Albert Llorca, Marlène - Rouillard, Pierre: La Dame d’Elche, un destin singulier. Essai sur les réceptions d’une statue ibérique (Essais de la Casa de Velázquez, 14). X-179 p., 14 x 22 cm, ISBN 9788490963203, 19€
(Casa de Velázquez, Madrid 2020)
 
Compte rendu par Catherine Breniquet, Université Clermont Auvergne
 
Nombre de mots : 2013 mots
Publié en ligne le 2021-07-24
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4139
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          Parce qu’elles suscitent la curiosité ou nourrissent des enjeux identitaires, certaines œuvres du passé, et point n’est besoin qu’il soit lointain, gardent une part de mystère indissociable des conditions de leur découverte, de leur état de conservation ainsi que de la réception qui fut la leur. Polysémique par essence, muet parfois, un objet est toujours susceptible d’approches variées, allant des matériaux et de la technique de fabrication, au style, en passant par les interprétations aux origines desquels il se positionne en fonction des moments. C’est bien à travers la richesse interprétative qu’elles ont suscité que ces œuvres existent dans une perspective bien différente de celle voulue par leur créateur. La « Dame d’Elche », buste féminin ibérique de notoriété mondiale, compte parmi celles-ci. Et c’est au décryptage de ses réceptions au fil du temps que s’attachent Marlène Albert-Llorca, anthropologue bien connue pour ses travaux sur les Vierges miraculeuses, et Pierre Rouillard, archéologue spécialiste du monde ibérique antique, dans le petit ouvrage dont on rend compte. Si le propos n’est pas totalement inédit[1], il approfondit les premières pistes de réflexion et vient compléter la monographie plus traditionnelle de Carmen Aranegui Gascó[2]. On y suit le parcours de cet objet extraordinaire, appelé affectueusement « la Dame » (p. 1), depuis sa découverte le 4 août 1897 à la Alcudia, à sa manipulation aux heures les plus noires de l’Espagne, à sa réception par les artistes contemporains, jusqu’à son existence actuelle, sans concession ni omission.

 

         L’ouvrage prend appui sur 5 chapitres précédés d’une introduction qui amorce toute la discussion ultérieure. Plusieurs faits saillants sont pointés : 

  • Le caractère fortuit de la découverte par des travailleurs, 
  • L’état de conservation exceptionnel de la sculpture, ni ronde-bosse ni relief, 
  • La « récupération » par les antiquisants comme Léon Heuzey, qui en soulignent l’unicité tout en l’arrachant d’emblée au régionalisme où elle retombera pourtant,
  • L’identité de la femme représentée, dame de haut rang, prêtresse, divinité…
  • Son parcours mouvementé, de musée en musée,
  • Les multiples dimensions identitaires qu’elle a suscitées.

 

         Ce sont aussi les grandes lignes de la démarche des auteurs qui sont explicitées : l’aspect pluriel des angles d’étude adoptés, revendiqué comme étant au fondement même de l’approche développée dans l’ouvrage, la variété des sources utilisées (études savantes, articles de presse, témoignages ésotériques, etc.), l’accent mis sur les réceptions de la statue et, corolaire, la diversité des acteurs de la « deuxième vie » de la Dame qui fait encore de nos jours l’objet de commémorations presque cultuelles, tant elle porte en elle une charge émotionnelle sans cesse réactivée.

 

         Le premier chapitre est consacré à la découverte de l’art ibérique et à la place qu’y occupe la Dame (p. 11-39). Si sa découverte est connue en tant qu’événement archéologique, son positionnement dans la construction de l’histoire de l’art ibérique ancien, « protohistorique », l’est moins. Entre les VIe et IIIe siècles avant J.-C., la Péninsule ibérique apparaît comme une entité morcelée, perméable aux « influences » générées par les échanges animant le monde méditerranéen. Les auteurs dressent donc un premier bilan des connaissances actuelles et développent plusieurs points complémentaires : l’établissement difficile d’un cadre de référence, chronologique et conceptuel, même après la fouille du sanctuaire du Cerro de los Santos, le rôle de Léon Heuzey dans l’exploration de l’Espagne entre 1895 et 1897 et surtout celui de Pierre Paris, grand inventeur de l’Espagne primitive, notamment dans l’acquisition de la Dame par le Louvre. Une description détaillée de l’objet suit, en parallèle de sa première réception. D’emblée, le buste fascine les grands antiquisants par sa qualité et son originalité qui le rendent inclassable. Plus d’un siècle après sa découverte et en dépit de quelques parallèles, la Dame ne peut être datée précisément avec certitude, pas plus que sa configuration originelle ne fait consensus (p. 33-39), et ce d’autant moins que la base en a été retouchée. Un seul de ses usages, le dernier, est funéraire : le buste est creusé pour accueillir des cendres, mais il n’a pas été trouvé en contexte pour autant.

 

         Le deuxième chapitre aborde les premières réactions après la découverte (p. 41-61). Sur place, Pedro Ibarra, érudit local, propose d’y voir un Apollon ou une reine maure, hypothèses compatibles avec le savoir de l’époque. Mais très vite, l’archéologie académique s’empare de l’affaire. Exposé dans la salle Sarzec du Louvre, le buste est qualifié de « gréco-phénicien d’Espagne » (p. 46) qui résume la position de Heuzey. L’ensemble du chapitre s’attache à présenter les interprétations et appréciations successives de Mélida, Paris et Hübner. C’est Paris qui forge la suite. Ni d’Orient, ni d’Occident, la Dame ne peut être qu’espagnole. Mieux, elle incarne l’Espagne. Mais, alors qu’Heuzey en avait proposé l’existence, Paris n’y reconnaît pas pour autant la marque d’une école « ibérique ». D’autres encore comme Hübner, relayé par Reinach ou Jullian, penchent du côté grec. Mais l’objet a bien été taillé dans une pierre locale extraite des carrières de Ferriol et identifiée immédiatement par Ibarra, ce que des analyses récentes ont confirmé. L’ambiguïté ne tient pas en réalité à l’origine de la Dame, mais aux « influences » déjà mêlées, reçues et recomposées par les artisans ibériques de la protohistoire. 

 

         Au chapitre 3, les artistes contemporains entrent en scène (p. 63-75). Les peintres sont les premiers à y puiser l’inspiration pour illustrer l’anniversaire de la fondation grecque de Marseille (Dellepiane) ou pour incarner la Salammbô de Flaubert (Rochegrosse), se faisant ainsi les échos des débats de spécialistes. La sortie du milieu savant est assurée très vite par les reproductions qui circulent en Espagne à partir de 1906 puis, dans le monde entier. Les auteurs consacrent quelques pages bienvenues au moulage de l’œuvre, méconnu et compliqué puisqu’il s’agit d’une sculpture originale (p. 68-75). L’affaire est confiée par José Ramon Mélida, alors directeur du Museo de Reproducciones Artisticas de Madrid, au sculpteur Ignacio Pinazo qui commence par en faire une copie, c’est elle qui sera moulée. La symbiose entre le modèle et l’artiste opère pleinement, et Pinazo réinvente aussi la Dame dans une série de sculptures qui incarnent tout à la fois l’âme espagnole (et même déjà valencienne) et la perception convenue des sociétés de l’Antiquité.

 

         Le chapitre suivant met en lumière le rôle de la Dame d’Elche dans la construction de l’identité espagnole et plus spécifiquement valencienne (p. 77-112). Toutefois, le propos dépasse le cadre strictement espagnol pour comparer de façon originale et pertinente les rôles respectifs de la Dame d’Elche et de la Vénus d’Arles dans les mouvements régionalistes au début du XXe s. où artistes et poètes valencianistes et félibriges passent au service de la construction des identités régionales. On manipule les images où les symboles se répondent, on postule la continuité du peuplement visible à travers la beauté féminine, on invente le « costume régional » mis en scène lors de fêtes annuelles pour lesquelles l’élection d’une « reine » s’impose bien souvent. Ces mouvements régionalistes sont très actifs au début du XXe s. Sous cette forme originelle, ils sont tombés en désuétude en Espagne, mais ont été aussi revitalisés (si l’on peut dire) par la création de cérémonies, montées dès 1948, au jour anniversaire de la découverte. Une femme de chair y prend la place du buste d’Elche, revenu de Paris grâce à un arrangement entre Franco et Pétain (là où les démocrates s’étaient heurtés à un échec), mais toujours exilé à Madrid. Ces fêtes dépassent le cadre archéologique ou folklorique on s’en doute, pour s’enraciner dans un discours politique voire populiste. La commémoration existe encore de nos jours, mais sous une autre forme. Elle sert de support aux revendications locales de voir revenir le buste d’Elche sur place. Cette fois, la « dame vivante » n’est plus l’incarnation de la statue ou de la beauté féminine, elle incarne la ville d’Elche même.

 

         Le cinquième et dernier chapitre s’attache à la récupération identitaire du buste d’Elche par l’Espagne franquiste puis démocratique (p. 113-151). On y rappelle les circonstances du retour en Espagne et la récupération idéologique sous le régime franquiste. Loin de se contenter de la valorisation identitaire de la pièce archéologique, on alla jusqu’à réécrire le récit de sa découverte. Ce fut l’œuvre de l’érudit local, juriste, archiviste et bibliothécaire, Alejandro Ramos Folqués, propriétaire par héritage du terrain où la découverte fut faite en 1897, et où il mena des fouilles officielles. Le récit, limité à un court article, fut publié en 1944 avec le témoignage (rapporté à presque cinquante ans d’écart !) de l’ouvrier – un homonyme du Dr. Campello - qui en fit la découverte. M. Garcia-Llorca et P. Rouillard réfutent catégoriquement cette version devenue « officielle » des faits, en complet désaccord avec le récit originel, les témoignages antérieurs du même ouvrier et les observations archéologiques. Mieux, ils en démêlent habillement toute l’argumentation. Il apparaît que la réactualisation du récit de découverte du buste d’Elche était bien intentionnelle. Ses effets collatéraux ont sans doute dépassé la volonté des protagonistes. Le nouveau récit propulse sur la scène médiatique l’ouvrier, maquille la découverte en fait « miraculeux » (selon une rhétorique qui existe depuis l’Antiquité et qui consiste à faire trouver les statues divines par de pauvres hères), transforme Folqués en détenteur de sources inédites et transforme la Dame d’Elche en objet sacré. Habile alchimie qui s’est peut-être construite à l’insu des protagonistes eux-mêmes, imprégnés qu’ils étaient de l’état d’esprit du moment, nationaliste et catholique. Dans cette recomposition, le buste qui apparaît comme ayant été protégé depuis l’Antiquité, serait daté des IIIe-IIs. avant notre ère, par comparaison avec un texte de Diodore de Sicile, levant toute ambiguïté sur les soupçons de faux qui l’ont entouré un temps. Les auteurs reviennent également sur les raisons qui ont conduit cette version des faits à devenir « officielle » : discrédit jeté sur Pedro Ibarra accusé d’avoir laissé partir la Dame en France, candeur de Manuel Campello, paysan illettré, érudition et autorité de Folqués, transformation de la Dame en icône sacrée disputant presque à la Vierge son statut de patronne de la ville d’Elche. Ce chapitre est sans conteste le plus pénétrant du livre, celui où les connaissances des auteurs dans leurs domaines respectifs sont les plus saillantes et où leur collaboration est la plus efficace. 

 

         Ce dernier chapitre et la conclusion se terminent par les revendications patrimoniales actuelles de la cité pour récupérer enfin sa Dame, mais aussi sur le caractère quelque peu irrationnel des réactions qu’elle suscite. Il aurait été facile d’en sourire ou de les fustiger, ce que ne font pas les auteurs. Si les conclusions scientifiques de ces récupérations ésotériques sont évidemment critiquables, elles sont aussi partie intégrante des multiples dimensions de l’objet. On soulignera aussi l’effort des auteurs pour montrer qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé[3] et que, décidément, l’archéologie n’est pas une discipline anodine.

 

         Le grand mérite de ce petit livre est d’avoir écrit, non pas l’histoire de la réception d’un objet archéologique d’exception, mais ses multiples aspects en fonction des époques. Aucun d’eux n’épuise le sujet. Moins singulier qu’il ne le fut au moment de sa découverte, l’objet échappe quelque peu à la classification, fait qui autorise la réinvention des habits neufs dont on pare la Dame, à chaque nouvelle étape de son existence.

 

         S’il faut émettre des critiques, celles-ci ne sont que formelles et éditoriales. Le propos méritait des illustrations de meilleure qualité, et sans doute une meilleure « couverture » iconographique de la Dame, sous tous ses angles. Le parti pris de la collection de rejeter les notes bibliographiques en fin de volume complique et rompt la lecture par des manipulations fastidieuses. On s’en accommode néanmoins.


 

 


[1] Marlène Albert Llorca, Jesús Moratalla et Pierre Rouillard, « Le singulier destin d’une sculpture ibérique : la Dame d’Elche », Images Re-vues. Histoire, anthropologie et théorie de l’art, 15, 2018 [en ligne].

[2] Carmen Aranegui Gascó, La Dama de Elche. Dónde, cuándo y por qué, Madrid, Marcial Pons Historia, 2018.

[3] L’Antiquité n’est d’ailleurs pas la seule période concernée. Voir pour une autre « Dame », moderne cette fois, la Jeune fille de Lille : Laurence Riviale, « The ‘Fortuna Critica’ of the ‘Maiden of Lille’ », The Burlington Magazine 162, 2020, p. 404-411.