Knowles, Marika Takanishi: Realism and Role-Play: The Human Figure in French Art from Callot to the Brothers Le Nain (coll. Studies in Seventeenth- and Eighteenth-Century Art and Culture). 324 p., ca. 100 ill., 16.18 x 36.6 cm, PB, ISBN : 978-1644532058, $37,50
(University of Delaware Press and University of Virginia Press, Newark 2020)
 
Compte rendu par Matthieu Somon, Université catholique de Louvain
 
Nombre de mots : 1579 mots
Publié en ligne le 2022-07-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4127
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        Dès le premier mot (« Extravagantly »), l’ouvrage de Marika Knowles revendique une originalité d’approche maintenue tout au long des quelque trois cents pages qui le composent, et parmi lesquelles on dénombre une centaine d’images, un index qui facilite la circulation et une bibliographie touffue.

 

        L’ouvrage explore les usages et fonctions de la figure humaine dans l’art français au début du XVIIe siècle, période féconde qui voit se développer de nouvelles formes de représentations donnant à voir des personnages détachés de références historiques et littéraires prédéterminées. Prenant pour problématique centrale les rapports entre figuration, réalisme et performance sociale, l’autrice examine un corpus de gravures, peintures et dessins peu étudiés de Jacques Callot, Jean de Saint-Igny, Daniel Rabel, Pierre Brébiette, Abraham Bosse, Claude Vignon, les Frères Le Nain, Charles David, Jean I Le Blond, tous datés entre 1613 et 1647. S’y ajoute une extension finale vers les œuvres de Watteau et les résonances de son Pierrot dans la création artistique ultérieure. Avec une pratique de l’histoire de l’art élargie à l’anthropologie, l’histoire culturelle et sociale, l’histoire de la littérature, du costume, la théorie des affects, cet ouvrage en vient à éclairer le rôle de ce corpus dans la constitution d’un imaginaire (au sens d’images partagées qu’Althusser a donné à cette notion) du réel et de la société française du début du XVIIe siècle. Dans un champ d’étude dominé par les catalogues raisonnés et les monographies d’artiste certes utiles, ce livre se distingue par sa démarche interdisciplinaire, son ambition théorique et son aptitude à rester au plus près de la spécificité médiale et matérielle des œuvres analysées.

 

        Divisé en six chapitres auxquels s’ajoute une coda consacrée au Pierrot de Watteau, l’ouvrage, après une introduction claire et fouillée, s’ouvre sur des gravures de Pierre Firens d’après Joachim du Viert, qui rappellent une tentative avortée de colonisation française au Brésil et suggèrent le rôle de cet art du multiple dans la formation et la stabilisation d’un type social – en l’occurrence, les Indiens Tupinambas dont l’iconographie a inspiré des ballets mettant en scène des Américains, comme le montrent particulièrement des dessins de Daniel Rabel.

 

        Les deux chapitres suivants sont centrés sur les figures masculines d’acteurs, mercenaires, duellistes, fanfarons, bretteurs et nobles de Jacques Callot, Jean de Saint-Igny et Crispijn de Passe, et sur les nobles et militaires qu’ont peints Simon Vouet et Philippe de Champaigne à la galerie Richelieu, Pietro Ricchi au château de Fléchères, et Claude Vignon. Montrant les affinités de ces figures avec le théâtre (la comédie surtout), la littérature romanesque (Agrippa D’Aubigné, Boisrobert, Corneille Charles Sorel, Tristan L’Hermitte, notamment) et aulique (le Courtisan de Castiglione et le Maneige royal de Pluvinel surtout), ainsi qu’avec quelques types iconographiques antérieurs, l’autrice détaille le travail artistique qui permet à ces figures de se distinguer de leur entourage et de se présenter à leurs spectateurs en modèle et type social tantôt d’extravagance martiale, de noblesse, d’agressivité, moyennant un savoir-faire figuratif consommé mais voilé au profit d’effets de désinvolture et d’aisance innée (sprezzatura).

 

        Au chapitre quatre, l’autrice enquête sur l’iconographie de la femme forte sous les régences de Marie de Médicis et d’Anne d’Autriche. Partant des héroïnes romanesques antiques représentées à Fontainebleau (notamment Clorinde et Chariclée peintes par Ambroise Dubois), l’autrice se penche sur la galerie de la Régence de Marie de Médicis peinte par Rubens, puis sur les portraits de la reine par Pourbus (qui la dote d’une « citadelle vestimentaire » p. 112), et révèle l’incidence des choix iconographiques et compositionnels dans la constitution d’une figure royale héroïque, à la fois mère, épouse et gardienne du foyer. L’étude se poursuit dans les cercles nobiliaires féminins (la chambre bleue de l’hôtel de Rambouillet, notamment) et analyse le Cabinet des femmes fortes de la Maréchale de La Milleraye dans l’actuelle bibliothèque de l’Arsenal. L’autrice voit dans cette série féminine des modèles d’imitation voire d’émulation proposés à la propriétaire et à ses proches fréquentant son cabinet. Après une excursion dans les gravures de mode de Daniel Rabel qui renouvelle le regard sur ces feuilles en suggérant leur dimension performative de constitution de types et rôles sociaux (l’autrice souligne à juste titre les effets de stases et de fixité ménagés par Rabel), la section s’achève par une enquête sur l’iconographie des courtisanes. Ces dernières sont susceptibles de condenser d’autres types de femmes fortes d’inspiration biblique, historique, littéraire (Lucrèce, Cléopâtre, Bérénice, Zénobie, entre autres) ou des rôles féminins plus réalistes que l’amazone, comme la noble, la paysanne ou l’artisane – et dans ces gravures, le costume tout autant que les poses sont déterminants. À cet égard, l’image architecturale et martiale qu’emploie l’autrice au sujet de ces feuilles volantes de courtisanes vêtues, assimilées à des « façades ou tours gardées […] qui défient les spectateurs de les assaillir » (p.136), semble des plus appropriées.

 

        Le chapitre cinq revient à Callot et considère cette fois ses clowns, nains, mendiants et marchands ambulants. Par une analyse serrée de ses gravures et dessins, l’autrice indique qu’en créant un style graphique inédit fondé sur des innovations techniques dans sa pratique de l’eau-forte, Callot donne une visibilité nouvelle aux classes marginales et spectacularise la honte et la misère sociales sans qu’elles nuisent à sa carrière. Au contraire, la virtuosité de sa ligne lui permet de transformer la difformité sociale en objet recherché par les élites qui collectionnent ses œuvres. S’ajoutent à ce chapitre des analyses des Cris de Paris par Bosse et Brébiette.

 

        Les portraits de paysans des frères Le Nain sont au cœur du chapitre six. Cette plongée dans la mélancolique ruralité française qu’ont peinte les Le Nain et Georges de La Tour contraste avec la jovialité robuste de l’iconographie développée par Sebald Beham, David Teniers, et Adriaen Brouwer, notamment. L’autrice met en avant le caractère plus énigmatique et réticent, voire méfiant, des modèles des Le Nain, qui ont portraituré des paysans relativement aisés, représentants d’une classe sociale émergeante après les guerres de religion. Par l’introduction de figures d’interruption qui dynamisent la composition, ces tableaux combinent les genres du portrait de groupe et de la scène de genre. Avec acuité, l’autrice montre comment l’inexpressivité apparente des figures offertes à l’inspection dans les tableaux des Le Nain leur confère une sorte de profondeur psychique, une intériorité en favorisant les projections des spectateurs. 

 

        L’ouvrage s’achève avec une généalogie de l’iconographie de la figure muette, blanche, frontale et vulnérable comme une cible qu’est le Pierrot de Watteau. L’auteur traque ses avatars depuis les tréteaux de la comédie italienne jusqu’aux enfants mélancoliques qu’ont peints Manet (Le Vieux musicien, 1862) et Henri Rousseau (L’enfant à la marionnette, c.1903), ainsi que dans le Jardinier de Cézanne exécuté en 1885, toile sur laquelle on aperçoit Vallier debout, de face, inerte et coiffé d’un chapeau melon. Habile manière de montrer l’efficacité artistique et symbolique du Pierrot de Watteau. La coda aborde aussi la fortune des figures de crieurs, saltimbanques, musiciens ambulants et militaires plus ou moins bravaches qu’ont repris, telle une variation musicale, Boucher, Vigée-Lebrun, Fragonard, Courbet, à la suite des artistes commentés dans le cœur de l’ouvrage. Se dégage ainsi dans le temps la valeur performative du répertoire de figures scrutées tout au long de ce livre, c’est-à-dire leur capacité d’agir durablement sur qui les regarde et jusque dans la création artistique bien postérieure.  

 

        Le livre offre quelques suggestives ouvertures vers l’iconographie de l’Allemagne et des anciens Pays-Bas, et on aimerait entendre l’autrice établir encore des comparaisons avec la production artistique de l’Europe du Nord, réputée pour son « réalisme », en vue de mieux saisir les spécificités de la performativité de la figure humaine dans les œuvres françaises examinées. En quoi en effet se distinguent-elles des figures exécutées par des artistes contemporains (Pieter Codde, Theodoor Rombouts, Ter Borch le Jeune, Jan Steen, Abraham Willemsens, notamment) ou antérieurs (comme Quentin Metsys et ses suiveurs, et la dynastie des Bruegel) à ceux qu’elle étudie ?

 

        Très bien documentée, cette curieuse (au meilleur sens du terme) et stimulante exploration de la figure humaine peinte, dessinée, gravée en France dans la première moitié du XVIIe siècle fait croiser des paysans, des mendiants, des reines, des rois, des nains, militaires, nobles, courtisanes, marchands et musiciens ambulants, moins en tant qu’images descriptives qu’en tant qu’agents de performances sociales qui font naître à leur tour des poses, des comportements, des statuts sociaux et des figurations (aux sens qu’on donne à ce dernier terme dans les domaines des arts graphiques et des arts du spectacle). L’autrice navigue avec aisance entre les différents arts et médiums et confronte judicieusement les représentations du grand genre avec celles de types sociaux-professionnels (les Cris de Paris, par exemple), avec les gravures vestimentaires ou dites de mode (Daniel Rabel, Voici comment l’on s’accommode tant à la ville qu’à la cour, ou Jacques Callot, La Noblesse de Lorraine), les gravures équestres (celles de Crispijn de Passe pour le recueil de Pluvinel), et les représentations plus individualisées. Non exempte d’humour, l’étude reproduit jusque dans sa structure et sa formulation quelques affinités avec ses objets : des figures en quête d’attention, voire de reconnaissance, qui défilent et reviennent parfois pour un rappel ou un bis, qui donne à la dernière partie du livre son titre (« Curtain Call »). On ne saurait résumer la finesse et la complexité des rapprochements neufs que l’autrice propose, et ne peut qu’inciter qui souhaite les découvrir à lire son ouvrage, qui revitalise un corpus ancien et peu abordé, et constitue un beau travail de personnalisation de l’érudition.