Baumer, Lorenz - Nelis, Damien - Royo, Manuel (dir.): Lire la Ville 2. Fragments d’une archéologie littéraire de Rome à l’époque flavienne (Scripta Antica, 135). 245 p., ISBN : 9782356133489, 19 €
(Ausonius Éditions, Bordeaux 2020)
 
Compte rendu par Hélène Bédoire, Université de Tours
 
Nombre de mots : 2446 mots
Publié en ligne le 2022-03-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4126
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          Lire la Ville 2 est un ouvrage publié en 2020 à l’occasion du colloque « Rome à l’époque flavienne : entre espace littéraire et topographie réelle » tenu en 2016 à Genève. En 2010 avait déjà eu lieu une première rencontre dont les participants avaient pour but d’explorer les rapports entre littérature latine et urbanisme. Le livre est édité chez Ausonius et est destiné à un public de connaisseurs, professionnels ou non. Qu’il s’agisse du colloque de 2010 ou de la rencontre de 2016, les intervenants se sont retrouvés autour des mentions topographiques romaines dans la littérature antique et leurs lectures. Ils ont ainsi dégagé deux axes de réflexion. D’une part, les récurrences topographiques, afin de saisir les enjeux dans l’imaginaire urbain et de les confronter à la réalité monumentale ; d’autre part, les moyens de mise en œuvre de cette topographie rêvée qui permettent de lire les paysages mémoriels construits autour de Rome. Ce sont les évènements historiques forts des premiers temps de l’empire qui permettent de baliser le propos des chercheurs invités. Si le premier colloque s’intéressait particulièrement à la Rome augustéenne et à ses réaménagements urbains, cette deuxième série d’études se concentre sur l’époque flavienne et les moyens mis en œuvre par la nouvelle dynastie pour légitimer son pouvoir. Les sources antiques deviennent alors les vecteurs des idéologies de leurs auteurs et de leurs temps. Les chercheurs invités sont d’horizons souvent différents, ce qui apporte à l’ouvrage une pluridisciplinarité bienvenue. Le livre est organisé en trois grands temps. Le premier permet au lecteur d’approcher la Rome flavienne à travers les données archéologiques qui nous sont parvenues ; le deuxième invite à prendre en main les textes des auteurs contemporains de la dynastie flavienne et à appréhender l’humain dans cette cité en mutation ; enfin, les trois études conclusives permettent de préciser ou d’élargir les questions précédemment évoquées, complétant des études déjà très développées. 

 

            Paolo Liverani, dans une communication intitulée « Shape and limits of the Flavian City », offre au lecteur une promenade dans Rome, à la recherche des cultes de Pax et de Fortuna Redux. L’auteur s’intéresse aux modifications du parcours augustéen par les Flaviens. Ces changements urbains sont d’abord liés à la volonté de Vespasien d’élargir le pomerium. Domitien poursuit le désir de son prédécesseur et adapte les triomphes au nouveau tracé urbain. Ces changements sont lisibles à la fois dans les œuvres de l’empereur Claude, mais aussi dans les reliefs des arcs de triomphe ou encore dans le matériel archéologique découvert qui permet de proposer un emplacement convaincant du temple à Fortuna Redux. Dans cette étude, les comparaisons entre les sources littéraires et le matériel archéologique permettent de formuler des hypothèses encore confirmées par la cohérence religieuse du parcours des triomphes. Les mutations de la lignée flavienne ont tenu compte des cultes de Pax et de Fortuna Redux et lui ont permis de s’inscrire dans la continuité de la dynastie julio-claudienne. Le discours politique des Flaviens transparaît ainsi dans la cohérence de leur programme urbanistique.

 

          Françoise Villedieu présente ici une intervention sur la cenatio rotunda de Néron et les modifications flaviennes du lieu dans le paysage romain du Ier siècle. Le chapitre est consacré au chantier réalisé sur le Palatin et à ses conclusions. Le discours s’articule d’abord autour de la construction néronienne et des difficultés rencontrées lors des fouilles, notamment lorsque l’on évoque l’élévation du bâtiment. Tout le propos de l’auteure se concentre sur l’adaptation de l’urbanisme au paysage. La Vigna Barberini est un complexe important dont les propositions de restitution de la terrasse permettent de saisir la façon dont les Flaviens ont pris en compte le paysage et les constructions antérieures pour installer leur palais. La nouvelle dynastie, si elle prétend au rang de dieu comme ses prédécesseurs, modifie en revanche profondément le paysage, contrairement à Néron, qui avait su tirer parti de la morphologie géologique du terrain pour sa cenatio rotunda. Les fouilles menées depuis les années 80 ont permis de distinguer deux phases de construction du palais flavien, l’une sous Vespasien, l’autre sous Domitien. Ces conclusions mettent en évidence une très grande cohérence du programme urbanistique flavien sur le Palatin.

 

          Dans le troisième chapitre, Lorenz E. Baumer s’intéresse aux ornamenta du Templum Pacis. Le professeur propose d’abord de relever les sources disponibles sur le Templum Pacis et de les compléter avec les résultats des études archéologiques. Il procède de la même manière pour les ornamenta avant d’analyser les résultats produits par le croisement de ces sources. Il constate ainsi que les sources écrites ne permettent pas de restituer complètement les œuvres sculptées exposées dans l’ensemble architectural. Il critique les propositions antérieures d’interprétation des sculptures, rappelant qu’elles tiennent souvent peu compte d’éventuels changements postérieurs et de la mobilité des œuvres d’art. L’auteur invite à questionner les modifications ultérieures à Vespasien. À la suite de ces considérations, il avance une étude critique des œuvres et propose de ne confirmer la présence que de sept d’entre elles sur les seize que les sources littéraires signalent. Quelles qu’aient été les œuvres effectivement présentes dans le Templum Pacis, l’auteur rappelle que la volonté des Flaviens de s’inscrire dans la continuité de l’âge d’or augustéen devait être évidente pour les contemporains (p.60).

 

          Suit un chapitre sur l’Esquilin sous les Flaviens rédigé par Clément Chillet. Lu en pendant de la proposition de Mme Villedieu sur le Palatin, il devient alors évident que, si sur le Palatin, les Flaviens se sont inscrits dans la lignée julio-claudienne, le discours porté par les modifications urbaines sur l’Esquilin est presque opposé. L’entreprise flavienne a eu pour but de redonner aux citoyens romains leurs biens, spoliés par Néron. Les bâtiments flaviens sont ainsi d’utilité publique, non privée et princière. Clément Chillet propose ensuite de s’intéresser aux regards des auteurs latins sur cette colline associée, pour eux, au poète Mécène et aux quartiers aristocratiques augustéens. Il s’avère que, peu importe le but des écrits antiques (satyriques dans les cas de Martial et Juvénal, ou encyclopédiques chez Pline l’Ancien), les auteurs anciens rendent compte de la réalité archéologique mise au jour. L’Esquilin était à la fois la colline des poètes, un lieu de passage et un quartier aristocratique important. Les empereurs ou les auteurs flaviens portent le même regard sur cette colline : elle permet d’effacer Néron des mémoires au profit du renouveau augustéen.

 

            Les poètes sont la transition entre le chapitre précédent et la communication de Michael Dewar : « Poets and Patrons in the Saepta Julia and the Roman Forum ». Après avoir resitué l’histoire des Saepta, leur localisation et leur fonction, Michael Dewar rappelle qu’elles ont été reconstruites par Domitien au lendemain de l’incendie qui ravagea Rome en 80. Le nouveau bâtiment est reçu comme un cadeau des Flaviens au peuple et son importance en fait un des bâtiments récurrents dans les œuvres des auteurs contemporains. Stace retient ici l’attention de Michael Dewar. L’auteur dessine un intéressant parallèle entre les Satires d’Horace et les Silves de Stace. Le premier, poète augustéen, sert de référence au second, poète de l’époque flavienne. Stace utilise la relation de patronage qui existe entre Mécène et Horace pour construire le portrait des patrons de son temps. Le poète avance des comportements toujours plus contrastés entre ses patrons et ceux d’Horace. Il prône l’autonomie offerte à son prédécesseur contre la dépendance à laquelle il est soumis. Les échos que Michael Dewar propose de lire entre les deux ouvrages sont ceux d’époques différentes, rendues par leurs contemporains à travers leurs aventures sur deux lieux centraux du pouvoir impérial : le Forum et les Saepta.

 

            Manuel Royo invite à suivre les itinéraires, littéraires ou réels, de Martial dans Rome. L’auteur invite à interroger la réalité urbaine de ces écrits car, confrontés à d’autres sources ou à l’archéologie, ils ne sont pas toujours exacts. Manuel Royo s’appuie sur J.-M. Pailler pour étayer sa lecture du poète antique et distingue trois espaces : littéraire, urbain et social. Il rappelle que les analyses antérieures sont souvent binaires et manquent de consistance. Il extrait des épigrammes une Rome perturbatrice et confuse pour l’ouïe, qui prive Martial de sommeil au profit de son inspiration. C’est l’écrit qui permet de « rendre [la ville] lisible ». Ce recul s’acquiert par la vue, qu’il s’agisse d’un point de vue plus élevé ou du tracé d’un itinéraire que Martial dessine dans ses écrits qui deviennent des guides à l’usage des lecteurs. La suite du parcours poétique resserre le propos sur Rome. La ville de Martial, c’est celle de la nobilitas. L’un des loisirs possibles étant alors la promenade en litière, l’observation de Rome devient ainsi synonyme de luxe et de richesse. C’est finalement l’idée de la romanité sous les Flaviens que Martial transcrit dans ses épigrammes. Cette romanité citadine s’étend bien au-delà des limites de la ville.

 

            Pline l’Ancien est un des auteurs qui peut être considéré comme un des historiens de la période flavienne. Il publie à titre posthume l’A Fine Aufidii Bassi. Cette source est aujourd’hui trop parcellaire pour qu’une analyse complète soit possible. En revanche, Olivier Devillers propose d’éclairer l’ouvrage de Pline l’Ancien au regard de son œuvre encyclopédique de l’Histoire Naturelle. Le premier est l’appropriation par Caligula du Palatin que Pline juge comme un débordement du prince. Le culte impérial du prince julio-claudien est condamné et permet de valoriser les vertus de Vespasien. En effet, le Capitole devient le miroir du Palatin, celui-ci ayant été rendu au peuple par l’empereur flavien. Le second est l’incendie du Capitole en 69. Olivier Devillers propose un intéressant jeu d’écho entre Tacite et Pline, Néron et « les mauvais princes ». Ces constatations et multiples comparaisons amènent l’auteur à proposer de grandes caractéristiques pour l’A fine Aufidii Bassi. Celles-ci sont au nombre de trois et servent l’exaltation du pouvoir flavien au regard des actes de Néron (le mauvais prince), de la tradition julio-claudienne (incarnée par Auguste) et une mise en valeur de la vertu par l’insistance sur les vices des princes.

 

            Anne Vial-Logeay écrit « Rome comme monde et comme représentation : quelques remarques sur Histoire Naturelle, 36.101.126 ». Elle s’intéresse ici au rapport entre Rome et le monde, à l’idée que Pline avait de la Ville et en quoi cette idée a influencé son image du monde. La Rome envisagée comme idée par Pline l’Ancien contient le monde. La digression au livre 36, étudiée par l’auteure, fait de l’Urbs le musée du monde antique. Elle est plus grande et plus haute que toutes les autres, mais contient en plus un échantillon de ce que peut proposer le reste des terres connues. Une partie de l’idée de Rome chez Pline est celle de la ville décrite par ses merveilles. Ce support singulier permet à l’auteur ancien de mettre en avant la capacité de concentration des Romains, en un point du monde sans en court-circuiter l’image conquérante. Rome se construit sur des triomphes successifs, physiques ou moraux, et son empilement de merveilles en est le stigmate.

 

            Bruce Gibson interroge ensuite le regard que porte Stace sur Rome. Par « Rome », il faut d’abord comprendre ses habitants. Stace est attaché à la ville mais surtout à sa communauté, ses Silves servant par ailleurs l’image de l’empereur. La communauté de Rome est un tout qui s’immisce jusque dans la vie privée de ses parties. Les références topographiques à la ville de Rome n’ont pas besoin d’être précises chez Stace. Le poète s’intéresse bien plus à l’individu et à son rapport à la ville et aux autres, qu’à la cité comme entité figée. La relecture que Bruce Gibson propose de Stace est l’occasion de mieux saisir la civilisation romaine et d’élargir la définition de « topographie ». Cet article est à la fin de l’ouvrage alors que le lecteur a déjà pu dessiner la Rome flavienne, son tissu urbanistique, et Bruce Gibson précise le point de vue porté sur la cité en se rapprochant de l’humain.

 

            Une nouvelle perspective est offerte par Damien Nelis et Jocelyne Nelis-Clément. Le chapitre propose ici une structure linéaire, qui épouse la rédaction des Silves. Poèmes après poèmes, les auteurs décèlent la dynamique poétique de Stace et envisagent la volonté du poète d’aller et venir dans différents espaces romains, étant entendu ici que « romain » désigne l’empire, pas seulement la ville. Jocelyne Nelis-Clément et Damien Nelis élargissent à leur tour le propos sur les Silves. Ils mettent aussi en regard de leur proposition de lecture celle de Newmyer. Leur relecture des poèmes de Stace complète les propositions antérieures et offre l’opportunité de lier les six éléments de cette œuvre latine majeure.

 

            La dernière proposition de l’ouvrage est portée par Luke Roman. Comme une conclusion, le chapitre éclaire sur la réception des œuvres flaviennes dans la Florence humaniste. L’auteur évoque plusieurs parallèles qui sont à faire entre les anciens et les humanistes. Il relève notamment comment les humanistes florentins se sont approprié les textes flaviens afin de mesurer l’une des cités à l’aune de l’autre. Il s’agit ici autant de rapprochements que de compétition entre les cités, les époques, les princes. Les auteurs florentins utilisent d’ailleurs des biais similaires à leurs homologues de l’époque flavienne pour exalter le pouvoir des princes. La vie et la mort ont des rôles importants dans la littérature de Landino. Luke Roman rappelle que les contrastes entre Florence au XVe siècle et Rome au Ier siècle sont aussi construits par la vie, l’appréhension sensible, dans le cas de la première, alors que la seconde n’est plus qu’un souvenir affadi. Florence et ses princes sont acclamés de la même façon que Rome et ses empereurs par des poètes attachés à leurs mécènes et à leurs cités.

 

 

Sommaire

 

Introduction p.7

Paolo Liverani, « Shape and limits of the Flavian City ; from Fortuna Redux to Pax » p.13

Françoise Villedieu, « Le corps septentrional du palais flavien et son impact sur le paysage » p.29

Lorenz E. Baumer, « Les flaviens et les ornamenta du Templum Pacis » p.49

Clément Chillet, « L’Esquilin sous les Flaviens » p.63

Michael Dewar, « Poets and Patrons in the Saepta Julia and the Roman Forum » p.81

Manuel Royo, « Vicinam videt unde lector urbem (Mart. 7.17.2). Martial sur les marges de la cité » p.99

Olivier Devillers, « Le Capitole dans l’A Fine Aufidii Bassi de Pline l’Ancien. Quelques observations » p.125

Anne Vial-Logeay, « Rome comme monde et comme représentation : quelques remarques sur Histoire Naturelle 36.101.126 » p.139

Bruce Gibson, « Statius and the City of Rome » p.159

Damien Nelis, Jocelyne Nelis-Clement, « Rome and away : space and structure in the first book of the Silvae of Statius » p.177

Luke Roman, « Flavian Rome in the humanist Florence » p.203

Index topographique p.225

Index des sources p.231

 

 


N.B. : Mme Hélène Bédoire prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction de M. Manuel Royo (université de Tours), qui porte sur l’Antiquité classique, plus particulièrement la période romaine, et sa réception à travers l’exemple pompéien. La recherche menée propose aussi de s’intéresser au développement de l’archéologie et des sciences historiques aux XVIIIe et XIXe siècles.