Chapinal-Heras, Diego : Experiencing Dodona. The Development of the Epirote Sanctuary from Archaic to Hellenistic Times. 264 p., 20 ill., 6 color maps, ISBN : 9783110727517, 109.95€
(De Gruyter, Berlin 2021)
 
Compte rendu par Franck Wojan, université de Rouen
 
Nombre de mots : 2282 mots
Publié en ligne le 2022-08-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4160
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        Δωδώνη δυσχείμενος (« Dodone au climat rigoureux ») : c’est ainsi qu’Homère (Iliade, II 750) désigne le sanctuaire oraculaire de Dodone, en Épire, qui est sous les feux des projecteurs depuis quelques années. Outre de nombreux articles, trois monographies ont été publiées ces trois dernières décennies (Sotirios Dakaris, Dodona, Athens, 1993 ; Martina Dieterle, Dodona. Religionsgeschichtliche und historische Untersuchungen zur Entstehung und Entwicklung des Zeus-Heiligtums, Hamburg, 1999 ; Jessica Piccinini, The Shrine of Dodona in the Archaic and Classical Ages : A History, Macerata, 2017) et il faut mentionner la belle exposition qui s’est tenue en 2016-2017 au musée de l’Acropole à Athènes.

 

        Avec cet ouvrage de Diego Chapinal-Heras, nous sommes donc en présence d’une énième synthèse sur le sanctuaire de Dodone et, avant même d’ouvrir le livre, on peut s’interroger sur le bien-fondé d’une nouvelle publication. Or, l’auteur a tenté ici de relever un défi. Défi, car son ouvrage ne se veut pas une simple description du site archéologique, mais, comme l’indique le résumé qui figure dans la quatrième de couverture et qui suscite la curiosité, son objectif est de montrer, à travers l’exemple de ce sanctuaire épirote, que « the development of a site cannot be understood without taking into account its relationship with its surroundings and historical background ». L’auteur a donc cherché à comprendre le développement et le succès du sanctuaire de Dodone en le replaçant dans une perspective régionale, à la fois épirote et molosse. Ajoutons qu’à l’origine de ce travail se trouve une thèse de doctorat de l’auteur, rédigée en espagnol et soutenue en 2017 à l’université de Madrid, dont il donne ici une traduction anglaise.

 

            Le corps de l’ouvrage se divise en huit chapitres, introduction et conclusion incluses (cf. infra la table des matières). Il (ne) comporte (que) douze illustrations réparties sur les chapitres 2 et 3, ainsi que six cartes, toutes en couleurs et regroupées dans le chapitre 5. Le texte de chaque chapitre, subdivisé en courts paragraphes numérotés de manière rigoureuse, se lit aisément.

 

            Dans l’introduction (1), l’auteur justifie la démarche qu’il a choisie et insiste notamment sur le fait que Dodone ne peut pas se résumer à un simple sanctuaire oraculaire : c’est aussi une cité, et la présence d’un théâtre, puis d’un stade en font dès lors un lieu « multifonctionnel » (si l’on peut oser ce terme). D’où le choix d’une période longue, qui commence avec les débuts du sanctuaire à l’époque archaïque et qui s’achève pendant l’époque hellénistique, le terminus ante quem étant fixé à l’année 167 av., lorsque les Romains de Paul-Émile conquièrent et incendient le sanctuaire.

 

            Les deux premiers chapitres proprement dits (2 et 3) portent sur l’histoire du sanctuaire, mais replacée dans son contexte épirote et molosse. Une courte présentation géographique permet au préalable de rappeler que le site de Dodone, dans une vallée isolée située au pied du mont Tomaros, n’a été identifié de manière sûre qu’au XIXe siècle. D’après l’auteur, les conditions géographiques locales et l’isolement du site ne peuvent expliquer le succès grandissant de ce lieu sacré ; l’explication est donc à rechercher du côté des autorités politiques régionales. Après un excursus sur la situation politique de l’Épire – fidèle au cadre de l’ethnos – et de la Molossie, l’auteur s’attaque aux origines du sanctuaire, présenté alors comme « a lighthouse in the hinterland at the end of Dark Ages ». Le site est occupé dès l’âge de Bronze, mais c’est à une date indéterminée de l’époque archaïque – les objets les plus anciens remontent fin VIIIe- première moitié du VIIe siècle av. – que l’activité de ce lieu sacré consacré à Zeus Naios débute. Dans la littérature, Dodone est mentionné dans les poèmes homériques et chez Hésiode, avant que Hérodote n’en fasse le plus ancien sanctuaire du monde grec en liaison avec celui d’Ammon en Lybie (II 52 et 54-57). Le développement du sanctuaire de Dodone est désormais associé au destin de l’Épire et de la Molossie. Le chapitre 2 s’achève par une description du premier temple de Zeus, appelé « la maison sacrée » (Ἡ Ἱερὰ Ὀικία), si l’on en croit Polybe (IV 67, 3), dont la construction n’est pourtant pas antérieure à la fin du Ve siècle avant J.-C. Le chapitre 3, consacré à l’époque hellénistique, s’interroge sur l’évolution du sanctuaire, toujours en lien avec celle de l’Épire et de la royauté molosse. C’est aussi une époque faste pour ce lieu sacré : agrandissement et embellissement de la « maison sacrée », construction de nouveaux bâtiments, mais dont la destination n’est pas toujours assurée (trésors, temples, portiques, etc.), délimitation du téménos par un mur et aménagement du sommet de la colline dominant le sanctuaire (l’acropole). D’un point de vue religieux, Zeus Naios est désormais associé à Diona (ionien Dioné) et il faut y ajouter des cultes rendus à Aphrodite – la fille de Dioné pour les Épirotes –, Thémis, Apollon et Héraklès. Le théâtre est construit en appui sur une pente naturelle menant à l’acropole et pouvait accueillir entre 18 000 et 20 000 spectateurs, capacité importante qui reste surprenante comparée à la modestie apparente du sanctuaire. Ce chapitre s’achève avec l’irruption des Étoliens (qui incendient le sanctuaire en 219 av.), puis celle des Romains (nouvel incendie en 167 av.), le tout dans le cadre de la formation du koinon des Épirotes (c. 232-167 av.) et les ultimes constructions, aménagements et offrandes de l’époque hellénistique. L’auteur se demande au passage si Dodone n’était pas la « capitale religieuse » du koinon des Épirotes, à l’image de Dion pour les Macédoniens ; sa réponse reste prudente.

 

            Avec le chapitre 4 l’auteur présente les principales divinités du sanctuaire et le fonctionnement de l’oracle de Zeus Dodonéen ou Naios. Il aborde dans un premier temps les serviteurs du dieu, les selloi et les péléiades. Les premiers sont des hommes qui interprètent les signes divins et dont la particularité est de ne jamais se laver les pieds ; quant aux secondes, dont le nom signifie « colombes », elles sont apparues plus tard sans doute en lien avec le développement du culte rendu à Dioné. Zeus Naios est la divinité principale du sanctuaire, mais le sens de son épiclèse reste encore discuté. Viennent ensuite Dioné – la femme de Zeus à Dodone – et les dieux qualifiés de synnaoi  ou Dodonaioi : Aphrodite, Héraklès, Apollon, Thémis, mais aussi le dieu-fleuve Achélôos et Athéna. Bien que de nombreuses énigmes demeurent, le fonctionnement de l’oracle dodonéen est connu dans ses grandes lignes : les prêtres interprètent le bruissement des feuillages du grand chêne de Zeus ou le vol des colombes. Surtout, les fouilles archéologiques ont permis de retrouver de nombreuses lamelles de plomb autour du chêne sacré de Zeus et sur lesquelles le pèlerin gravait ou faisait graver sa question (cf. la publication d’Éric Lhôte, Les lamelles oraculaires de Dodone, Genève, 2006). Ce tour d’horizon s’achève avec une description des Naia, des épreuves agonistiques qui se déroulent au théâtre et au stade (construit vraisemblablement après le raid étolien de 219 av.) et qui ne sont connues par notre documentation qu’à partir du IIIe s. av. ; ces concours accèdent à la dignité de concours stéphanite vraisemblablement en 192 av. et se poursuivent à l’époque romaine impériale. Pour finir, l’auteur évoque les liens (« religious connections ») entre Dodone et d’autres lieux du monde grec, notamment la Béotie, Athènes et Olympie.

 

            Le chapitre 5, illustré par six cartes, permet de replacer le sanctuaire de Dodone dans son espace régional. Le point de départ est le réseau des différentes routes qui mènent au sanctuaire (avec cette amusante et paradoxale impression que « toutes les routes mènent – forcément – à Dodone », site pourtant excentré et isolé au cœur de l’Épire), puis l’auteur s’intéresse aux sanctuaires secondaires de la Molossie (Dourouti, Rodotopi, Vaxia, Giourganista), avant de consacrer quelques lignes à de grands sites molosses (Megalo Gardiki, la capitale de la Molossie, Ioannina, Kaloyeritsa, Kastritsa, Ammotopos et Vitsa) et épirotes (Ambracie, Phoinikè et Apollonia).

 

            Le pèlerinage – défini comme un voyage, un déplacement voulu dans un lieu sacré – à Dodone est l’objet du chapitre 6, dans lequel l’auteur cherche à répondre à différentes questions. La première porte sur les motivations du pèlerin : la consultation de l’oracle et la réponse attendue du dieu restent les raisons premières. L’étude des questions posées au dieu et gravées sur les fameuses lamelles de plomb révèle que les (simples) problèmes de la vie quotidienne étaient largement majoritaires. Assister ou participer aux Naia est une autre raison de la fréquentation du sanctuaire. L’auteur évoque aussi la possible attraction que représente l’inviolabilité dont bénéficie un lieu sacré. Les preuves matérielles associées aux pèlerinages sont entre autres les offrandes et les lamelles liées à la consultation oraculaire. Un tableau donne ensuite l’origine géographique des pèlerins identifiés comme tels : forcément incomplet, on s’aperçoit néanmoins que l’origine proche (régionale) est la règle, mais que des Grecs venus d’horizons lointains n’ont pas hésité à faire le déplacement. La dernière partie sur l’approche phénoménologique du pèlerinage évoque notamment la confiance qui liait le pèlerin au sanctuaire et à l’oracle, mais les difficultés demeurent quant à savoir l’état d’esprit réel des pèlerins de l’Antiquité et leur perception de ce lieu sacré épirote.

 

            Le 7ème chapitre traite des fonctionnalités multiples du sanctuaire de Dodone. Le lieu sacré est présenté tour à tour sous son aspect religieux, mais aussi politique, économique et socio-culturel. Même si les preuves sont (parfois, voire souvent) ténues, l’auteur a raison de tenter cette approche car elle permet de mieux comprendre les différentes facettes de ce lieu sacré commun aux Épirotes et aux autres Grecs. D’après l’auteur, la soi-disant neutralité d’un sanctuaire doit être battue en brèche : il est clair que les élites épirotes ont joué un rôle majeur dans le développement de ce lieu sacré.

 

            La conclusion (8) – le titre est au pluriel dans l’ouvrage – développe (paradoxalement) trois grandes idées : 1) la situation politique générale de l’Épire et de la Molossie a exercé un contrôle sur le sanctuaire et son devenir et en a fait un lieu « multifonctionnel » et pas seulement un lieu sacré ; 2) le sanctuaire de Dodone ne peut être compris que replacé dans son contexte régional ; 3) la réputation de Dodone dépasse (très) largement les frontières de l’Épire et le rayonnement de l’oracle s’étend à l’ensemble du monde grec.

 

            La démonstration de l’auteur est-elle convaincante ? Dans un sens oui, car le sanctuaire de Dodone est un lieu sacré, certes modeste si on le compare à ses voisins Olympie ou Delphes, mais qui est oraculaire et commun à l’Épire et au monde grec. Les Épirotes et les Molosses ont bien compris tout l’intérêt qu’ils avaient à préserver, développer et enrichir ce qui constitue une véritable « poule aux œufs d’or » (si l’on peut dire). Mais l’organisation et l’essor des Naia, qui accèdent au grade de concours stéphanite, en est aussi une preuve. Centre religieux et centre politique voire économique, Dodone est comparable à Delphes et à Olympie sur de nombreux aspects. Quelles que soient les vicissitudes et les évolutions politiques de l’Épire et de la Molossie (ethnè, royauté, koinon…), le sanctuaire de Dodone constitue un maillon essentiel du territoire épirote et molosse. La documentation épigraphique et numismatique en fournit d’ailleurs les preuves les plus intéressantes : bien que les monnaies mentionnées ne soient pas illustrées, la cité des Dodonéens a frappé monnaie (bronze) avec des portraits de Zeus ou d’Artémis, mais c’est surtout le koinon des Épirotes qui a émis de beaux statères et quelques bronzes avec les bustes accolés de Zeus Naios et de Dioné (datation : c. 232-168 av.).

 

        Cet ouvrage apporte-t-il de réelles nouveautés ? La réponse est plus nuancée, si on le compare aux monographies précédentes (je pense, notamment, à celle de J. Piccinini). Certaines réflexions sur l’histoire régionale semblent parfois avoir un rapport lointain avec les destinées du sanctuaire ; à tout le moins, on voit mal quelles conséquences certains événements auraient pu avoir sur le lieu sacré. Je voudrais ajouter une remarque de pure forme : la conclusion me semble bien trop développée et certains passages auraient gagné à être reportés dans les chapitres précédents. Et une question, à tout le moins une incompréhension : pourquoi s’être arrêté en 167 av. ? Certes, le pillage du sanctuaire par les légions romaines a eu des conséquences fâcheuses (destructions, fin de l’activité oraculaire ?) ; cependant les Naia se poursuivent jusqu’aux trois premiers siècles de notre ère et la cité des Dodonéens frappe une monnaie de bronze (certes mal datée, entre 167 et 148 av. ou les premières décennies du Ier s. av.). On a donc cette impression curieuse – mais fausse, me semble-t-il – que l’histoire de Dodone s’achève brusquement et brutalement en 167 av. Il en découle ainsi des situations cocasses : la période romaine post-conquête est évoquée brièvement p. 99-100 et les figures 11 et 12 montrent les fondations de la basilique chrétienne construite au cœur du sanctuaire à la fin de l’Antiquité !

 

            Ce petit livre de lecture agréable et stimulante a le mérite de présenter un site méconnu dans son contexte régional, mais aussi d’évoquer une région du monde grec antique rarement évoquée dans les ouvrages à destination du grand public et des étudiants. Il faut le lire comme un complément des autres monographies parues précédemment (cf. supra).

           

 

Table des matières 

 

Contents, Acknowledgments, List of Abbreviations (p. V-XI)

 

1. Introduction (p. 1-7)

2. A History of Epirus and Dodona from Archaic to Classical Times (p. 8-51)

3. Time to change ? The Hellenistic World (p. 52-100)

4. Cults in Dodona and how the Oracle functioned (p. 101-133)

5. Entagled Epirus – Paths and Communications (p. 134-163)

6. Pilgrimage to Dodona (p. 164-196)

7. The Polyfunctionality of the Sanctuary (p. 197-219)

8. Conclusions – Paths and Communications to Dodona (p. 220-235)

9. Bibliography (p. 236-259)

 

Index I (p. 260-263)

Index 2 : Archaeological Reports of Dodona (p. 264)