Bertrand-Dorléac, Laurence: Pour en finir avec la nature morte. 376 p., 56 ill., 16 x 22 cm, ISBN : 9782072886096, 26€
(Gallimard, Paris 2020)
 
Reviewed by Pierre Vaisse
 
Number of words : 7328 words
Published online 2022-01-21
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4052
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          Inhabituel, le caractère polémique du titre ne laisse pas de surprendre. On y verrait volontiers l’annonce d’un manifeste. À la parution du livre, c’est ce que retinrent les commentaires de la presse : qu’il faille « en finir avec cette expression stupide » (p. 30) ou simplement « fâcheuse » (p.20). Pourtant (et c’était là une nouvelle surprise), elle y revient constamment au cours du volume, où il est question (p. 41) de « véritables natures mortes », puis (p. 46) d’une « première nature morte de l’histoire de l’art occidental, sinon de l’humanité » (alors que tout historien de l’art devrait s’interdire de telles affirmations, une grande partie des œuvres anciennes ayant disparu). Une telle inconséquence ne doit pas nous surprendre : on ne change pas facilement une expression consacrée par l’usage, quelle que soit son impropriété. On sait depuis longtemps que La Ronde de nuit n’est pas un nocturne, mais le titre colle au tableau. Une célèbre gravure de Dürer s’appelle depuis un catalogue du XVIIIe siècle Le Chevalier, la Mort et le Diable : ce nom lui restera, même si le prétendu chevalier n’est qu’un reître ou un routier. Les amateurs d’art qui visitent une exposition de natures mortes savent à quoi s’en tenir ; ils ne se scandalisent pas, malgré le titre, de voir dans un vase des fleurs qui ne sont pas fanées ou, sur une nappe, un couteau et une assiette, objets inertes pour lesquels l’épithète n’a aucun sens.

 

          Le titre de l’ouvrage devrait donc être compris comme un simple effet publicitaire, et cela, d’autant plus que le véritable sujet du livre pourrait ne pas être la nature morte, mais la chose, un mot qui apparaît dès la première ligne du prologue et auquel est consacrée une très longue note bibliographique (p. 272). De fait, le livre est l’aboutissement d’un séminaire sur la représentation des choses dans l’art tenu pendant de longues années par son autrice à l’Institut d’études politiques de Paris, alias Sciences Po (la documentation qu’il contient provenant donc, en partie du moins, des travaux des étudiants et collègues qui y participèrent) ; il doit faire, de plus, l’objet d’une exposition sur Les choses qui se tiendra au Louvre en 2022. Malheureusement, la signification du terme de chose est aussi vaste qu’imprécise : quel rapport entre l’esclave qui était juridiquement la chose de son propriétaire, das Ding selon Heidegger et le tra-la-la immortalisé par Suzy Delair en 1947 dans Quai des orfèvres (« C’était pas la chose en ell’même/C’était la façon d’s’en servir ») ? Comment le mot doit-il donc être compris dans le livre en question ?

 

          Parcourir tous les ouvrages savants dont les titres figurent dans la note mentionnée ci-dessus ne saurait être ici d’aucun secours – ce qui réduit leur rôle à celui de purs ornements. Seul l’usage qui en est fait par l’autrice dans son livre peut nous éclairer. Or à la page 62, elle écrit que les choses qu’a laissées la préhistoire « donnent un aperçu du grand legs qui s’offre à l’histoire longue de la nature morte ». Il ressort de la phrase que les choses s’identifient aux natures mortes, ou du moins à ce qu’elles représentent. Cette interprétation trouve sa confirmation dans le sous-titre de l’exposition prévue au Louvre : LES CHOSES. Une histoire de la nature morte depuis la préhistoire. Nombre d’occurrences de l’expression au cours du livre vont dans le même sens – ainsi à la page 65, à propos de l’Antiquité : « si l’expression n’existe pas encore, le genre de la nature morte prend forme dans sa définition toujours actuelle », ou à la page 93 : « l’histoire de la nature morte depuis ses premières représentations connues… ».

 

          Le rejet que manifeste le titre ne concerne pas, en fait, la réalité que désigne l’expression de nature morte, mais l’expression elle-même en raison de l’impropriété de l’épithète, impropriété dénoncée depuis longtemps par différents auteurs, entre autres par Théophile Gautier. Déclarer vouloir en finir avec elle ne constituait donc pas vraiment une nouveauté, mais jouait sur le double sens de l’expression. Quant à la signification plus précise qu’elle a pu prendre après la Renaissance et qu’elle conserve aujourd’hui pour désigner un genre à l’intérieur de la peinture de chevalet, elle ne couvre qu’une petite partie du phénomène. C’est bien ainsi que l’entendait Charles Sterling dont le grand livre sur la nature morte, publié en 1959 et toujours utile, commence avec l’Antiquité gréco-romaine. Ce qu’apporte Laurence Bertrand Dorléac, c’est un élargissement à l’Égypte et à la Mésopotamie antiques ainsi qu’à la préhistoire et un approfondissement pour le Moyen Âge – mais tout l’immense domaine des arts non occidentaux reste ignoré, si l’on excepte la mention (p. 39) de peintures murales datant de 40.000 ans av. J.-C. dans une île d’Indonésie et les quelques pages sur les Six kakis de Mu Qi (MuQui Fachang), moine chinois bouddhiste ayant vécu au xiiie siècle – ce qui est peu et relativise la prétention de l’autrice à « revisiter » le sujet. Pour le lecteur, c’est bien une histoire de la nature morte, essentiellement dans le monde occidental, que raconte le livre. Ce qu’en dit l’autrice à la page 10 et surtout à la page 11 (« l’histoire de la nature morte est un bon observatoire… ») ne peut que le confirmer dans cette opinion. Il n’en reste pas moins que la contradiction entre l’emploi constant de l’expression, sans doute faute de mieux, au cours du volume et sa dénonciation comme « stupide », « fâcheuse » ou (the last, but not the least) « imbuvable » (sic, p. 260), et par ailleurs la conception qu’a l’autrice (nous y reviendrons) des rapports entre l’homme et les choses laissent planer un doute constant sur le sujet précis de l’ouvrage.

 

          Que le lecteur le comprenne à un premier niveau comme une histoire tient également à son plan d’ensemble, la succession des chapitres suivant grosso modo un ordre chronologique de la préhistoire à l’époque contemporaine. Après un rappel de la dette contractée par nombre d’artistes modernes envers les œuvres de la plus haute Antiquité et à des généralités sur la préhistoire, l’autrice, dans le premier chapitre (« Naissance d’un attachement »), s’intéresse d’abord  au cairn de Gavrinis (Morbihan), à l’intérieur duquel des motifs gravés représenteraient des haches en pierre polie groupées par deux ; puis elle en vient aux antiquités de Mésopotamie, où « les choses », vêtements, anneaux, bâtons, baguettes, piquets, trônes, cordes, boomerangs, poignards, haches, lances et masses « servaient […] à reconnaître et à qualifier les divinités et les souverains » (p.48), pour finir par l’accumulation de biens dans les tombes égyptiennes. Les deux chapitres suivants (« Antiquité rêvée », puis « Vie et mort ») sont occupés par l’Antiquité gréco-romaine, époque à laquelle apparaitrait la nature morte comme genre. En témoigne en particulier, dans l’« Antiquité rêvée », l’évocation par Philostrate (auteur d’un ouvrage, la description d’une galerie de peintures, connu en France dès la seconde moitié du xvie siècle par la traduction qu’en donna Blaise de Vigenère sous le titre d’Images de plate peinture), des mets savoureux, fruits, fromage, gibiers promis à la cuisson, que représente une des peintures qui ornent la galerie. Au chapitre suivant, l’autrice développe longuement une comparaison entre une mosaïque romaine montrant des reliefs de repas et les tableaux pièges de Spoerri ; puis elle aborde le thème de la mort, illustré aussi bien par les ossements dans une tombe paléolithique que par une mosaïque romaine à la tête de mort et par une sculpture récente représentant le même motif. Avec le christianisme, la nature morte connait une « Éclipse » : pendant des siècles, ne sont guère représentés que les objets liés à la religion, et surtout à la liturgie. Le développement des foires entraîne cependant la création d’œuvres, en particulier de miniatures qui, en illustrant cette activité, donnent aux choses, en l’occurrence aux marchandises une importance nouvelle. Elles s’imposent également au chapitre suivant (« La révolte des outils »), dans le traitement de deux thèmes : celui, largement répandu, des arma Christi (tous les objets : fouet, couronne d’épines, lance, clous, etc.) qui accompagnèrent la Passion, et l’autre, beaucoup plus rare (il ne se rencontre guère que dans les Alpes, du Piémont au Dauphiné), du Christ du dimanche ou des jours de fête, entouré d’armes ou autres objets coupants ou contondants, symboles des blessures que lui infligent les chrétiens qui se livrent à des activités proscrites ces jours-là. Le développement qui suit sur les intarsia aurait en revanche aussi bien pu trouver place au chapitre suivant (« Prise d’indépendance ») consacré à la renaissance de la nature morte autour de 1500 avec des œuvres comme des études à la plume, par Dürer, d’« oreillers » (ou plutôt de coussins), les Perdrix mortes de Jacopo de Barbari ou l’Armoire aux bouteilles et aux livres, panneau conservé au musée de Colmar qui s’apparente à un trompe-l’œil. Curieusement, le chapitre s’achève par un développement sur les Six kakis de Mu Qi, moine bouddhiste ayant vécu en Chine à la fin de la dynastie Song. Nous parvenons ensuite, dans les deux chapitres qui viennent, à la grande époque de la nature morte selon l’histoire traditionnelle de l’art : d’abord (« Foi, sexe et marchandise ») les cuisines et les étals de viande ou de légumes, œuvres en particulier d’Aertsen et de Beuckelaer, puis au siècle suivant qui voit « Le triomphe des choses ». Mais dans ce même chapitre, les portraits d’Arcimboldo nous mènent, par Erró interposé, jusqu’au pop art de Richard Hamilton, c’est-à-dire aux produits de l’économie capitaliste stéréotypés, fétichisés par la publicité, signes de la société de consommation analysés par Roland Barthes dans ses Mythologies (p.196). Plus complexe, le chapitre qui suit (« Crise de l’image, crise d’abondance ») commence par la remise en cause du tableau de chevalet, d’abord au xviie siècle avec les trompe-l’œil (en particulier Le tableau retourné de Cornelius Gijsbrechts), puis au cours des années 1960-1970 ; il dérive ensuite vers des images de décadence, de pourriture et de mort (avec la Réserve des Suisses morts de Boltanski) avant de se terminer par l’œuvre tardif d’Hélion. Un lien unit fortement ces trois chapitres : le rôle fondamental joué par le capitalisme depuis la Réforme dans la multiplication des objets ainsi que dans leur fonction et dans la valeur dont ils sont investis. Le dernier chapitre de l’ouvrage (« Cas de conscience ») aborde une réalité toute différente : les mauvais traitements que l’homme inflige aux animaux, les réduisant à l’état de cadavres – thème auquel l’autrice joint curieusement un développement sur les membres humains étudiés par Géricault pour peindre son Radeau de la Méduse. Dans l’Épilogue, qui n’en est pas vraiment un, elle expose avec force références à des penseurs, à des poètes, à des artistes la vision du monde qui sous-tend l’ensemble du livre. En même temps, elle exprime à nouveau l’hostilité qu’affichait le titre du volume envers l’expression, « imbuvable », de nature morte « bêtement inventée au xviie siècle alors que tout est vivant » (p. 260). 

 

          Très imparfait, pour ne pas dire cahoteux, le résumé qui précède reflète par son caractère même l’ordonnance du volume avec d’évidentes inégalités de traitement : certains développements sont totalement inattendus ou plus longs que la matière ne le laisserait prévoir, tandis que d’autres, qu’on attendrait, sont absents. Or ces inégalités ne tiennent pas à des lacunes de la documentation disponible ; si une partie d’entre elles pourraient trouver une explication dans les inévitables aléas d’un programme de séminaire, il est permis de supposer qu’elles reflètent surtout les préférences de l’autrice. Par une attirance déjà sensible dans ses publications précédentes, celle-ci affiche une prédilection pour les images de la souffrance, de la guerre et de la mort. C’est ainsi que, sans même parler des animaux martyres du dernier chapitre, le chapitre précédent dérive en partie vers un art dont elle souligne les liens avec les misères du temps, que ce soit la guerre du Golfe ou l’épidémie de sida.  Quelque intérêt qu’offrent ses réflexions dans ce domaine et quelque généreuses qu’on les juge, elles semblent cependant sortir tout à fait du sujet du livre lorsque nous lisons (p. 218) : « Peut-on encore imaginer ces morts [du sida] envoyés dans les purgatoires de la morgue et privés de soins funéraires ? Est-il possible d’imaginer enfin ce que recèle de violence l’interdiction même d’enterrer ses morts en paix ? ».

 

          C’est sans doute par l’attirance pour les scènes de cruauté que s’explique l’importance accordée à un thème aussi peu répandu, hors d’une aire géographique limitée, et aussi étranger à la définition habituelle de la nature morte que celui du Christ des jours de fête (p. 122-126) illustré par une peinture murale dans la cathédrale de Biella (Piémont) dans laquelle le Christ retournerait contre lui l’un des outils qui le blessent (p. 124), geste d’automutilation peu conforme à l’enseignement de l’Église, mais qu’un simple regard sur l’œuvre révèle n’être qu’un phantasme de l’autrice.

 

          Inversement, celle-ci ne prête à peu près aucune attention aux natures mortes de fleurs, pourtant très nombreuses au cours de l’époque moderne, que ce soit les somptueux bouquets composites des Hollandais comme van Huysum et van Spaendonck ou de leur continuateur lyonnais Simon-Saint-Jean (aucun ne figure dans l’index), ou les quelques fleurs placées dans un verre ou un petit vase en terre comme en peignit Manet. Il est vrai que l’étude des fleurs fut longtemps liée, comme à Lyon, à la décoration et à l’ornement et, au xixe siècle, aux recherches sur la couleur, sujets qui n’intéressent guère l’autrice ; mais la présence de la mort dans de nombreux tableaux de fleurs, sous la forme d’une chenille ou de pétales tombés, aurait dû retenir son attention. Plus étrange est le peu de cas qu’elle fait des Vanités, si nombreuses au xviie, et encore au xviiie siècle et auxquelles le musée de Caen, puis le Petit Palais à Paris consacrèrent en 1990 une grande exposition dont une section était plus précisément consacrée aux natures mortes proprement dites : elles n’ont droit qu’à cinq lignes, en note (p. 280, note 67). Il est vrai que, sous le titre de « Vie et mort », un chapitre nous mène du paléolithique à 2006 en s’arrêtant sur les memento mori romains, mais cette généralisation transhistorique comme les aime l’autrice néglige paradoxalement ces deux siècles.

 

          Outre les fleurs et les vanités, d’autres aspects non négligeables sont également passés sous silence, ou à peu près. C’est ainsi que les natures mortes napolitaines du xviie siècle sont à peine évoquées (Giuseppe Recco n’est pas mentionné), de même que les bodegones de la même époque, réduits à la reproduction d’un tableau de Juan Sanchez Cotan (p. 165) accompagné d’un commentaire de deux lignes, le double étant consacré (p. 155) à Vélasquez, curieusement comparé à Bosch et Breughel. Chardin n’est guère cité qu’à propos de lapins morts, la mort n’étant pourtant pas son thème de prédilection (p. 235-236), ou en liaison avec Francis Ponge (p. 25 et p. 280, note 67).

 

          Toutes ces lacunes concernent la période qui fut la plus fertile et la plus brillante pour la nature morte stricto sensu. Laurence Bertrand Dorléac a-t-elle voulu éviter que le chapitre qui la couvre, « Le triomphe des choses », ne prenne une extension démesurée par rapport aux autres ? On ne saurait exclure a priori une considération de cet ordre, mais elle reste improbable, d’autant qu’il aurait suffi de couper la matière en deux pour respecter l’équilibre des chapitres. Une autre hypothèse s’impose à l’attention : ce « triomphe des choses » fut aussi le triomphe de la nature morte comme genre selon la conception académique de la peinture, à une époque où s’imposait, en France du moins, l’Académie royale, longtemps tenue, depuis le xixe siècle jusqu’à une époque récente, pour une puissance néfaste. C’est ainsi qu’on lit (p. 158) que le goût et le prix des natures mortes augmentèrent « à partir de la seconde moitié du xvie siècle […] malgré les mises en garde de l’Académie royale de peinture et de sculpture ». Que l’Académie royale ait sévi plus d’un demi-siècle avant d’exister, ce n’est là qu’une des erreurs qu’il arrive à Laurence Bertrand Dorléac de commettre malgré la surabondance des conseils dont elle s’est entourée. En revanche, l’hostilité à l’Académie et à son action fut un sentiment très répandu dans l’historiographie de l’art, et d’abord de l’art du xixe siècle, l’épithète d’académique ayant alors pris une valeur fortement négative comme celle d’officiel qui lui était souvent associée, pour disqualifier le contenu des termes auxquels on les accole. Depuis au moins deux générations, toutefois, cet usage polémique a été dénoncé pour son absence de fondement et son caractère purement idéologique. Or force est de constater que Laurence Bertrand Dorléac lui reste fidèle, comme en témoigne ce qu’elle écrit (p. 20-23) de la hiérarchie académique des genres, dont elle ne comprend manifestement pas le fondement socio-économique, ce qui ne surprend pas lorsqu’on lit sous sa plume (p. 127) qu’au Moyen Âge, les artisans étaient « au fond assez proches » des artistes ! Elle reste également attachée à la valeur négative de l’épithète d’officiel, comme le montre l’usage qu’elle en fait là où on l’attendrait le moins, à propos du cairn de Gavrinis, à propos duquel elle émet la prétention de « sortir des frontières arbitraires du récit officiel de l’histoire de l’art jusqu’à ce jour » (p. 46). Décrit par Prosper Mérimée, classé monument historique en 1901, objet de nombreuses études, le cairn lui-même fait trop partie, et depuis trop longtemps, du « récit officiel » pour être concerné par cette prétention d’en sortir ; il s’agirait bien plutôt, semble-t-il, d’intégrer à l’histoire de l’art élargie les reliefs sculptés sur l’orthostate L9 (fig. 4, p. 47), dans lesquels on veut reconnaître un ensemble de haches (en pierre polie) qui constitueraient la première nature morte connue. Il y a pourtant longtemps qu’est admise la notion d’art préhistorique, même s’il est clair que le terme d’art n’a pas ici la signification qu’il a prise à une époque relativement récente. Dans ces conditions, on ne voit pas de quelles frontières arbitraires nous aurions à sortir, et l’on ne voit pas non plus en quoi cette histoire de l’art, honnie parce qu’officielle, le serait plus que celle que pratique elle-même Laurence Bertrand Dorléac, si l’on pense qu’un musée national (le Musée d’Orsay) a mis en exposition le parallèle, pour le moins problématique, qu’elle a cru pouvoir dresser entre Spengler et Monet et que le Louvre (nous l’avons dit) projette une exposition fondée sur le présent ouvrage. Il y a longtemps que le terme d’officiel vidé de toute valeur concrète, qu’il s’agisse de peinture au xixe siècle ou de médecine, est employé dans un sens négatif, en fonction d’un mode de penser manichéen (poussé jusqu’à la caricature par Michel Foucault) qui permet de se poser en rebelle face à l’autorité. C’est à cet usage que ressortit l’expression de « récit officiel de l’histoire de l’art », et le livre de Laurence Bertrand Dorléac sur la nature morte, à commencer par son ambition à « revisiter » le sujet, se comprend mal si l’on ignore cette dimension idéologique qui date aujourd’hui quelque peu.

 

          Cette prétention à dépasser l’histoire officielle de l’art surprend d’autant plus que son livre foisonne en affirmations les plus banales de l’histoire de l’art la plus conventionnelle, quand il ne s’agit pas de véritables lapalissades. C’est ainsi que nous apprenons (p. 101) qu’au Moyen Âge, « toutes les formes, les rituels, mais aussi les monuments, les objets ou les images que nous réunissons désormais sous le nom d’ "art" (qui nous plaît davantage) ont eu un rôle, une fonction », et quelques lignes plus bas : « tout ce que l’on prend aujourd’hui pour des "œuvres d’art" sert avant tout d’outil pédagogique à l’usage des chrétiens », puis à la page suivante, à propos des richesses rapportées des croisades et du développement de l’architecture religieuse : « Aux gens d’Église, aux évêques [eux aussi gens d’Église !], aux guerriers puissants s’ajoutent d’autres nobles et jusqu’à leurs familiers qui cherchent à imiter leurs supérieurs en imaginant eux aussi des signes de richesse, de puissance et de beauté ».

 

          Cette prétention passablement illusoire d’écrire une histoire de l’art qui ne serait pas officielle ainsi que les choix opérés dans la matière considérée, fruits de préférences largement subjectives, trouveraient cependant une explication, sinon une légitimation, dans la démarche que Laurence Bertrad Dorléac présente dans son Prologue (p. 16-17) comme ayant été la sienne : non pas dresser un panorama de l’histoire de la nature morte tel qu’il en existe déjà, mais s’intéresser à certains moments « qui méritent d’être reconsidérés à la lumière de notre sensibilité actuelle » – le nous devant soit être compris comme un pluriel de majesté, le choix de l’autrice lui étant tout personnel, soit désigner un ensemble d’individus, les points en question étant alors des sujets à la mode qui agitent aujourd’hui une partie au moins de l’opinion. Personne n’ignore que l’historien, comme tout existant, appartient et ne peut existentiellement appartenir qu’à son temps ; mais vouloir reconsidérer le passé « à la lumière de notre sensibilité actuelle », c’est le peindre aux couleurs du présent ou lui attribuer un rôle de miroir dans lequel nous nous contemplons, donc élever l’anachronisme, le péché majeur de l’historien, au niveau d’un principe de méthode.

 

          Pour échapper à cet argument qu’il faut bien qualifier de rédhibitoire, Laurence Bertrand Dorléac pourrait opposer, si elle posait clairement le problème, une conception fixiste de l’histoire – conception qui ne doit pas être confondue avec la prise en compte de la longue durée pour certains phénomènes. D’où ses nombreux rapprochements, par-delà les siècles, entre des productions artistiques dont l’analogie reste, le plus souvent, superficielle, sauf, bien sûr, dans le cas d’une référence consciente et volontaire par l’artiste à un exemple aussi prestigieux qu’ancien qui peut soit avoir été pour lui une source d’inspiration, soit ne lui servir que pour légitimer sa propre création. C’est ainsi qu’il faut comprendre le rapprochement fait entre une mosaïque célèbre de Pergame montrant les reliefs d’un repas jonchant le sol et les tableaux pièges de Spoerri (p. 84). Ce que l’autrice oublie de souligner, c’est que l’établissement de telles analogies par-dessus les siècles conforte dans une certaine mesure l’idée d’une autonomie au moins relative de l’évolution de l’art, idée qu’elle avait vigoureusement combattue dans un article paru en 1995 (voir plus loin) comme une erreur fondamentale d’une grande partie des historiens de l’art. Que les artistes aient, dans les limites de leurs connaissances, nourri leurs créations de l’étude des œuvres d’un passé plus ou moins lointain est un phénomène bien connu, brillamment illustré par Jean-Pierre Caillet dans son beau livre Art et mémoire, paru chez Picard en 2020. Mais ces emprunts au passé ou ces regards sur le passé n’impliquent nullement que les artistes aient conservé à travers les siècles, par leur nature d’artistes, à la fois un même statut et une même idée de leur fonction. Or c’est pourtant ce qu’affirme implicitement Laurence Bertrand Dorléac, en particulier lorsqu’elle reprend ce lieu commun ressassé à l’envi depuis le romantisme que « les artistes ont un temps d’avance » (p. 15), affirmation reprise plus loin (p. 200) sous la couverture de Marshall Mc Luhan, mais qui, s’agissant d’une pure croyance née de la religion romantique de l’artiste, n’en invalide pas moins la prétention de l’autrice à une quelconque scientificité.

 

          Cette fonction dévolue à l’artiste et qu’il aurait exercée à travers les millénaires n’est en fait que le corollaire d’une autre croyance, elle aussi d’origine romantique, sur laquelle repose in fine tout l’ouvrage, à savoir le lien, depuis que l’homme existe, entre lui et la nature, entre les êtres et les choses. Pour affirmer ce lien, l’autrice invoque, non des penseurs, encore moins des savants, mais des poètes … romantiques (sans doute en appelle-t-elle à Condillac [p. 261], mais ce recours est d’une pertinence pour le moins discutable). Elle aurait pu mettre en exergue à son ouvrage les vers de Lamartine que connaît, ou du moins que connaissait jadis ou naguère le dernier des potaches :

 

Objets inanimés, avez-vous donc une âme

Qui s’attache à notre âme, et la force d’aimer ?

 

Elle l’a pas fait, peut-être parce que la citation eût semblé trop convenue. À défaut d’invoquer les romantiques allemands, ce sont des vers de Victor Hugo qu’elle cite à la page 25 :

 

  Crois-tu que l’eau du fleuve et les arbres des bois,

            S’ils n’avaient rien à dire, élèveraient la voix ? 

 

Fondamentalement, la pensée reste bien la même, et l’autrice la résume, comme nous l’avons vu, par cette affirmation que « tout est vivant ». L’artiste est donc, comme le poète (ce qui explique la portée transhistorique de leur rôle), celui qui voit ou qui ressent et qui exprime ce lien entre les êtres et les choses, ou, comme elle l’écrit (p. 262) : « les artistes et les poètes sont les premiers mandataires de toutes les choses. » C’est formuler différemment la même croyance dans la mission de l’artiste et dans l’unité profonde de la création. Croyance respectable, certes, mais il est clair que pour qui n’y adhère pas pleinement, le sujet traité par Laurence Bertrand Dorléac perd toute légitimité, l’intérêt de l’ouvrage se réduisant à celui des études particulières sur telle ou telle œuvre de telle ou telle période.

 

          À supposer que l’on veuille bien admettre le principe d’unité de la création dans sa globalité, cela ne dispenserait pas de prendre en compte la diversité de ses incarnations. Sans doute Laurence Bertrand Dorléac tient-elle à souligner que « toutes » les choses sont également concernées, bien que tous les règnes de la nature ne soient pas également représentés dans l’ouvrage, les végétaux étant à peu près exclus, si l’on excepte les légumes dans les natures mortes hollandaises montrant des cuisines ou des étals. Si le mot de chose veut dire tout et n’importe quoi, il aurait toutefois convenu de distinguer, dans l’optique même de l’autrice, entre les choses naturelles et les outils ou les marchandises auxquelles l’homme lui-même assigne une fonction, une place intermédiaire étant tenue par les végétaux cultivés, fruits et légumes, et par les animaux d’élevage. Or si toutes ces choses s’expriment, comme le voulait Victor Hugo, ce n’est pas dans la même langue. Que, comme Laurence Bertrand Dorléac le rappelle, dans la plus haute Antiquité, « les choses servent aussi à reconnaître et à qualifier les divinités et les souverains » (p. 48), on le sait depuis longtemps, mais outre qu’il soit difficile de parler « de véritables natures mortes » lorsque l’objet, dans l’œuvre, ne fait qu’accompagner le personnage comme son attribut, celui-ci ne dit évidemment que ce pourquoi il a été conçu par l’homme. Il en va de même, pour prendre un exemple beaucoup plus récent, du sceptre que tient Napoléon trônant peint par Ingres, et cela n’a rien à voir avec ce que peuvent dire une fleur ou un oiseau mort, si on les suppose doués de parole. Pour prendre d’autres exemples, quel point commun entre la valeur gustative des mets décrits par Philostrate (p. 73-75), la valeur mémorielle des objets réunis par Boltanski dans des boîtes reliquaires (p. 218-219) et l’intérêt formel des études de coussins de Dürer (p. 135) à une époque où le plissé des draperies revêtait une importance stylistique fondamentale (étant entendu que l’interprétation alambiquée que Josef Körner a cru devoir donner de ces prétendus oreillers relève de la pure fantaisie) : du point de vue de leur signification, de telles œuvres sont difficilement comparables. Par ailleurs, du point de vue de leur fonction, comment mettre sur le même plan une étude à la plume et, par exemple, dans un tableau, le rendu minutieux, avec son titre, d’un traité de droit à côté du portrait d’un juriste qui en est l’auteur ?  Une telle diversité ne peut être réduite, en apparence du moins, à l’unité que noyée dans cette croyance très générale d’un dialogue indifférencié entre les êtres et les choses.Dans cette optique, il est remarquable que Laurence Bertrand Dorléac ait complètement passé sous silence cet immense domaine que sont le symbolisme et la valeur symbolique des objets – les mots ne paraissant même pas dans l’index thématique. Or le symbolisme pose un problème en rapport direct avec le sujet de son ouvrage : l’objet est-il la face matérielle d’une réalité spirituelle qui lui serait consubstantielle – les deux mondes formant une profonde unité, pour parler comme Baudelaire –, ou leur rapport n’étant qu’une simple convention inventée par l’homme, comme ce fut le cas pour la symbolique des fleurs qui atteignit au xixe une complexité d’un raffinement absurde, totalement artificiel ? Une grande partie des exemples avancés par Laurence Bertrand Dorléac seraient concernés par une telle question, ce qui rend incompréhensible son absence dans l’ouvrage.

 

          De plus, au demeurant, Laurence Bertrand Dorléac n’assume pas pleinement les conséquences de sa croyance. Puisque toutes les choses parlent, il est logique qu’elle intègre à son propos (p.52) tous les objets. Ainsi en va-t-il de ceux qu’on voit sur les bas-reliefs en bronze des portes de Balawat (ixe siècle av. J.C.), bien qu’il ne s’agisse pas de natures mortes stricto sensu, mais de scènes de guerre qui rappellent en l’occurrence des faits historiques (p. 52). Elles s’apparentent donc iconographiquement à la peinture d’histoire de l’époque moderne. Or celle-ci n’apparaît pas dans les chapitres consacrés à cette période, bien que les objets y jouent un rôle équivalent, hautement significatif, comme les bois qui condamnent la porte de l’église dans L’Interdit de Jean-Paul Laurens ou, par opposition, comme la sereine nature morte posée sur une table dans le tableau de David montrant les licteurs rapportant à Brutus les cadavres de ses fils. Manifestement, pour cette période, Laurence Bertrand Dorléac s’est soumise, consciemment ou non, à la division académique par genres, excluant la peinture d’histoire et le portrait, pourtant riche en objets parlants, alors que les instruments de la guerre lui auraient permis de prendre en compte la représentation de faits historiques pour intégrer à son propos des époques que les histoires de la nature morte n’avaient jamais prises en compte. Force est donc de constater, sans s’en étonner, un manque manifeste de logique, les critères du choix des œuvres retenues n’étant plus les mêmes selon les périodes, bien que le principe d’un lien et d’un dialogue entre les êtres et les choses soit, lui, resté le même en principe.

 

          Accumuler les exemples analogues conduirait à la même conclusion : le volume ne repose sur aucune définition tant soit peu rigoureuse de son objet, le choix des périodes, des artistes et des œuvres obéissant à des raisons qui ne relèvent pas d’une analyse historique, mais de préférences personnelles, souvent d’ordre moral, quand ce n’est pas du choix des sujets de travaux des participants au séminaire.

 

          S’en tenir à cette constatation serait négliger une dimension de l’ouvrage qui tient à la conception que l’autrice a de l’histoire, ne disons pas comme science, mais comme discipline, conception qu’elle a exposée jadis dans un article intitulé « L’histoire de l’art et les cannibales », publié en 1995 par la revue Vingtième siècle. Dans une vision d’un manichéisme d’Épinal, elle opposait deux catégories d’historiens de l’art : les « internalistes » (revenant dans le Prologue du présent volume [p. 20], le terme témoigne de la continuité de sa pensée), enfermés dans leur discipline, et les « externalistes » ouverts à l’apport de ce qu’on appelle les sciences sociales. Loin d’être nouvelle, cette conception critique de l’histoire de l’art s’est affirmée avant la Seconde Guerre mondiale et elle a été depuis lors répétée à l’envi de génération en génération avec quelques variantes en fonction des modes intellectuelles. C’est ainsi qu’il fut un temps où s’il ne voulait pas être tenu pour un simple tâcheron, l’historien de l’art se devait de citer Marx, Freud et Jakobson. Si le dernier et, avec lui, le structuralisme sont un peu oubliés, le nom de Roland Barthes, qui revient sans cesse sous la plume de Laurence Bertrand Dorléac, paraît aujourd’hui tout aussi daté. Mais c’est un auteur plus récent qu’elle mettait en avant dans une interview accordée au journal suisse Le Temps après la sortie de son livre sur la nature morte (interview mise en ligne le 11 janvier 2021) : un philosophe inconnu du grand public, Quentin Meillassoux, qui aurait résolu la quadrature du cercle, c’est-à-dire le problème de l’opposition kantienne entre dogmatisme et relativisme. Que son « réalisme spéculatif » ait rencontré un certain succès en Angleterre, mais que, en revanche, d’aucuns dénoncent un raisonnement dont la force de conviction tiendrait plus au brillant de la rhétorique qu’à la solidité des arguments importe peu ; mais il est permis de se demander en quoi le problème métaphysique en cause intéresse non seulement l’histoire de l’art, mais même les rapports entre le monde des choses et l’homme tels que les ont vus les poètes romantiques et, finalement, ce que venait faire dans une interview portant sur un livre consacré à la nature morte l’invocation de ce brillant philosophe.

 

          On ne saurait en revanche reprocher à Laurence Bertrand Dorléac d’en appeler dès le début du Prologue à Karl Marx pour le capitalisme, grand responsable de l’accumulation d’objets, ainsi qu’à Max Weber pour les rapports de celui-ci avec la Réforme ; mais ce qu’elle en dit reste on ne peut plus superficiel. Pour la Réforme, il est gênant que le protestantisme soit traité en bloc, la distinction entre le luthéranisme et le calvinisme dans le mode de vie et le rapport à l’objet n’étant pour ainsi dire pas pris en compte. Au niveau de généralité où l’autrice se place, toutes les considérations d’histoire économique et religieuses ne permettent pourtant pas d’expliquer pourquoi la nature morte, au xviie siècle, fleurit dans la Flandre catholique, à Naples et en Espagne (qui étendait sur elles sa domination) comme dans la Hollande calviniste, mais non à Genève.

 

          De par la nature de son objet d’étude, l’historien de l’art se voit constamment contraint par la force des choses de recourir à d’autres domaines du savoir, à pratiquer ce qu’on appelle pompeusement la pluridisciplinarité comme M. Jourdain faisait de la prose. En revanche, et si l’on ne tient pas compte de la simple soumission à des modes intellectuelles, l’appel systématique aux sciences sociales, qui ne sont souvent que le champ de bataille des idéologies, peut servir de prétexte, au pire, à l’instrumentalisation de la discipline au service d’une cause quelconque, et au mieux au besoin de s’affranchir de la rigueur des règles de la recherche, de la prudence et de la modestie qu’elle impose. Or Laurence Bertrand Dorléac donne souvent l’impression de faire appel à elles pour des positions sans lien avec le propos des auteurs qu’elle cite. On ne s’étonne pas qu’elle fasse appel à Karl Marx pour parler du capitalisme, mais elle s’éloigne passablement de sa pensée quand elle veut voir dans le capitalisme le responsable, non pas de la condition des prolétaires, qui ne concernerait pas son sujet, mais du consumérisme – qui ne le concernerait d’ailleurs pas non plus.

 

          Cette tendance moralisante, qui ressortit à des courants de pensée très présents aujourd’hui dans notre société, est particulièrement sensible au cours du dernier chapitre, sous la forme d’un plaidoyer en faveur des animaux, plaidoyer fort généreux en soi, mais qui n’entretient pas de rapport nécessaire avec l’histoire de l’art. Du moins pourrait-on espérer que les exemples qui l’illustrent et les commentaires qui l’accompagnent apportent dans ce domaine des éléments nouveaux. C’est sans compter avec d’étonnantes erreurs. Que Courbet n’ait pas peint l’inscription « In vinculis faciebat » sur le tableau des Trois truites de la Loue au musée de Berne (p. 231), mais sur La Truite du musée de Zurich n’a guère d’importance. Par contre, il est gênant de lire (p. 231-233) que sur l’estampe Le cochon de Rembrandt, qui montre une truie entravée pour être abattue, « le rictus du garçon qui gonfle une vessie sur la droite montre qu’il jouit du spectacle, de même que l’enfant qui souffle des bulles de savon », que les bulles et la vessie nous rappellent que « si l’on tue une bête, ou peut tuer un homme », et que la truie, qui dominerait la composition de sa dimension « métaphysique » [sic] « nous regarde encore » : il faut beaucoup d’imagination pour lire ainsi son regard ; celui du garçon au centre (et non à droite) est tourné dans une tout autre direction ; il est difficile d’assurer que l’espèce de sac qu’il tient dans ses bras (mais dans lequel il ne souffle pas) soit une vessie (et d’identifier ce qu’il tient entre le pouce et l’index de la main droite), mais l’on ne discerne pas les bulles de savon que soufflerait l’autre enfant. L’autrice dit (p. 323, note 8) s’appuyer sur l’analyse de cette estampe qu’offre le catalogue Rembrandt, eaux-fortes du Petit Palais (Paris, 1986), qu’elle démarque d’ailleurs directement dans les deux notes précédentes ; mais une comparaison des deux textes montre que son commentaire dépasse en imagination celui de S.-C. Renouard de Bussière, l’autrice de la notice du catalogue, et cela, au service de son interprétation. En d’autres termes, elle voit, comme pour le Christ de Biella, ce qu’elle veut voir en fonction de convictions fort respectables, mais totalement étrangères au domaine dans lequel elles s’invitent.

 

          Nous arrivons ainsi à la présentation et à l’interprétation des œuvres étudiées dans l’ouvrage et à l’intérêt que peut présenter cette documentation. Il est clair que, dans son ensemble, tout cet apport documentaire est de seconde main, ce qui n’exclut pas l’obligation pour le lecteur, dans certains cas, de devoir procéder à une vérification. C’est ainsi que l’autrice affirme qu’au tournant des xvie et xviie siècles, l’art se serait défini « en tant qu’art » par le tableau de chevalet (p. 201), alors qu’en fait, le tableau de vente à sujet profane (ou à prétexte religieux, mais dont les parerga faisaient toute la valeur, comme l’a montré Creighton Gilbert dans un célèbre article publié en 1952), destiné à être accroché au mur d’un intérieur, existait depuis au moins un siècle et qu’existait même un marché pour des dessins autonomes, ayant leur fin en eux-mêmes : Laurence Bertrand Dorléac se fonde ici sur une vue  largement dépassée de l’évolution du tableau comme objet.

 

          Les faits, parfois, sont plus controversés. Ainsi (p. 137 sqq.) pour la date du célèbre panneau de l’Armoire aux bouteilles et aux livres du Musée de Colmar. En fait, une date précise importe peu ; ce qu’il convient de souligner, c’est en revanche le nombre de représentations du même type dans la seconde moitié du xve siècle, à savoir des objets peints dans une niche ou sur des rayons avec une attention au modelé ainsi qu’aux ombres projetées qui en font de véritables trompe-l’œil. Aussi les deux très grands connaisseurs que furent Max Friedlaender et Sterling avançaient-ils les dates de 1470-1480 sur des critères stylistiques évidents, mais auxquels Laurence Bertrand Dorléac semble insensible, que ce soit par incapacité d’en juger ou par mépris pour l’histoire de l’art des connaisseurs. La date a semblé confirmée par une analyse dendrochronologique menée par l’Université de Franche-Comté, qui établissait que l’abattage de l’arbre, un chêne, était antérieur à 1465, ce qui laissait quelques années pour le séchage du bois. À partir d’un nouveau prélèvement ou d’un prélèvement effectué lors de cette analyse (ce point, fondamental, n’est pas clair), un spécialiste de Hambourg a donné la date de 1518 que retient Laurence Bertrand Dorléac, ce qui invaliderait la datation précédente, « d’autant plus [ajoute-t-elle] que l’œuvre viendrait plutôt d’un artiste allemand du Nord » (p. 140). Le rapport établi ainsi entre la date et la région d’origine n’a évidemment aucun sens, cette dernière se déduisant du bois utilisé, le chêne baltique (en Allemagne du sud, les peintres utilisaient surtout le peuplier). Non seulement sa présentation du problème est pour le moins confuse, mais à l’appui de la seconde date, elle se contente d’écrire en note (p. 30, note 15) qu’elle a été « initiée [sic] à cette nouveauté historique » par la directrice du Musée Unterlinden, formule pour le moins étrange là où l’on attendrait des arguments concrets pour justifier une datation stylistiquement aberrante. Tout le passage laisse la fâcheuse impression non seulement qu’elle ne parvient pas à exposer clairement les données du problème, mais qu’elle ne les maîtrise pas vraiment.

 

          Pourtant, Laurence Bertrand Dorléac s’entoure d’un appareil imposant destiné à garantir aux yeux des lecteurs la haute qualité scientifique de sa démarche comme l’ampleur de sa vision. Exceptionnelle par sa longueur est la liste des remerciements, qui comprend plus de deux cents noms. On pourrait se demander ce qui revient en propre à l’autrice dans la genèse de son ouvrage si toutes les personnes mentionnées étaient connues comme spécialistes du sujet, ce qui est loin d’être le cas, de sorte que leur présence semble relever plutôt, du moins pour une part, de considérations diplomatiques ou décoratives.

 

          Une même intempérance se retrouve dans les fragments bibliographiques placés en notes. Certaines d’entre ces bibliographies contiennent des dizaines de titres, ce qui amène le lecteur à se demander si l’autrice a bien lu tous les ouvrages ainsi mentionnés, ce qui suppose une capacité de travail très au-dessus de la moyenne, et surtout, ce qui est plus important, dans quelle mesure ils apportent soit des informations, soit des idées en rapport avec le sujet du livre. Ainsi en va-t-il, par exemple, de la note 25 du Prologue consacrée à la surconsommation, au climat, au devenir de la planète : outre que les ouvrages mentionnés ne couvrent pas toutes ces questions (la croissance démographique est pratiquement ignorée), outre que ce qu’ils couvrent, ils le font très inégalement, leur utilité pour une meilleure compréhension de l’objet du livre reste pour le moins incertaine. On invoquera en vain l’élargissement nécessaire aux sciences sociales : il n’est trop souvent qu’un mauvais prétexte pour justifier un étalage d’érudition aussi creuse qu’ostentatoire.

 

          La même tendance se constate aussi dans une curieuse habitude d’accumuler des noms d’artistes ou d’historiens de l’art en de longues listes censées illustrer ou appuyer une affirmation (p. ex. p. 33, 82, 148 et note 37 p. 307, p. 220). Sans commentaires, elles ne laissent pas de susciter la perplexité de tout lecteur tant soit peu doué d’esprit critique :  renonçant à rechercher dans quelle mesure la présence de chaque nom se justifie, il n’ose attribuer à leur nombre une valeur de preuve. L’analyse de l’une des plus longues d’entre elles (p. 33), analyse qui serait très longue par elle-même, conduirait à cette conclusion qu’elle n’a guère de fonction qu’ornementale, tant y règne de confusion depuis le prétexte à son établissement (qui repose sur une conception fixiste éminemment discutable de la création artistique et du rapport de chaque artiste au passé) jusqu’aux raisons de la présence de tel ou tel nom, si différentes entre elles que l’ensemble ne peut paraître qu’incohérent. Accumuler ainsi des noms pour éblouir le lecteur, on peut s’y amuser dans une dissertation quand on est étudiant mais le procédé n’est pas vraiment à sa place dans un ouvrage qui affiche des ambitions plus hautes.

 

          Malgré l’abondance d’informations qu’il propose et malgré le nombre impressionnant de personnes qui auraient participé à sa genèse, l’ouvrage doit donc être utilisé avec précaution pour les données factuelles qu’il contient. L’autrice prétend « revisiter » l’histoire de la nature morte en dépassant les frontières du récit « officiel », mais, avec des idées datées sur l’histoire de l’art, elle propose de celle de la nature morte une image très fragmentaire si l’on prend le terme dans son acception courante, le sujet même de son livre restant mal défini. Son apport le moins discutable est d’apprendre au lecteur à connaître ses croyances et ses sentiments : sa croyance, dont l’origine est à chercher dans la poésie romantique, en une parenté profonde, pour ne pas dire en une unité entre les hommes et les choses d’où découlent sa détestation du capitalisme et du consumérisme qui détruit la nature et son horreur du comportement des hommes envers les animaux. Ce sont là des sentiments louables et des convictions respectables, mais qui, n’ayant rien en soi de remarquable, surtout de nos jours où ils sont très répandus, n’intéressent pas plus le lecteur qu’ils n’apportent quoi que ce soit de nouveau à l’histoire de l’art considérée comme une discipline historique et non comme une projection de nos préoccupations sur le passé.