Gorris Camos, Rosanna (dir.): Hieroglyphica. Cléopâtre et l’Égypte entre France et Italie à la Renaissance. 472 p., ISBN : 978-2-86906-768-4, 50€
(Presses universitaires François-Rabelais, Tours 2021)
 
Compte rendu par Frédéric Dewez, Université Catholique de Louvain
 
Nombre de mots : 2250 mots
Publié en ligne le 2022-09-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4092
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       Rosanna Gorris Camos résume parfaitement ce que le lecteur pourra découvrir dans cet ouvrage imposant, en huit parties, de la Collection Renaissance : une mise en lumière de ce que Cléopâtre a incarné pour les hommes de la Renaissance, entre l’image d’une femme fatale et celle d’une reine qui s’est brillamment distinguée par son savoir et son expérience hors du commun.

 

       De prime abord, le titre de la préface de ce volume est pour le moins singulier : La panthère et le cobra. Ces deux animaux sacrés de la reine, pour l’autrice, symbolisent la cristallisation du pouvoir de Cléopâtre : reine au double visage — inquiétant d’un côté, rassurant de l’autre — qui garde à jamais sa part d’ambiguïté et de mystère.

 

       C’est un exemple concret d’appropriation des hiéroglyphes que nous propose Mino Gabriele, dans le premier article de la première partie, consacrée à la présence des hiéroglyphes dans la littérature. Après nous avoir rappelé l’origine de cette écriture sacrée, ainsi que l’historique de son déchiffrement et donné quelques éléments de grammaire, l’auteur nous soumet deux illustrations particulièrement judicieuses, compte tenu du sujet de l’ouvrage : un premier échantillon tiré d’un ouvrage clé de la Renaissance — l’Hypnerotomachia Poliphili, attribué à un certain Francesco Colonna — et un deuxième, extrait du Symbolicarum Quæstionum de universo genere, quas serio ludebat, libri V, précieux recueil d’emblèmes, écrit par Achille Bocci.

 

       Helléniste et latiniste, François Rabelais était fasciné par l’Égypte. Romain Menini nous apporte des compléments d’information précis sur les références à l’Égypte, dans la geste pantagruélique. Il en donne trois aperçus thématiques : Cléopâtre aux petits oignons, Horapollon et les « hiéroglyphiques et la découverte de l’Isis et Osiris de Plutarque. L’auteur de l’article démontre que Rabelais a su tirer parti d’éléments insolites de la culture égyptienne, oscillant entre « mystère et mystification ».

 

       Les hiéroglyphes ont également eu leurs lettres de noblesse à la Renaissance italienne, particulièrement dans le cercle néoplatonicien. C’est ce que Carlo Baja Guarenti met en exergue dans les quelques pages qu’il consacre à la période florentine. Pour lui, c’est la figure d’Hermès/Thot qui fut le facteur essentiel du succès des hiéroglyphes chez les philosophes néoplatoniciens tels que Ficin et Pic de la Mirandole ou chez d’autres auteurs comme Politien, dont l’intérêt pour l’Égypte transparaît clairement.

 

       Frédéric Tinguely s’est intéressé à deux obélisques jumeaux qui se trouvent, pour l’un à Londres et pour l’autre à New-York. Ils sont connus sous le nom de « Cleopatra’s needles », les Aiguilles de Cléopâtre. L’auteur nous fait d’emblée un bref rappel historique : érigés à Héliopolis sous le règne de Thoutmôsis III, ils furent transférés à Alexandrie sur ordre de l’empereur Auguste. En 1819, Méhémet Ali, alors vice-roi d’Égypte, offrit le premier à la Grande-Bretagne tandis que le deuxième fut offert à la ville de New-York, en 1877 par le khédive Ismaïl Pacha. Ces obélisques ont fait l’objet de plusieurs commentaires chez de nombreux auteurs, preuve, s’il en est, de l’engouement pour les hiéroglyphes, à la Renaissance. Frédéric Tinguely donne deux exemples de ces commentaires qui montrent clairement que les deux aiguilles revêtent, au XVIe siècle, le statut d’antiquité. Le premier est tiré des Observations de plusieurs singularitez, du naturaliste Pierre Melon du Mans, et le deuxième de la Cosmologie du Levant d’André Thevet.

 

       Nous savons qu’au cours de l’Histoire, différents médecins, dans leur volonté de soigner les corps à tout prix, ont essayé des méthodes insolites. C’est précisément un usage pour le moins surprenant des momies que Giovanni Ricci décrit dans l’avant-dernier article de cette première partie. Sur la base des écrits médicaux de Dioscoride, certains auteurs du XVIe siècle considéraient la chair des momies efficace contre les blessures. Elle serait même la panacée, selon Pietro Andrea Mattioli, le plus ardent défenseur de cette pratique thérapeutique, dont le Commentaire du médecin et naturaliste grec a été très largement diffusé. Ambroise Paré s’y opposa farouchement comme l’explicite Giovanni Ricci, citant de nombreux extraits du Discours de la momie et la licorne.

 

       Le dernier article de cette première partie traite de la manière dont les objets les plus représentatifs de la civilisation pharaonique ont été ramenés en France, lors des nombreuses expéditions des XVIe et XVIIe siècles. Comme le souligne Juliette Ferdinand, la terre de Cléopâtre a été l’une des destinations le plus prisées des Européens.

 

       La deuxième partie de l’ouvrage est entièrement consacrée à la première traduction française des Hieroglyphica de Pierio Valeriano. Elle est l’œuvre de Gabriel Chappuys, un historiographe et traducteur français, né à Amboise vers 1546 et mort à Paris en 1612-1613. Elle sort des presses de l’imprimeur italien, Barthélemy Honorat, en 1576, sous le nom de Commentaires hiéroglyphiques ou Images des choses de Ian Pierius Valerian.

 

       Dans son article, Stéphane Rollet met particulièrement en évidence le souci qu’a eu Chappuys de proposer une traduction respectueuse du sens et de la structuration du texte original tout en essayant de répondre au mieux aux attentes des lecteurs. À cet égard, l’auteur de l’article précise que le texte de l’historiographe présente des caractéristiques communes aux principales traductions du XVIe siècle.

 

       Mariangela Miotti s’est davantage intéressée au lien discret que Gabriel Chappuys a tissé entre sa traduction et le théâtre. Après avoir redéfini le contexte dans lequel s’est inscrit cette traduction, l’autrice fait état des résultats de ses recherches sur le sujet, recherches qui, au moment de la rédaction de l’article, étaient toujours en cours.

 

       Certains symboles attachés à Cléopâtre font l’objet de la quatrième partie de l’ouvrage. 

 

       Anne Rolet se penche sur deux devises emblématiques de Claude Paradin. Ce dernier, comme le rappelle l’autrice, fut chanoine de la collégiale Notre-Dame à Beaujeu, près de Lyon. Il est l’auteur de trois ouvrages dont un livre d’emblèmes intitulé les Devises héroïques, édité en 1551 et en 1557. Ce recueil ne comprend pas moins de 182 emblèmes, illustrés et commentés par l’auteur. Seules deux devises évoquent Cléopâtre. L’une d’elles a retenu l’attention d’Anne Rolet : son corps représente un palmier dont les frondaisons sont reliées à une chaîne que porte un crocodile, variation très explicite d’un as de la ville de Nîmes. La devise a pour motto : Colligauit nemo. Elle est accompagnée d’un commentaire de Paradin que l’autrice de l’article analyse de manière très détaillée. Sa conclusion est que le chanoine ne déroge pas au principe de la uariatio, proposant sa propre lecture de cette monnaie.

 

       Rosanna Gorris Camos s’intéresse à deux autres symboles prégnants dans l’histoire de Cléopâtre. La perle, que mentionnent Pline l’Ancien et Plutarque, devient l’objet de considérations complexes et le thème de prédilection des biographes de la reine d’Égypte, étudiés par l’autrice. Assimilée à l’Unio, elle est associée à la vérité divine, seule voie possible pour atteindre la connaissance parfaite. Le serpent est le deuxième symbole qui retient l’attention de Rosanna Gorris Camos. Comme elle l’explique très clairement, extraits de textes à l’appui, la reine, associée à l’aspic et au venin, occupe une place non négligeable, tant chez les auteurs hermétiques que dans les traités de toxicologie qui sont nombreux vers la fin du XVIsiècle.

 

       La quatrième partie de l’ouvrage a la mythologie pour thématique et l’approche de Magda Campanini est particulièrement intéressante parce que l’autrice se penche sur la mise en récit de ce qu’elle appelle « la matière égyptienne ». Au travers de quelques récits singuliers, elle se propose de mettre en évidence la manière dont les écrivains ont mis la figure de Cléopâtre dans leurs narrations. Ainsi Jeanne Flore, autrice d’un recueil de sept contes, donne de Cléopâtre les images typiques, issues, pour la plupart, de la tradition classique : le pouvoir, la prodigieuse richesse et l’exubérance. C’est le premier axe du propos de l’autrice de l’article. Le deuxième axe touche à la mise en abyme de la topique égyptienne dans l’histoire tragique. Pour illustrer son propos, elle se penche sur les Histoires prodigieuses de Pierre Boaistuau.

 

       Cette partie s’achève sur un article de Paola Martinuzzi qui étudie la façon dont certains metteurs en scène, sous l’impulsion des auteurs de la Pléiade, ont mis en évidence les liens existants entre le chant, le mouvement et la danse. Ces correspondances harmoniques remontent aux Égyptiens et à Pythagore. L’autrice examine trois spectacles présentés à la cour des Valois à Milan, entre 1573 et 1581. Cette étude l’amène à nous proposer une lecture figurée d’images mises en scène qu’elle met en correspondance avec certains hiéroglyphes d’Horapollon ou de Valeriano.

 

       Dans la cinquième partie, nous avons particulièrement retenu deux articles dont le sujet est identique : la Cleopatra de l’auteur italien Giovanni Battista Giraldi. L’approche qu’en fait Irene Romera Pintor est assez singulière : en effet, son analyse de la pièce porte sur les personnages secondaires qui gravitent autour de Cléopâtre et non sur les trois acteurs de la tragédie. C’est le cas d’Olympus, le médecin personnel de la reine, dont la création traduit, chez Giraldi, un certain particularisme.

 

       Ce sont encore trois metteurs en scène qui sont mis en lumière dans les articles de cette sixième partie de l’ouvrage. Emmanuel Buron traite de la Cléopâtre captive, première tragédie humaniste. Son objectif est triple : mettre en exergue l’image que la tragédie donne de la reine égyptienne, analyse la manière dont Jodelle, l’auteur de la pièce, s’est approprié la Vie d’Antoine de Plutarque et enfin comprendre comment l’écrivain concilie représentation poétique et Histoire.

 

       Daniele Speziari consacre sa communication au César de Jacques Grévin, première tragédie française à avoir été publiée. Partant des personnages féminins représentés dans les deux pièces, à savoir Cléopâtre et Calpurnie, elle montre les liens qui peuvent être faits entre les deux pièces. Et sa conclusion est claire : Grévin avait bien le personnage de Cléopâtre de Jodelle en tête quand il a créé celui de Calpurnie.

 

       L’écrivain Pierre de Bourdeilles, dit Brantôme, consacre un portrait à Cléopâtre dans le deuxième tome de ses Dames Galantes. Dans son article, Nerina Clerici Balmas souligne les nuances que Brantôme apporte à ce portrait : d’un côté il met en exergue une sensualité exacerbée et de l’autre son art du raffinement dans ses propos et sa vivacité d’esprit.

 

       La publication de la Cléopâtre captive par Enea Balmas en 1986, a été l’élément déclencheur d’une interprétation nouvelle du rôle de Cléopâtre dans la tragédie française. Jodelle a été l’instigateur d’une conception très originale de la tragédie. Et la manière dont le poète Nicolas de Montreux se l’est appropriée, est particulièrement intéressante. C’est ce que montre, dans cet article de l’avant-dernière partie de l’ouvrage, Riccardo Benedettini qui considère les procédés par lesquels le poète français a mis en avant les qualités d’âme de Cléopâtre, qui se traduisent tant dans le verbe que dans l’action.

 

       Pour terminer, nous aimerions mettre en exergue, dans la dernière partie, l’article de Marie-Pierre Laumond. Elle examine trois tragédies italiennes qui donnent de la reine d’Égypte une image plus authentique : celle d’une reine-mère, prête à tout pour sauvegarder son pays et son peuple et pour veiller à la survie de ses quatre enfants.

 

       Cet ouvrage, rehaussé de nombreuses illustrations de grande qualité et parfaitement adaptées au contenu, est complété d’une riche bibliographie et d’un index des noms.

 

 

Table des matières

 

PRÉFACE   11

La panthère et le cobra

Rosanna Gorris Camos

 

PARTIE I — HIEROGLYPHICA

DANS LE LABYRINTHE DES HIÉROGLYPHES.  37

 

Il Polifilo e i geroglifici nel Quattrocento

Mino Gabriele

 

Rabelais et les mystères d’Égypte

Romain Menini

 

Un geroglifico temporale : la cerva fra Orapollo e Poliziano

Carlo Baja Guarienti

 

Les « aiguilles de Cléopâtre » : invention d’une antiquité égyptienne

Frédéric Tinguely

 

Mummie: egittologia fantastica e funerali regali nella Francia del Rinascimento

Giovanni Ricci

 

L’Égypte dans les collections françaises des xvie et xviie siècles

Juliette Ferdinand

 

PARTIE II — TRADUIRE EN FRANÇAIS LES HIÉROGLYPHES.  109

 

Gabriel Chappuys et la première traduction des Hieroglyphica

de Pierio Valeriano

Stéphane Rolet

 

Le « singulier plaisir » de Gabriel Chappuys ; les Hieroglyphica, de la traduction à la comédie

Mariangela Miotti

 

PARTIE III — VIE ET SYMBOLES DE CLÉOPÂTRE.  139

 

La vita di Cleopatra di Giulio Landi: genesi e contesto

Simonetta Adorni Braccesi

 

Cléopâtre, le palmier et le crocodile : un « faux » as de Nîmes chez Claude Paradin ?

Anne Rolet

 

« La perle et le serpent » : Cléopâtre entre histoire, science et hermétisme

Rosanna Gorris Camos

 

PARTIE IV — ARCHÉTYPES ET MYTHOLOGIES.  201

 

Plutarco, Amyot, Belliard: lingua e immaginario nella costruzione della Cléopâtre francese

Filippo Fassina

 

Mythologies égyptiennes : écritures de l’histoire, espace topique et invention narrative

Magda Campanini

 

« Ainsi qu’on voit danser en la mer les Dauphins » : mettre en scène des hiéroglyphes au XVIe siècle

Paola Martinuzzi

 

PARTIE V - CLÉOPÂTRE EN EUROPE.  245

 

Il « lume della ragion per guida » : l’ideologia della Cleopatra di Giraldi Cinthio

Susanna Villari

 

Supports ou suppôts dans la Cleopatra de Giraldi Cinthio, ouvrage théâtral précurseur

Irene Romera Pintor

 

Le trasmigrazioni dell’anima di Cleopatra nella Spagna dei Secoli d’Oro

Felice Gambin

 

Cleopatra’s Theatre of Death. La morte di Cleopatra :

dai versi di Shakespeare alla tela del Cagnacci

Camilla Fascina

 

PARTIE VI — « LE NOM D’ISIS PORTOIT » : CLÉOPÂTRE CAPTIVE.  293

 

Une Cléopâtre « plus semblable à l’histoire ». Représentation poétique et Histoire dans Cléopâtre captive

Emmanuel Buron

 

À l’ombre de Cléopâtre : le « poison englacé » de Calpurnie dans le César de Jacques Grévin

Daniele Speziari

 

Une Cléopâtre parmi les Dames Galantes de Brantôme

Nerina Clerici Balmas

 

PARTIE VII — CLÉOPÂTRE ET LES PASSIONS.  321

 

La Cléopâtre di Robert Garnier paradigma di patetismo (Marc Antoine, atto V)

Dario Cecchetti

 

Le corps de Cléopâtre dans Marc Antoine de Robert Garnier

Jean-Claude Ternaux

 

La « passion de l’âme » de Cléopâtre : sur la tragédie de Nicolas de Montreux

Riccardo Benedettini

 

La Cleopatre de Benserade et Le Marc-Antoine de Jean Mairet : deux tragédies en comparaison

Daniela Mauri

 

PARTIE VIII — LES VISAGES DE CLÉOPÂTRE.  371

 

« Cleopatra la peggiore delle donne » : un exemplum di perversione e di lussuria tra Medioevo e Rinascimento

Patrizia Castelli

 

L’autre visage de Cléopâtre. Le thème de la maternité dans les Cléopâtre du xvie siècle

Marie-Pierre Laumond

 

Le lachrymae di Valeriano. Cleopatra e l’orecchino di perla nel Cinquecento

Alessandra Zamperini

 

BIBLIOGRAPHIE.  427

 

INDEX NOMINUM.  439