Fenet, Annick : Le "Minotaure" de Picasso au musée de Dijon. Archéologie d’une œuvre, (Collection "Essais"), 144 p., 10,5 x 17,5 cm, ISBN : 978-2-36441-368-9, 8 €
(Éditions Universitaires de Dijon, Dijon 2020)
 
Compte rendu par Henri-Paul Francfort, CNRS
 
Nombre de mots : 1594 mots
Publié en ligne le 2022-03-22
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4029
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          Annick Fenet, historienne et archéologue spécialiste de l’Antiquité, nous offre une présentation complète d’une œuvre, de son histoire, de ses contextes, sous un format compact avec une illustration de qualité, composée d’une vignette en couleurs de l’œuvre étudiée et de dessins au trait pour les comparaisons, dus au talent de François Ory.

 

          Qu’une historienne antiquisante s’intéresse à un Minotaure de Picasso n’étonnera pas, après des ouvrages et des expositions qui furent consacrés à « Picasso et l’Antique », mais d’un autre point de vue (par exemple : Lassalle, H., « Picasso et le mythe antique », in: Antiquités imaginaires. La référence antique dans l'art occidental de la Renaissance à nos jours, Ph. Hoffmann et P.-L. Rinuy dir., Paris, ENS Centre d'études anciennes, 1994 ; Picasso l’atelier du Minotaure, O. Le Bihan dir., Paris, Somogy éditions d’art, Palais Lumière Ville d’Évian, 2018 « Une moderne Antiquité : Picasso, de Chirico, Léger et Picabia en présence de l’antique », exposition à Antibes en 2012 ; « Picasso et la Grèce », exposition à Athènes 2019). En effet, après une mise en place du contexte de création de l’œuvre dans une époque contemporaine où le goût pour l’Antiquité était très fort, Mme Fenet apporte, avec un grand savoir, le détail des sources d’inspiration de l’artiste de génie dans la masse des œuvres antiques, et non seulement les Minotaures.

 

          Le Minotaure (Astérios) est un être hybride de la mythologie grecque, à corps d’homme et tête de taureau. Il était le fils de Pasiphaé, femme du roi Minos, et d’un taureau envoyé par Poséidon. Il fut enfermé par Minos dans le Labyrinthe, palais spécialement construit par Dédale, l’architecte qui était seul capable d’en retrouver l’issue. À intervalles réguliers, à la demande du roi, Athènes devait envoyer pour le monstre anthropophage un tribut de jeunes gens et de jeunes filles. Thésée, aidé par Ariane, pénétra dans le Labyrinthe, tua le Minotaure, puis revint à l’extérieur. On connaît les suites, tragiques ou merveilleuses, de l’abandon d’Ariane par le héros. L’art antique a représenté avec prédilection l’épisode du combat victorieux de Thésée contre le Minotaure, alors que Picasso a presque toujours figuré le monstre avec des femmes, comme dans l’œuvre de Dijon qu’étudie Annick Fenet.

 

          L’étude, très complète, est construite en quinze sections denses et brèves, regroupées par commodité en trois parties : l’œuvre, le Minotaure, la composition.

 

1. L’œuvre

          La première section, « Une œuvre singulière » (p. 11-14), est une introduction décrivant brièvement l’œuvre et la situant dans son époque. « De Paris à Dijon » (p. 15-19) explique ensuite comment cette œuvre sur papier (plume et encre de Chine, gouache, pastel et crayons de couleur) de 34 x 50 cm, créée en novembre 1933, arriva à Dijon en 1969 après être passée dans la collection Granville. « Picasso et l’antique, de la Galice à la Campanie » (p. 21-28) envisage alors comment l’artiste se familiarisa avec l’Antiquité au cours de ses études ainsi qu’avec des publications et par la fréquentation de proches comme Cocteau. Vient ensuite « Picasso et le tournant des années 1930 » (p. 29-35) qui évoque sa vie personnelle et ses relations avec Christian Zervos, grand amateur d’hellénisme, éditeur des Cahiers d’Art et, avec Tériade, directeur de la revue le Minotaure. Cette époque était celle de l’ouverture à d’autres mondes et de la recherche de correspondances entre les arts préhistoriques, tribaux (« premiers »), ceux de la Grèce de l’époque helladique entre autres, et contemporains. « D’un livre illustré à l’autre : Métamorphoses et Lysistrata » (p. 37-41) montre néanmoins Picasso illustrateur de textes classiques, d’Ovide et d’Aristophane. Puis, « Un minotaure picassien parmi les siens : la Suite Vollard » (p. 44-51) explique comment Picasso représenta le monstre taurin jusqu’à 1937, 1941 et même plus tard, et replace le dessin dijonnais dans une série d’œuvres, en plein dans la production de la célèbre Suite Vollard (SV) [cent estampes commandées par le marchand d’art]. A. F. remarque alors que « l’action de notre scène… naît dès le premier cycle de la SV, dans Homme dévoilant une femme… » de 1931 (p. 47), tout comme avec le Faune dévoilant une dormeuse, de 1936 (p. 49). Elle souligne en passant l’inspiration donnée par un Rembrandt et par l’antique et met en perspective les Minotaures des 1er, 4e et 5e cycles de la SV comme des variations (personnes, postures, nudité/voile, clair/ombre), où Picasso s’empare en le réinventant d’un imaginaire presque trois fois millénaire (p. 51).

 

2. Le Minotaure

          « Le Minotaure original » (p. 53-58) recense les textes antiques et des monuments qui représentent, décrivent ou mentionnent ce monstre au cours du temps, son ascendance et son histoire. Astérios était bien doté d’une tête de taureau sur un corps humain, à l’inverse d’Achéloos, taureau androcéphale, mais des confusions sont survenues au cours de l’histoire. Par conséquent, « Faux vrais et vrais faux Minotaures » (p. 59-65) est une section importante où A. F. présente les documents médiévaux et de la Renaissance, depuis l’antiquité tardive, pour indiquer la confusion faite alors notamment avec les Centaures, au corps animal et buste humain, l’inverse du Minotaure. Puis « Résurrection antiquaire et monstres néo-classiques » (p. 67-75) montre comment la redécouverte de l’antique s’est faite au XVIIIe s., avec en particulier la belle peinture de la (prétendue) basilique d’Herculanum représentant justement Thésée vainqueur du Minotaure, affalé mort à ses pieds, et comment les artistes se sont saisis du sujet. « Une vogue académique » (p. 77-83) s’ensuivit qui vit le Minotaure représenté, avec toujours le thème du combat de Thésée, qui fut même proposé par l’Académie des Beaux-Arts comme sujet de concours aux sculpteurs au XIXe siècle. A. F. développe alors, avec « Le Minotaure relève la tête » (p. 85-89), sa place dans des œuvres européennes, notamment celles de Rodin dont l’une, parfois intitulée Faune et Nymphe, a très vraisemblablement été vue par Picasso. La dimension érotique et violente de ces sculptures de Rodin, grand amateur et collectionneur d’antiques, est évidente et n’a certainement pas pu laisser Picasso de marbre. On peut d’ailleurs mentionner encore Le Minotaure (inv. S. 02237) et Étude pour Iris et torse féminin du Minotaure (inv. S. 3366), composition et assemblage montrant un Minotaure (et non un Faune) avec une femme. Voir aussi, sur les convergences entre les productions de ces deux maîtres, l’exposition « Picasso Rodin » (Paris 19 mai 2021 – 6 mars 2022). Enfin, « De la crétomanie à la minotauromanie » (p. 91-98) traite de l’influence de la découverte archéologique de la Crète minoenne sur la manière dont l’histoire mythologique du Minotaure évolue en Europe (surréalisme, primitivisme), et dès lors « Picasso s’empare du cycle crétois, en accord avec la prédilection primitiviste de Zervos, laissant à Cocteau les figures poétiques de la mythologie… au profit du plus bestial, bouillonnant et muet Minotaure. »

 

3. La composition

          Pour finir, avec « Le monstre dijonnais et l’iconographie antique : inspirations et libertés » (p. 99-104), A. F. recherche des œuvres antiques représentant le Minotaure qui seraient plus directement en rapport avec l’œuvre dijonnaise : sans succès. C’est donc dans la section suivante « Minotaure-Dionysos et Ariane » (p. 105-111) que A. F. conclut, très justement, que « Picasso s’est donc amusé à fusionner deux épisodes en un même cycle mythologique : le Minotaure et Dionysos découvrant Ariane endorrmie », présentant une analyse fine et une histoire de la composition originelle, jusqu’au cadre bucolique. On ajoutera encore, déjà mentionné plus haut par A. F., les compositions antiques et modernes pertinentes de « Satyre dévoilant une Ménade endormie ». La partie conclusive « Jeux de maîtres » (p. 113-118) rapproche avec une belle érudition, dans une lecture picassienne très libre de l’Antiquité, l’œuvre dijonnaise de certaines compositions de Poussin, par exemple, dont celle, célébrissime, des Bergers d’Arcadie du Louvre, dont l’un pose un genou en terre. La validité du rapprochement d’A. F., une belle découverte, est renforcée par la nature, le paysage idyllique, comme elle le précise, mais aussi par un élément singulier, une ligne ou un bandeau horizontal tiré juste au-dessus du nu raccourci au dessin tourbillonnant, qui peut nettement rappeler la ligne de faîte du sarcophage arcadien de Poussin.

 

          Une bibliographie et des annexes (abréviations et chronologie) terminent le livre.

 

          Ainsi, A. F. a su parcourir l’histoire d’un thème chez Picasso, des compositions les plus calmes, où le monstre regarde une femme (voir l’œuvre du musée Zervos de Vézelay où il semble même enfermé dans un cube, contemplé par une femme nue assise – MZ 199), jusqu’aux plus violentes et explicites, au viol même (voir B. Lafargue, « Portrait de l’artiste en Minotaure philosophe de combat », dans Picasso l’atelier du Minotaure, O. Le Bihan dir., 2018, op. cit. supra, p. 104-139, ills n° 92-94). Picasso transforma une composition antique, glissant de l’héroïsme à l’érotisme, délaissant la traditionnelle scène de la mort du Minotaure vaincu par Thésée, pour le (se) représenter avec des (ses) femmes, comme un satyre avec une nymphe, comme le taureau avec Pasiphaé ou comme le Minotaure avec une jeune victime athénienne.

 

          A. F. participa au beau catalogue de l’exposition du Palais Lumière à Évian mentionné ci-dessus, avec « Le minotaure antique, retour aux sources » (p.  12-33). Le présent ouvrage, publié deux ans plus tard, est bien plus qu’un simple appendice érudit. A. F. y fait œuvre d’historienne de l’art et d’archéologue, nous donnant à lire un grand livre sous un petit format. Au moment où l’enseignement et la fréquentation des classiques et de l’Antiquité subissent de violentes attaques, il est bon de rappeler que des artistes aussi peu académiques en leur temps que Rodin et Picasso, par exemple, n’en ignoraient rien. A. F. nous le dit brillamment. Ne reste-t-il aujourd’hui plus rien de cette influence de l’Antique dans l’art, après la « dernière flambée » de l’entre-deux-guerres ? Je n’en jurerais pas, à considérer non seulement les arts plastiques, mais aussi les productions audiovisuelles, des grandes fresques aux jeux (voir p. ex. : https://antiquipop.hypotheses.org/).