Greco, Emanuele : En Grèce et en Grande Grèce. Archéologie, espace et société, (Études du Centre Jean Bérard,11), 101 p., ISBN : 978-2-38050-023-3, 10,00 €
(Centre Jean Bérard, Naples 2020)
 
Compte rendu par Corentin Voisin, université de Strasbourg
 
Nombre de mots : 1615 mots
Publié en ligne le 2022-02-22
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3972
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          Dès l’avant-propos, Emanuele Greco rappelle les origines de cet ouvrage constitué de quatre conférences couchées par écrit, initialement données au Collège de France entre février et mars 2014, à l’invitation de John Scheid, alors titulaire de la chaire « Religion, institutions et société de la Rome antique ». Il s’agit d’un « bilan historiquement orienté » (l’expression est de l’auteur) portant sur quatre thèmes illustrés par des exemples tirés des travaux du chercheur italien, à la fois archéologue de terrain en Italie méridionale et ancien directeur de l’École archéologique italienne d’Athènes. Il est donc question dans ces quatre conférences d’archéologie de l’espace publique en Grèce continentale, avec les exemples d’Athènes et de Sparte, puis d’une série d’études de cas sur l’apoikismos, plus communément appelé colonisation grecque, malgré les débats, auxquels E. Greco est très attentif, sur l’emploi de ce syntagme. L’objectif de l’ouvrage est formulé à plusieurs reprises : il s’agit de prêter une attention soutenue aux données archéologiques, en tenant compte de chaque cas particulier, tout en évitant l’écueil majeur de vouloir faire correspondre systématiquement les données littéraires à la réalité du terrain. Les références à la « philologie totale » d’E. Lepore montrent, toutefois, qu’il n’est pas question de balayer les sources littéraires jugées partiales et reconstruites a posteriori, mais bien plutôt d’avoir une vision d’ensemble, prenant en compte la totalité de la documentation, en se gardant des associations automatiques de certains archéologues. C’est d’ailleurs le fil rouge de l’ensemble des conférences qui invite à un examen attentif de la documentation archéologique pour étudier les rapports entre espaces et sociétés dans des contextes où les sources littéraires ont souvent été prises comme référentiel d’interprétation (Athènes, Sparte, Sybaris et Thourioi). Il faut noter, dans la préface, l’accord complet de J. Scheid avec cette méthodologie.

 

          Un premier dossier est consacré à l’interprétation des vestiges de l’Agora du Céramique, fouillée par les Américains depuis 1931. En partant des biais idéologiques liés à l’interprétation des vestiges, en particulier la thèse d’une continuité fonctionnelle des bâtiments institutionnels, E. Greco propose une interprétation de cet espace entre la fin du VIIe siècle et les années 470-465 qui marquent la construction de la Tholos. Un premier bilan sur la question de l’agora archaïque située sur les pentes orientales de l’Acropole permet à l’auteur de montrer que l’Agora du Céramique est d’abord dénuée de fonction politique et constitue une marge urbaine d’Athènes, comme en témoigne l’habitat, la nécropole et l’atelier de bronzier qui s’y trouvent. Ce n’est qu’avec l’aménagement de la zone au milieu du VIe siècle, par Pisistrate d’abord, puis Hippias, que le lieu commence à être délimité. E. Greco souscrit donc à l’interprétation de l’édifice F comme la demeure de Pisistrate et souligne son articulation avec l’espace délimité entre 550 et 520 par la fontaine sud-ouest et l’Autel des Douze Dieux. C’est au sein de ce dernier que l’auteur place les chants et danses des Panathénées, observables depuis le theatron constitué par les gradins taillés dans les pentes du Kolônos agoraios. Ce n’est qu’avec la fin de la tyrannie à Athènes que l’édifice F devient le prytanikon qui laisse, à terme, la place à la Tholos. E. Greco invite donc à noter plutôt les ruptures que la continuité dans la succession des édifices antérieur à la Tholos. Pour la jeune démocratie athénienne, le but n’est pas de remplacer l’ancienne agora par celle du Céramique, mais de réadapter des espaces de pouvoir, en conservant une partie de la mémoire des tyrans comme avertissement.

 

          Le deuxième dossier, plus succinct, constitue une prémisse à l’identification des structures de l’agora de Sparte. L’auteur souligne que le site a été longtemps mis à l’écart, car Sparte a été idéologiquement associée au nazisme, tandis qu’Athènes était le modèle de démocratie libérale anticipant celle des États-Unis. Les identifications d’E. Greco s’appuient alors sur la documentation ancienne et ses propres observations sur le site, notamment lors d’opérations de nettoyage des structures. Il apparaît alors que le grand édifice circulaire au nord de la « stoa » romaine est bien la Skias, qui pouvait servir pour des performances musicales, tandis que lui était accolé l’oikodomêma peripheres abritant les statues de Zeus et Aphrodite. Dans la partie ouest de l’agora, la stoa est probablement la stoa Persikè qui est construite en appareil polygonal et se veut une réponse rivalisant avec la stoa du même nom, construite par les Athéniens à Delphes.

 

          Le troisième chapitre est à la fois méthodologique et historiographique. E. Greco revient sur la valeur des données archéologiques et invite à se pencher davantage sur la constitution de l’espace de l’asty dans une perspective comparative entre la Grèce, l’Italie et la Sicile à l’époque archaïque. Les données récentes sur l’occupation de certains sites crétois, cycladiques ou du Péloponnèse à la fin du VIIIe siècle rendrait cette approche plus pertinente. E. Greco souligne alors quatre points concernant l’émergence de la polis en Occident. En premier lieu, les nécropoles connaissent des mutations à la fin du VIIIe siècle qui accompagnent la constitution de la cité. En deuxième lieu, le modèle urbanistique per strigas s’applique par suite d’un choix mûri et délibéré qui traduit les problèmes de division de l’espace des populations grecques. En troisième lieu, l’agora des cités d’Italie méridionale et de Sicile prend souvent des dimensions hors normes. Enfin, il semble que les nouvelles fondations du Ve siècle en Grèce continentale soient inspirées des modèles occidentaux.

 

          Le dernier chapitre revient sur les fouilles récentes de Sybaris et Thourioi. E. Greco cherche d’abord à dresser un panorama des découvertes d’époque archaïque sur le site de l’ancienne Sybaris. Il identifie ainsi Stombi (habitat occupé de la fin du VIIe siècle à la destruction de 510) dont l’urbanisation archaïsante ne permet pas d’inférer le modèle urbanistique sybaritain. Les fouilles de la porte romaine au nord ont livré des éléments appartenant à un édifice public. Des indices invitent à identifier un sanctuaire sous le théâtre romain. À Casa Bianca, sous le sanctuaire des divinités orientales se trouvent des éléments d’architecture et de la céramique dispersée. Plus au nord se trouve le site de l’Oasi qui a livré de la céramique archaïque. Enfin, une tombe de la fin de l’époque archaïque a été découverte à proximité des murailles de Thourioi. L’analyse spatiale permet d’affirmer que la cité s’étendait le long des rives du fleuve Sybaris au nord, qu’au sud se trouvait probablement le sanctuaire poliade et entre celui-ci et l’anse du Crati, l’agora. La stratigraphie confirme également l’abandon du site après la défaite de 510. En ce qui concerne Thourioi, l’auteur revient sur la recherche des axes de circulation de la cité dont les fouilles et les prospections géophysiques montrent qu’ils correspondent à la description de Diodore de Sicile. Après avoir dessiné les suites du programme de recherche sur la voirie et évoqué les hypothèses sur le nom de ces rues, E. Greco clôt sa contribution par une réflexion sur l’emploi du terme « hippodaméen » qui ne devrait être utilisé que pour les fondations de l’architecte milésien et qui ne traduit pas nécessairement l’application spatiale des idées démocratiques. La courte conclusion qui s’en suit revient sur les éléments déjà exposés en introduction et met en évidence le fil rouge des conférences.

 

          Dans l’ensemble, l’ouvrage offre un bilan sur les différents dossiers étudiés, tout en fournissant une bibliographie raisonnable en complément. L’impression des plans et des planches en couleurs rend la lecture plus aisée et fournit toujours un bon contrepoint pour localiser les espaces mentionnés dans le texte. Les renvois aux plans repris de la Topografia di Atene, d’une très grande utilité, aurait toutefois pu faire l’objet d’une relecture supplémentaire des correcteurs du CJB pour en extraire les ultimes coquilles (par exemple : 2.15 : « termes sud-ouest », au lieu de thermes ; 9.2 « Arsenale », au lieu d’Arsenal ; 9:12 « Thermes romaines », au lieu de thermes romains ; 9.15 pourquoi abaton n’est-il pas en italique alors que lithos l’est ? Pourquoi employer l’italique pour Strategheion et pas pour Bouleutêrion ? « Post-érulien », au lieu de post-hérulien…). Peut-être l’auteur aurait-il pu ajouter aux figures une coupe stratigraphique de la Plateia A à Sybaris, sur le chantier de la porte romaine nord, afin de mieux comprendre l’accumulation d’US (unités stratigraphiques) d’origines anthropique et environnementale sur ce site complexe. Il est très probable que ces documents seront quoi qu’il en soit mis à la disposition des chercheurs dans une future publication d'ensemble des travaux menés récemment à Sybaris dont E. Greco souligne, à juste titre, qu’ils permettent une avancée considérable dans la compréhension de l’évolution menant de Sybaris à Thourioi. Ces menus éléments mis à part, il faut noter la bonne qualité d’ensemble de l’ouvrage, tant sur le plan analytique que théorique. E. Greco fournit en effet des références bibliographiques et des interprétations archéologiques fouillées pour saisir les problématiques relatives à l’Athènes archaïque, à ses espaces politiques et publics, mais aussi aux politiques édilitaires des tyrans. Ses réflexions sur Sparte constituent sans aucun doute un moyen de relancer la recherche sur l’agora de la ville laconienne jusqu’ici restée en marge des travaux archéologiques. Quant aux deux contributions sur l’Italie du Sud, elles développent des synthèses fines qui révèlent toute la précieuse expérience du chercheur sur son terrain de prédilection depuis plus de quarante ans. Les bilans dressés dans cet ouvrage serviront donc, sans aucun doute, de base pratique et bien organisée pour poursuivre l’étude de ces dossiers archéologiques complexes.

 


N.B. :  Correntin Voisin prépare actuellement une thèse de doctorat en archéologie grecque sous la direction de Michel Humm (université de Strasbourg) et Daniela Lefèvre-Novaro (université de Strasbourg). Le sujet de sa thèse est : "Archéologie et histoire des influences orphiques et pythagoriciennes, de l’Italie méridionale à l’Étrurie (VIe-IVe siècle av. n. è.)".