Hervier, Dominique - Renzulli, Eva : André Chastel. Portrait d’un historien de l’art (1912-1990). De sources en témoignages. 455 p.; 24x16 cm, ISBN 978-2-11-157248-5, 24 €
(La Documentation Française, Paris 2020)
 
Compte rendu par Marie Tchernia-Blanchard, Collège de France
 
Nombre de mots : 1881 mots
Publié en ligne le 2021-07-23
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3991
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          Si l’essor des études historiographiques en histoire de l’art a donné lieu, depuis plusieurs décennies, à la multiplication d’enquêtes biographiques sur les grandes figures de la discipline, la relecture critique de la trajectoire intellectuelle et professionnelle d’André Chastel est relativement récente. L’année 2012, date du centenaire de sa naissance, a été prétexte à la mise en œuvre de plusieurs initiatives qui ont opportunément rappelé l’importance de la figure de Chastel dans l’évolution du paysage académique de l’histoire de l’art au XXsiècle. Le catalogue de l’exposition présentée à l’Institut national d’histoire de l’art (André Chastel, histoire de l’art et action publique, cat. exp. Paris, INHA, 2012), les actes des colloques organisés à Rome (Argan et Chastel : l’historien de l’art, savant et politique, Paris, Mare & Martin, 2014) et à Paris (Sabine Frommel, Michel Hochmann et Philippe Sénéchal (dir.), André Chastel : l’histoire de l’art et l’action publique, Paris, Picard, 2015) ont ainsi constitué les premiers maillons d’une chaîne de publications enrichie depuis lors par le recueil de sa correspondance italienne (L. de Fuccia et E. Renzulli, André Chastel et l’Italie, 1947-1990. Lettres choisies et annotées, Rome, Campisano, 2019) et par le présent ouvrage de Dominique Hervier et Eva Renzulli. Ce projet, dont l’ambition première est de proposer « sur la plupart des entreprises de Chastel des dossiers factuels, en les replaçant dans leur contexte et en dégageant leurs aspects souvent pionniers et novateurs » (p. 42), se distingue toutefois des précédentes monographies sur le chercheur par la singularité de son approche et des sources qu’il mobilise. Né de la volonté des deux autrices d’exploiter un ensemble de témoignages de personnalités de l’entourage de Chastel collecté lors d’une vaste campagne d’archives orales mise en œuvre par le comité d’histoire du ministère de la Culture,  l’ouvrage n’entend pas proposer un récit de la vie de l’historien, dont tous éléments biographiques relevant de la sphère privée ont été délibérément laissés de côté, ni même livrer une analyse de sa production scientifique, mais il vise bien plutôt, comme l’indique son sous-titre « de sources en témoignages », à compléter et à préciser le portrait d’un acteur reconnu de la discipline grâce à la valorisation d’un corpus documentaire encore largement inédit. 

 

         Ce parti pris, allié au fait qu’André Chastel est sans doute l’un des historiens de l’art français sur lequel on possède aujourd’hui le plus d’archives, imposait d’accorder une place importante, dans le texte, à la description des sources et aux enjeux de méthode. Après un long prologue de Pierre Vaisse sur la situation de l’histoire de l’art en France autour de 1950, tous les témoignages oraux et archives privées écrites de Chastel et de son entourage qui éclairent la carrière de l’historien de l’art sont ainsi présentés dans une première partie, avant que ne soient abordées plus en détail, dans les trois parties suivantes, les différentes facettes de son activité dans le domaine de l’enseignement et de la recherche, son engagement en faveur du patrimoine et son rapport à la notoriété et au pouvoir. 

 

         Le parcours du professeur, que l’on suit de l’École pratique des Hautes Études à la Sorbonne et au Collège de France, était déjà relativement bien connu, mais le portrait de Chastel enseignant est ici substantiellement enrichi par la confrontation de plusieurs témoignages oraux qui révèlent des éléments nouveaux à propos « de sa façon d’organiser ses cours, de sa manière de les délivrer, ainsi que sur son utilisation novatrice des outils visuels » (p. 120). Les souvenirs de ses anciens élèves permettent ainsi de pénétrer au cœur des séminaires de l’EPHE en mettant en évidence l’organisation matérielle des séances, la diversité des sujets traités, mais aussi les attentes de l’enseignant, qui exigeait notamment un engagement individuel et collectif sans faille dans la traduction de textes fondamentaux de la Renaissance italienne. L’ouvrage revient également sur les méthodes et les gestes de la pédagogie chastelienne, sur la place essentielle de l’image dans ses cours – il était, à la suite de Wölfflin, un adepte fervent du système de la double projection –, mais aussi sur son ambition plus profonde de « réveiller l’enseignement de l’histoire de l’art en alliant observation des œuvres in situ et recours aux sources archivistiques et littéraires » (p. 109). L’évocation par le biais des documents d’archives – listes de participants, factures diverses – des nombreux voyages d’études ou de visites de monuments qu’il a mis en place pour ses élèves de la Sorbonne s’avère aussi fort utile pour mieux en comprendre les ressorts. Ne sont pas négligés non plus le tournant de Mai 1968 et la façon dont les événements politiques ont déstabilisé Chastel qui, parce qu’il a été contraint d’aménager la structure de ses cours à la Sorbonne l’année suivante, a peut-être précipité la préparation de sa candidature au Collège de France, où il a été élu en juin 1970 à la chaire d’Art et de civilisation de la Renaissance en Italie.

 

         La carrière d’André Chastel est également marquée, dans les années 1960, par la fondation du Centre de recherches sur l’histoire de l’architecture moderne (CRHAM), dont Eva Renzulli rappelle tout à la fois les nombreuses difficultés de fonctionnement, liées tant à la modestie de son budget, à sa double tutelle institutionnelle – la Faculté des Lettres de l’université de Paris et le CNRS – qu’aux rivalités scientifiques qu’il a engendrées, mais aussi le caractère profondément novateur, dont témoignent la fécondité des questionnements méthodologiques qui ont accompagné le programme de recherche urbaine sur le quartier des Halles (1961-1971) ainsi que celui sur l’architecture seigneuriale ou « castellique ». 

 

         La troisième partie de l’ouvrage prolonge ces réflexions et les replace dans un contexte plus large en explorant l’engagement de Chastel et son rôle dans l’émergence de la notion de patrimoine dans le débat public des Trente Glorieuses. Il s’agit ici de dépasser et de nuancer l’image du savant comme homme d’influence au sein du ministère des Affaires culturelles et de jeter un regard transversal sur son action à la Commission des monuments historiques, à la Commission des secteurs sauvegardés et à l’Inventaire général. Cette approche croisée apporte un éclairage complémentaire sur une histoire bien documentée par ailleurs et elle offre des développements éloquents sur l’inflexion de la popularité de Chastel au sein de la Commission des monuments historiques, mais aussi sur son désintérêt progressif pour la Commission nationale des secteurs sauvegardés (1963-1981), aux moyens financiers limités, et sur son engagement inversement proportionnel en faveur de l’Inventaire général qui peut, à maints égards, être considéré comme la véritable « pièce maîtresse » du « grand dessein de Chastel » (p. 213). Le témoignage du chercheur allemand Willibald Sauerländer, enregistré un an avant sa mort, est précieux pour comprendre « le socle affectif et intellectuel qui fonda chez Chastel la conviction qu’il fallait établir l’Inventaire des richesses d’art de la France » (p. 216), tandis que l’étude de sa correspondance, notamment avec Louis Grodecki, ancien camarade focillonnien « qui est bien introduit dans le milieu des Monuments historiques » (p. 222), clarifie plusieurs points méconnus de l’histoire du projet et de la chronologie de sa fondation. Comme dans les chapitres précédents, ce panorama de l’action de Chastel met en balance les enjeux méthodologiques à l’œuvre dans le développement de l’Inventaire et l’importance du réseau savant et politique de Chastel dans la réalisation du projet. 

 

         La quatrième et dernière partie du livre est quant à elle consacrée à la place d’André Chastel dans le paysage international de l’histoire de l’art. Y sont évoqués le « réseau étendu de relations internationales [de Chastel], ses activités journalistiques et éditoriales et […] son influence au sein de diverses associations françaises et étrangères » (p. 251). Le cosmopolitisme de l’historien y est réexaminé au regard de ses premiers séjours à l’étranger et de son apprentissage des langues, mais aussi de sa position dans le réseau international des héritiers d’Henri Focillon, tandis que l’analyse d’extraits choisis de sa correspondance permet de compléter plusieurs points abordés plus haut dans l’ouvrage et d’interroger les liens de Chastel avec la communauté scientifique internationale, « de discerner quels étaient les degrés de connivence, voire d’amitié » (p. 266) avec certains historiens de l’art britanniques (Anthony Blunt) et allemands (Willibald Sauerländer), de rappeler ses affinités avec l’Italie et sa méfiance envers le bloc soviétique, ou encore d’évoquer son rapport plutôt distant avec l’histoire de l’art américaine. 

 

         La notoriété de Chastel est ensuite envisagée du point de vue du rayonnement de sa production scientifique. Après avoir abordé l’influence de ses chroniques dans Le Monde sur la vie culturelle européenne, Eva Renzulli revient sur ses nombreuses contributions à des revues savantes françaises et étrangères et sur son rôle de directeur de La Revue de l’art, mais aussi sur son implication dans l’édition de plusieurs collections de livres d’art telles que « Miroirs de l’art », « L’Univers des formes » et « De Architectura ». 

 

         Dans un dernier chapitre, Dominique Hervier se penche sur les multiples actions que Chastel a menées, en France et à l’étranger, pour construire la reconnaissance de l’histoire de l’art comme discipline. C’est l’occasion pour elle de rappeler que l’engagement d’André Chastel s’exerce avant tout en faveur d’une histoire française de l’art hexagonal et que sa contribution à la fondation de l’Association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art de l’université (APAHAU), sa mobilisation pour l’agrégation et pour la création de licences d’histoire de l’art sur l’ensemble du territoire, son investissement auprès de la Villa Médicis et son combat pour la fondation de l’Institut national d’histoire de l’art ont été en grande partie motivés par sa volonté de ne pas laisser aux chercheurs étrangers le monopole de l’étude de la production artistique française. Elle met ainsi en lumière l’un des paradoxes de la personnalité de Chastel, dont le patriotisme méthodologique est allé de pair avec la défense, au sein du Comité international d’histoire de l’art, d’une approche « globale » de la discipline qui s’affranchirait des cadres interprétatifs nationaux (p. 335).

 

         Le portrait de l’historien de l’art qui se dessine au fil des pages de l’ouvrage de Dominique Hervier et Eva Renzulli est étayé en fin de volume par un vaste corpus d’illustrations qui rassemble des notes rédigées de la main de Chastel, des extraits de correspondance et de nombreuses photographies de l’historien de l’art et de son entourage, dont certaines conservées en mains privées. Enfin, un riche appareil d’annexes délivre des informations plus factuelles, mais non moins utiles, sur André Chastel lui-même – repères chronologiques sur sa vie et sa carrière intellectuelle, chronologie et sujets de ses cours et séminaires à l’EPHE, à l’Institut d’art et d’archéologie de la Sorbonne et au Collège de France – ainsi que sur la campagne d’archive orale menée en amont de la publication – notices biographiques des témoins entendus, liste de leur correspondance avec Chastel, convention de communicabilité et d’exploitation des entretiens. 

 

         On peut évidemment regretter la faible place accordée, dans ce vaste panel, à des voix discordantes – à l’exception notable de celles de Bertrand Jestaz et de François Souchal –, dont les témoignages auraient sans doute permis de porter un regard plus distancié sur l’action de l’historien de l’art. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage livre des clés essentielles pour appréhender les nombreuses ramifications de la carrière intellectuelle de Chastel et qu’il constitue une preuve éclatante de l’apport inestimable, mais trop souvent négligé, de l’archive orale dans la pratique de l’histoire de l’histoire de l’art.