercle traversé d’une flèche rouge ; plusieurs points sont numérotés. L’autre utilisant cette composition abstraite tout en inscrivant des formes relativement reconnaissables. La page 107 montre le résultat de cette étude. On y trouve l’ange à la trompette, le soleil, le ciel, un deuxième ange à l’épée, la mère de Dieu, Saint-Jean-Baptiste et Saint Jean auteur de l’Apocalypse, le groupe de baptisés, la Résurrection sortie du tombeau, le fleuve Jourdain, le jardin du Paradis et le Léviathan.

       

         L’auteur consacre un chapitre aux « Moyens de l’art ». Les liens entre peinture et poésie sont étroits – dit-il – parce que la source de ces deux langages est la même, la racine commune : l’intuition = l’âme. Baudelaire avait déjà discerné cette unité, exprimée dans le poème Correspondances (Les fleurs du mal, 1857) : Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. A l’époque, le principe de la synesthésie est utilisé pour évoquer une perception simultanée, comme celle qui substitue le sens de la vue à des sensations tactiles ou le sens de l’ouïe à celui de l’odorat, entre autres. Rimbaud fera les mêmes expériences, notamment exprimées dans poème Voyelles (1871) : A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes. 

 

         Pour Kandinsky trois modes d’exercice sont indispensables :

 

1) Les Impressions relèvent directement de la nature extérieure. En 1895, il visite une exposition d’Impressionnistes à Moscou et découvre « Les meules de foin » de Claude Monet. Il constate que le véritable sujet n’est pas tant la description du paysage, la représentation de l’aspect naturel des choses, mais bien plutôt l’accord des formes et des couleurs. Les musiciens les plus modernes, comme Debussy, apportent des impressions qu’ils empruntent souvent à la nature et transforment en images spirituelles sous une forme purement musicale. On a souvent, pour cette raison, rapproché Debussy des peintres impressionnistes. Comme eux, librement, à grands traits, il s’inspire dans ses compositions des impressions qu’il reçoit de la nature (Du spirituel dans l’art).

 

 2) Les Improvisions laissent la place aux « expressions principalement inconscientes et pour  une grande part issue soudainement des processus de caractère intérieur, donc d’impressions de la ‘nature intérieure’ ». Kandinsky rappelle souvent l’importance des souvenirs d’objets colorés de son enfance ou encore des frayeurs à Venise ou à Florence devant les gondoles ou les fiacres noirs. Il évoque également les rêves, les délires notamment lorsqu’il a le typhus qui lui fait voler la réalité en éclats. Il parle de confusion et de rupture avec la réalité.

 

3) Les Compositions procèdent d’une réflexion sur les rapports entre les deux éléments premiers : forme et couleur. L’artiste doit se débarrasser d’un principe, celui de copier un objet sans autre but que de le copier. La forme est d’abord la délimitation d’une surface mais elle est aussi un être purement abstrait (carré, cercle, triangle, losange, trapèze, etc.). De son côté, la couleur a des possibilités illimitées. Associée au dessin, elle s’achèvera dans le grand contrepoint pictural qui lui permettra d’atteindre à la composition et, en tant qu’art vraiment pur, servira le divin. Le même guide infaillible la conduira dans cette ascension : le Principe de la Nécessité Intérieure. Kandinsky voit dans ce principe fondateur de sa théorie, des nécessités de trois ordres : exprimer ce qui est propre à sa personne. Exprimer ce qui est propre à son époque. Exprimer ce qui est propre à l’art. Cependant l’artiste précise bien que L’intelligence, le conscient, l’intention lucide, le but précis jouent ici un rôle capital ; seulement, ce n’est pas le calcul qui l’emporte, c’est toujours l’intuition.

 

         La troisième partie de l’ouvrage est « L’Album des Résonances : du figuratif à l’abstrait ». Chaque page offre le fac-similé (6 cm x 3 cm) placé en haut ; le bois gravé en noir et blanc ou en couleur, au centre ; puis au-dessous de l’image, le commentaire à la fois technique (nombre de passages de couleurs et de noir), descriptif (personnage, cheval, etc.) iconographique (extraits de contes, de la Bible, etc.). L’ensemble est d’une richesse exceptionnelle. Il permet d’éclairer la démarche progressive de Kandinsky vers l’abstraction. Au début on reconnait les collines de Murnau escaladées par des cavaliers (comme dans la Composition II) ; puis les chevaux sont réduits à des lignes de forces (étude pour Improvisation 24) ; enfin, l’influence des artistes de tradition chinoise qui s’intéressent davantage « au principe interne constant, à la dynamique formelle qu’à la forme constante » autrement dit, figurative, est palpable dans Improvisation 26.

         

         Le mot Résonances évoque évidemment l’univers de la musique. Kandinsky découvre lors d’un concert à Munich en 1911, l’œuvre d’Arnold Schoenberg (1874-1951). Une correspondance suivra mais ils auront des échanges amicaux lors de rencontres à Murnau où Kandinsky réside à l’époque. Il va sans dire que l’invention du Dodécaphonisme (1906-1907), contemporain des recherches sur l’abstraction est particulièrement intéressante. Le compositeur rompt lui aussi avec la construction traditionnelle, à savoir, le motif, la mélodie, l’harmonie, le pathos, le langage tonal, d’où une nouvelle conception de l’écriture musicale. La Nuit transfigurée date de 1899 mais Pierrot lunaire de 1912 (même année que la publication de « Du spirituel dans l’art ») expérimente, pour la première fois, le Sprechgesang (chant parlé).

 

         Pour conclure, Kandinsky s’est trouvé au centre d’un territoire où la destruction du monde ancien était à l’œuvre, notamment à Schwabing, le quartier bohème de Munich, mais aussi à Zurich, où ses poèmes sont lus au Cabaret Voltaire, fondé par Hugo Ball. Initiateur du mouvement DADA, lui aussi portait le fer contre les idées reçues de tous ordres. Enfin, dans les années 1960, si Philippe Soupault, poète dadaïste et cofondateur du mouvement surréaliste, a accepté avec enthousiasme de traduire les 38 poèmes de Résonances, c’est qu’il avait conservé une grande admiration pour l’artiste.

 

 

Sommaire

  

8 Lorsque Kandinsky se raconte

 

14 La vibration de l’âme

 

18 Les moyens de l’art

 

21 Poésie et peinture

 

23 La valeur intérieure des éléments

 

25 L’itinéraire intérieur

 

26 Le prophétisme russe

 

31 Au cœur de l’œuvre de Kandinsky

 

31 La mythologie absolue

 

37 L’album des Résonances : du figuratif à l’abstrait

 

114 Notes

 

118 Index des œuvres de Kandinsky