Dufieux, Philippe (dir.), avec la collaboration de Jacques Rossiaud: La Renaissance réinventée. Historiographie, architecture et arts décoratifs à Lyon aux XIXe et XXe siècles. 198 p., EAN : 9782753580794, 34 €
(Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2021)
 
Compte rendu par Pierre Vaisse, Université de Genève
 
Nombre de mots : 5610 mots
Publié en ligne le 2022-07-19
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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            Il s’agit des actes d’un colloque qui s’est tenu en 2017 au Musée des Beaux-Arts de Lyon. Les contributions, toutefois, semblent avoir été réécrites pour la publication, car elles sont dans l’ensemble d’une densité telle que les présenter oralement constituerait un défi pour tout auditoire. Elles répondaient, ou étaient censées répondre, à une question complexe et délicate, puisqu’elle concerne à la fois l’historiographie de la Renaissance à Lyon et sa réception dans les arts décoratifs et l’architecture de la ville. Si Sabine Frommel esquisse dans sa préface une vue de l’ensemble du problème et si les auteurs de l’introduction rappellent les nombreuses études récentes concernant la néo-Renaissance (le mépris qui pesa longtemps sur toutes les formes d’historicisme du xixe siècle ayant heureusement disparu)[1], Jacques Rossiaud, dans un premier chapitre, insiste d’abord sur l’histoire et la complexité du concept même de Renaissance, concept surchargé d’interprétations qui continuent à s’accumuler depuis le grand livre de W. K. Ferguson (curieusement non mentionné)[2], pour souligner ensuite l’oubli dans lequel furent longtemps tenues par les historiens français, jusqu’au milieu du xixsiècle, la ville de Lyon et la Renaissance lyonnaise avant que celle-ci ne prenne entre Saône et Rhône, dans la seconde moitié du siècle, la dimension d’un mythe. À l’opposition bien connue entre une Renaissance définie par les emprunts à l’Italie et la Renaissance fondatrice d’une tradition nationale s’ajoute donc la distinction entre une Renaissance française et la Renaissance lyonnaise qui passe, depuis la seconde moitié du xixe siècle, et encore aujourd’hui, pour l’épisode le plus glorieux de l’histoire d’une ville avide de distinction face à la capitale qui l’ignora trop longtemps. Il n’eût pas été inutile d’ajouter à cet endroit du volume une bibliographie par sujets, puis par dates qui aurait donné un aperçu commode de l’histoire des recherches et qui, pour ne citer qu’un exemple, aurait mieux mis en valeur qu’il ne l’est dans l’ensemble de l’ouvrage l’apport des travaux de Sylvie Deswartes-Rosa.

 

            Dans le chapitre suivant, Philippe Malgouyres s’attache à la collection réunie par le peintre Révoil, collection qui lui attira une plus grande célébrité que ses tableaux et que le Louvre acheta en 1828 pour un bon prix, sur la foi du catalogue qu’en avait dressé l’artiste, grâce à son ami le comte de Forbin. Les objets qu’il avait réunis appartenaient autant à ce que nous appelons le Moyen Âge qu’au xvisiècle (et même au xviie)[3] donc à un passé national sans définition chronologique précise. Il s’agissait, pour une bonne part, d’objets utilitaires de la vie privée – vie aristocratique, s’entend. Leur fonction première comme objets de collection était de servir d’accessoires, ou plutôt de parerga dans les tableaux de Révoil ou de ses élèves : à ce titre, leur imitation exacte dans des scènes comme François Ier armant chevalier son petit-fils François II conférait à celles-ci un degré de réalité supérieur. En cela, elle participait à l’évocation, tout idéelle qu’elle fût, d’une société disparue, évocation qui s’apparente par cette dimension idéologique (pour ne pas dire, sous la Restauration, directement politique) à la plupart des historicismes du siècle.

           

            L’essai suivant, de Philippe Bordes, se présente sous un jour très différent. Il est d’abord une présentation minutieuse des efforts pour donner une consistance historique au peintre qu’on appelle Corneille de Lyon et surtout à lui constituer (ou à son atelier) un œuvre dans la masse des portraits de petites dimensions conservées de l’époque, alors qu’aucun d’entre eux n’offrait une base solide sur laquelle se fonder. Cette chronique savante des efforts d’érudition dépensés par les spécialistes depuis bientôt deux siècles n’échappe pourtant pas aux questions liminaires du volume : dans quelle mesure cet artiste mentionné de son vivant comme Corneille de La Haye, mais qui vécut à Lyon (où il n’était pas, tant s’en faut, doit-on préciser, le seul peintre venu du nord) et qui travailla beaucoup pour la cour de France, est-il un artiste lyonnais ? Alors qu’en 1883 furent publiés les documents qui prouvaient son origine étrangère, c’est une vingtaine d’années plus tard que le nationalisme sur lequel reposa l’exposition des Primitifs français imposa l’appellation de Corneille de Lyon, à une époque où le genre du portrait était tenu, selon Philippe Bordes, pour français par excellence, et que, curieusement, il semble même avoir constitué au début du xvie siècle une spécialité lyonnaise, si l’on en croit Tania Lévy, autrice d’une thèse sur la peinture à Lyon vers 1500 (voir infra la note 4). Ces questions d’identité nationale ou régionale, qui paraissent dépassées aujourd’hui, furent longtemps (et naguère encore) tenues pour fondamentales.

           

            C’est un champ beaucoup plus vaste que couvre Stéphane Paccoud, depuis Fleury Richard jusqu’à Frénet, celui de la redécouverte par les peintres lyonnais de ceux qu’on appela longtemps les primitifs. La Renaissance, en cela, se distingue peu de la fin du Moyen Âge, les deux périodes, que l’historiographie a nettement distinguées depuis lors, se confondant à l’époque romantique dans un « passé national » qu’incarna le style troubadour. De Fleury Richard (dont le Musée des beaux-arts a recueilli en 1988 un très important fonds d’atelier présenté dans le n° 3 [1989] du Bulletin des musées et monuments lyonnais), il retient surtout les nombreux dessins exécutés d’après des modèles qui n’ont pas encore tous été identifiés, qu’il s’agisse d’œuvres originales, tableaux et miniatures, ou de reproductions gravées. Cette documentation, qui correspondait au goût de l’artiste pour l’art du xvie siècle, lui servait, comme à Révoil, pour ses propres tableaux, mais l’interprétation qu’il donnait de ses modèles se ressent de sa formation classique. Pour Révoil, Paccoud insiste, à la suite de Stephen Bann, sur l’exactitude anecdotique des objets qu’il reproduit, là où une certaine dimension poétique habite les œuvres de Fleury Richard. Le goût troubadour, qui accordait une grande importance au décor et qui, dans l’évocation du passé national, tendait à réduire la peinture à ce qu’on appelle le genre historique, le cédait cependant peu à peu à une évolution vers le grand genre, à une inspiration plus haute qui puisait ses exemples dans la peinture italienne des Trecento et Quattrocento, ce qui n’allait pas sans un profond renouvellement formel. Le principal artisan à Lyon de cette tendance qui n’est pas, tant s’en faut, proprement lyonnaise (on pense aux Nazaréens) serait Orsel. Hippolyte Flandrin, malgré ce qui en a été dit, se tourne plutôt vers la grande manière de la Haute Renaissance, vers Raphaël, le dieu de son maître Ingres. Lavergne, lui, se montre sensible à la manière vénitienne. En conclusion, l’auteur retient Fleury Richard et Orsel comme les figures fondatrices de deux phases distinctes et successives qui constitueraient une spécificité lyonnaise. Si le panorama qu’il trace du rapport qu’entretinrent au xixe siècle avec la Renaissance – une Renaissance aux multiples visages, aussi vaste qu’imprécise – les peintres lyonnais ne prête pas à contestation, il est en revanche permis de se demander si cette succession de deux phases constitue bien une spécificité lyonnaise.

 

            L’étude de Marion Falaise sur les collections et les expositions d’art décoratif à Lyon dans le dernier tiers du siècle se situe à cheval sur la première partie et sur la seconde dans la mesure où elle concerne également la création de meubles. En 1877, une exposition d’art ancien comme il y en avait déjà eu dans plusieurs villes est organisée à Lyon. Elle révèle en particulier les collections d’Édouard Aynard, d’Antoine Rougier et de Maurice Chabrières-Arlès, riches en objets du xvie siècle – un goût qui se maintiendra jusqu’au milieu du siècle suivant. Sept ans plus tard avait lieu une exposition d’art décoratif à laquelle prirent part les plus célèbres décorateurs de la ville, où se voyaient des meubles exécutés dans le même « goût de la Renaissance » – les premiers exemples de ce style étant apparu peu après 1830. Aussi bien pour les meubles anciens que pour les créations récentes s’impose alors l’idée d’une spécificité locale ou régionale, d’une école lyonnaise qui semble s’être définie moins par des formes particulières que par la qualité du travail, Victor Champier (cité p. 70) parlant, lui, d’une « saveur de terroir » bien difficile à définir.

           

            Si la contribution de Marion Falaise avait aisément trouvé place dans la seconde partie, consacrée aux arts décoratifs, celle de Maud Lejeune aurait plutôt, en revanche, dû figurer dans la première, car il n’y est nullement question de courants néo-Renaissance dans les arts lyonnais du xixe siècle, mais exclusivement des études consacrées depuis cette époque et jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à la thèse de Tania Lévy et aux publications de Frédéric Elsig, aux artistes, et surtout aux peintres travaillant à Lyon au xvie, qui n’étaient pas tous, loin de là, d’origine lyonnaise, la ville ayant alors attiré par sa richesse de nombreux étrangers.[4] Leur redécouverte et la connaissance que nous en avons reposent presque uniquement sur les documents d’archives et sur leurs gravures, plus particulièrement sur les gravures qu’ils ont dessinées sur bois pour l’illustration de livres, l’imprimerie s’étant développée très tôt dans la ville. Leurs peintures, en effet, ont quasiment toutes disparu, et il en va d’ailleurs de même d’une grande partie des produits de l’imprimerie lyonnaise à l’époque, comme le souligne l’autrice au début de son texte, avant de s’arrêter plus longuement à Bernard Salomon et à Pierre Eskrich (originaire de Fribourg-en-Brisgau). Quel que soit l’intérêt intrinsèque d’une étude fondée sur une vaste connaissance du sujet, on voit mal ce qu’elle apporte au thème du volume. En revanche, la thèse de doctorat de l’autrice, parce qu’elle portait sur l’importance qu’eurent les gravures de Bernard Salomon pour Virgil Solis et Jost Amman, constituerait une contribution utile à un thème auquel il ne semble pas qu’une synthèse n’ait jamais été consacrée, celui des rapports culturels entre Lyon et les centres banquiers et commerciaux d’Allemagne, que ce soit Francfort ou Leipzig, et cela jusqu’au xixe siècle.

           

            Pour en venir aux artisanats lyonnais, la soierie semble n’avoir pu échapper au courant néo-Renaissance, à une époque où Lyon produisait la moitié des soieries fabriquées dans le monde, qu’il s’agît de tissus d’ameublement, d’étoffes pour vêtements de luxe ou de paramentique. L’étude qu’en propose Florence Valantin s’appuie pour l’essentiel sur les archives des fabricants de l’époque – ou du moins sur celles qui ont été conservées, la plupart ayant malheureusement disparu. Elles offrent des informations sur la manière dont étaient désignés les différents styles ou plutôt les différents motifs dont s’inspiraient ou que reprenaient les créations nouvelles : si le terme de Renaissance apparaît parfois, il se trouve en concurrence avec la mention, très vague, d’un siècle, ou, plus précise, d’un règne, quand ce n’est pas d’un peintre. Par ailleurs, comme dans d’autres domaines, la Renaissance ne se distingue pas toujours du Moyen Âge, qui se prolonge parfois jusqu’au règne de Louis XIII. Dans un grand nombre de cas, on tisse d’après des textiles anciens, chaque fabrique en possédant une collection plus ou moins importante. Quelques modifications peuvent être apportées au modèle, en particulier pour les couleurs, mais parfois, le souci d’imitation va jusqu’à reprendre les effets d’usure pour donner au tissu un aspect ancien. Les soieries néo-Renaissance ou qui peuvent être considérées comme telles ne représentent cependant qu’une très petite partie de la production d’ensemble, loin derrière les soieries néo-Louis XV ou néo-Louis XVI (sans parler des soieries néo-gothiques destinées au clergé), avec toutefois de 1875 à 1895 une augmentation jusqu’à 20 %, augmentation en accord avec le goût régnant alors pour l’art décoratif de la Renaissance. Les modèles utilisés sont principalement italiens, ce qui correspond à la réputation dont jouissaient les soieries italiennes à l’époque de la Renaissance. Nul attachement au passé national, donc, ni recherche d’une spécificité lyonnaise dans les productions d’un art largement international par ses origines et sa diffusion.[5]

 

            L’art du vitrail aussi obéit à des traditions qui lui sont propres. Lorsqu’il renaît, au début du xixe siècle, l’attention se tourne vers les grands exemples du xiiie – exemples français, car dans ce domaine, l’Italie ne compte guère. Quelques exemples échappent cependant à ce parti pris archéologique. Telles sont les verrières de la chapelle Saint-Joseph dans l’église Saint-Bonaventure de Lyon : composées comme des tableaux, elles s’inspirent librement de la peinture du temps sans que rien ne rappelle une quelconque tradition locale : le dessin en est du peintre Steinheil, et les vitraux réalisés à Paris dans les ateliers de Nicolas Coffetier. Rappelons que le vitrail lyonnais « du néo-médiéval à l’Art nouveau » avait fait, en 1992, l’objet au Palais Saint-Jean d’une exposition organisée par les Archives municipales ; dans l’Introduction au catalogue, Martine Villelongue soulignait les liens de cette production avec la situation de la ville à la même époque (on pense au poids qu’y eut alors la religion) ; mais entre le vitrail archéologique et l’Art nouveau, elle ne laissait aucune place au vitrail néo-Renaissance.

           

            La troisième partie commence par une longue étude au titre non dépourvu d’une certaine obscurité de Philippe Dufieux, auteur de nombreuses études sur l’architecture à Lyon au xixe siècle. Il s’agit en fait d’une minutieuse analyse de tous les éléments empruntés à la Renaissance qui apparaissent dans des édifices lyonnais du xixsiècle, et cela, pour parvenir à cette constatation (p. 128) qu’ : « À l’idée d’une Renaissance italienne en France [celle de Fontainebleau] et celle d’une Renaissance française s’ajoute désormais [depuis la fin du xixe siècle] celle d’une Renaissance lyonnaise qui s’impose comme un moment d’équilibre entre les cultures italienne et française ». La phrase pourrait servir de conclusion à l’ensemble du volume dont elle résume l’ambition ; mais la suivante introduit une réserve : « Il est vrai que la rareté des référents construits entre Rhône et Saône devait immanquablement conduire les maîtres d’œuvre à puiser dans un répertoire élargi […] ». Aussi bien l’auteur convoque-t-il sa vaste culture architecturale pour répertorier tous les éléments Renaissance qu’auraient empruntés à la France comme à l’Italie les architectes lyonnais du xixe siècle. On aurait souhaité, cependant, tout en mesurant les conséquences techniques et financières qu’auraient eues la réalisation de ce souhait, que toutes les œuvres invoquées eussent été reproduites, car en l’absence de cette documentation visuelle, le lecteur se trouve contraint d’accepter sur parole les rapprochements proposés par l’auteur, sauf à supposer qu’il aurait suivi le conseil dispensé jadis par Lippmann à ses étudiants berlinois : si vous voulez démontrer quelque chose, ne l’illustrez pas ! De fait, lorsque la vérification est possible, le rapprochement perd parfois de son évidence. Ainsi peut-on se demander si le portail du château d’Anet se serait naturellement présenté à l’esprit de l’architecte Giniez lorsqu’il dessina l’entrée du Massif des Terreaux (p. 119) : si le portail d’Anet constitue comme une monumentale serlienne, la serlienne, ici, se trouve non seulement réduite dans son importance par le cadre des deux colonnes et du balcon qui l’écrasent, mais dénaturée dans son dessin même par les pilastres qui la jouxtent. De plus, le motif de la serlienne était suffisamment banal pour qu’un modèle précis ne soit pas nécessaire ; mais si l’architecte en éprouvait le besoin, il pouvait le trouver chez Serlio lui-même ! Pour le Palais du Commerce, auquel Dufieux consacre un long développement, l’architecte Dardel se serait souvenu de la villa de Poggioreale à travers le plan d’Ancy-le-Franc, de la travée rythmique au premier étage de l’aile Lescot du Louvre, des façades latérales de l’hôtel de ville de Lyon, du château de Madrid dans le bois de Boulogne (déjà détruit, mais connu par des gravures), du château d’Anet ainsi que de la fontaine des Innocents, etc. – bref, cet « édifice synthétique » construit de 1855 à 1860 serait venu « conjurer en un rêve de pierre le caractère fantomatique du xvie siècle lyonnais » (p. 125). On peut se demander si Dardel a bien procédé consciemment à tous ces emprunts, s’ils lui furent nécessaires, certains motifs étant répandus, et surtout quelle aurait été leur signification, car les artistes et les architectes du xixe siècle auxquels on a reproché leurs emprunts à tel ou tel style du passé, que ce soit le gothique, la Renaissance ou le baroque, étaient pleinement de leur temps dans la mesure où ils traduisaient par là une nostalgie ou une aspiration contemporaine. Qu’à Lyon, les références à Philibert de l’Orme aient pu correspondre à un sentiment de fierté locale, il n’y a là rien de surprenant ; mais la plupart des emprunts avaient d’autres sources que locales et se retrouvent dans d’autres régions ou d’autres pays, de sorte qu’il est difficile de voir dans leur accumulation une spécificité lyonnaise.[6] Pour le château de Madrid, il est vrai que Philibert de l’Orme participa un temps à sa construction, mais bien après le début des travaux. Cet épisode de sa carrière était-il connu de Dardel et l’aurait-il conduit à s’en inspirer pour le Palais du Commerce, lui empruntant les grandes baies en plein cintre sur deux étages ? Rien ne s’oppose à l’hypothèse ; encore faut-il souligner que le motif des arcades et des ouvertures en plein cintre s’était largement répandu en France depuis la Monarchie de Juillet, comme le soulignait déjà Louis Hautecoeur, de sorte qu’il est difficile d’identifier précisément la source d’inspiration de Dardel.[7] Quoi qu’il en soit, le Palais du Commerce reste un bâtiment exceptionnel, peu représentatif en tant que tel de l’architecture lyonnaise, si ce n’est par une monumentalité qui affecte à l’époque un certain nombre d’immeubles de la ville.

 

            Il existe pourtant une spécificité de l’architecture lyonnaise au xixe, et en particulier des façades d’immeubles, qui ne peut que frapper l’observateur, soit qu’il parcourt les rues de la ville ou qu’il consulte l’exceptionnelle documentation photographique réunie par la regrettée Dominique Bertin et par Nathalie Magnan dans leur beau livre sur Lyon. Silhouettes d’une ville recomposée. Architecture et urbanisme 1789-1914 (2008), spécificité dont l’analyse ne saurait se confondre avec aucune somme d’emprunts.

 

            La contribution de Jean-Christophe Stuccilli serait, elle, mieux venue dans la première partie que dans la troisième. Quoiqu’il s’agisse d’édifices, en effet, elle porte sur les goûts de Fleury Richard et sur son panthéon personnel. En 1834, il achetait à Écully, près de Lyon, un vaste domaine avec une maison de maître dans laquelle il installa son atelier qui prit doublement un aspect Renaissance, à la fois par son ornementation, dont plusieurs dessins préparatoires conservent le souvenir, et par les objets de sa collection qu’il y avait réunis. Plus intéressant, peut-être, et encore visible est l’immeuble qu’il fit élever en 1845-1846 par l’architecte Dupasquier près des Terreaux, dans l’actuelle rue d’Alger. Son intérêt tient moins au décor architectural, très librement inspiré de la Renaissance avec une surcharge de motifs ornementaux, qu’aux statues, aux médaillons avec des figures en ronde-bosse et aux inscriptions qui pourraient surprendre par la largeur de goût qui semble s’y refléter si l’on voulait y voir un manifeste en faveur d’une direction esthétique précise ; mais il s’agit bien plutôt d’un simple panorama de la littérature et de l’art universels dans lequel Raphaël, Philibert de l’Orme et Jean Goujon ne manquent évidemment pas, mais voisinent avec Rubens, van Dyck et Poussin et dans lequel la littérature va des Psaumes à Lamartine et au Victor Hugo des Orientales sans oublier, bien sûr, Homère et Virgile – ambition qui n’est pas sans rappeler, en plus bref, la liste des génies établie à plusieurs reprises par Hugo dans ses écrits tardifs. L’ambition, certes, appartient bien à l’époque, mais le résultat ne se distingue pas par son originalité, et du point de vue de l’histoire de l’architecture, l’édifice tient plutôt du curiosum.

           

            Dans sa contribution, Marie-Agnès Gilot, qui a soutenu en 2007 une thèse sur Caristie, s’attache à la restauration qu’il entreprit du château d’Anet ou plus précisément de sa chapelle, à laquelle il dut donner une façade pour pallier l’ouverture qu’avait laissée la destruction de la galerie par laquelle on y accédait à l’origine. Elle montre comment Caristie s’est fondé sur une étude précise de la chapelle et des restes du château pour en faire renaître l’esprit, et que cette attitude l’apparentait à celle des architectes contemporains qui, en opposition aux médiévistes, s’attachaient à l’architecture de la Renaissance française à la fois pour son caractère national et pour sa modernité. En cela, sa contribution s’inscrit parfaitement dans le cadre de la néo-Renaissance, mais Caristie, d’origine bourguignonne, ayant fait carrière à Paris après son séjour à la villa Médicis, elle ne se rattache à Lyon que par la personnalité de Philibert de l’Orme, sans qu’aucune mention de son caractère lyonnais n’apparaisse dans le texte.

           

            Une remarque analogue s’impose à la lecture de l’étude d’Antonio Brucculeri. Partant du lien entre la protection des monuments historiques (toute nouvelle à l’époque) et la recherche d’une tradition nationale, il met en évidence le rôle que jouèrent dans cette optique les châteaux de la Loire et plus particulièrement celui de Blois, dont Duban mena la restauration.[8] À ce panorama historiographique succède une évocation des conséquences bâties de cet engouement au xixe siècle : on pense au château de Monte-Cristo à Port-Marly, mais l’auteur insiste surtout sur l’hôtel que le banquier Émile Gaillard se fit construire boulevard Malesherbes ainsi que sur la collection qu’il y réunit, qui comprenait près de mille objets lors de sa vente, en 1904. Pourtant l’hôtel lui-même a un caractère trop exceptionnel pour être représentatif d’un courant néo-Renaissance dans l’architecture française ; il est en revanche représentatif du goût qui s’est répandu dans certains milieux, plus encore aux États-Unis qu’en France, à la fin du xixe siècle, pour les pastiches architecturaux tels qu’il en existe quelques brillants exemplaires à Newport, station balnéaire appréciée des riches New-Yorkais à cette époque. Sans doute la contribution d’Antonio Brucculeri ne manque-t-elle pas d’intérêt, mais la ville de Lyon y est bien peu présente.

           

            Nous la retrouvons avec la dernière contribution, consacrée à l’iconographie de Philibert de l’Orme, qui en reste l’une des principales illustrations. Philippe Dufieux ne s’est pas contenté de rassembler un très grand nombre d’images de l’architecte : il montre comment celles-ci reflètent l’idée qu’on se faisait du personnage ; en particulier, il apparaît sur nombre d’entre elles sous les traits d’un philosophe, d’un sage, ce qui était souligner l’importance de son apport théorique et la dimension qu’il avait donnée à la condition d’architecte.

           

            Le volume se distingue par le sérieux et la densité des contributions qui le composent, même si certaines reprennent des sujets déjà connus, que ce soit par une étude précédente de l’auteur lui-même (ainsi de l’action de Caristie à Anet) ou par des travaux antérieurs, Révoil et Fleury Richard n’étant pas, de loin, des inconnus. Malgré cette réserve, son apport est substantiel et il n’est pas nécessaire de souligner l’intérêt des problèmes qu’il pose. Il souffre cependant d’un mal de plus en plus répandu en histoire de l’art : comme tout volume collectif, issu ou non d’un colloque, il ne couvre pas son objet de manière complète et cohérente comme le ferait une véritable synthèse longuement méditée par un auteur unique. Ce n’est pas ici le lieu pour rechercher la cause, ou plutôt les causes (que ce soit dans les conditions de travail, dans l’essor démographique de la discipline, dans les contraintes de l’édition…) de cette inflation d’ouvrages collectifs, mais ses conséquences ne sauraient être ignorées.

           

            Dans le cas présent, toutefois, on est en droit de se demander si cette forme éclatée ne résultait pas nécessairement des termes de la question posée. Dans la mesure où elle consiste à se demander si le néo-Renaissance apparue à Lyon au xixe siècle se rattache plutôt à la Renaissance italienne, à la Renaissance française ou à une Renaissance spécifiquement lyonnaise, elle est déjà faussée du fait que ces caractères nationaux échappent à une définition précise et qu’en particulier, celle de Renaissance lyonnaise hésite entre une synthèse des deux autres et une irréductible lugdunité.[9] Le concept même de Renaissance souffre de deux acceptions fondamentalement différentes : d’une part le rétablissement, intervenu en France sous le règne de François Ier, des arts et des lettres dans leurs vrais principes, ceux de l’Antiquité, ce qui fait d’elle le commencement d’une période de plusieurs siècles, et par ailleurs, une époque en soi, entre la fin du gothique et le baroque ou le classicisme, à moins que ce ne soit le maniérisme, cette seconde idée de la Renaissance étant apparue lorsque l’histoire de l’art se trouva, pour des raisons sur lesquelles il n’y a pas lieu de revenir ici, réduite vers la fin du xixe siècle, à une succession de styles bien définis. Bien que la notion de néo-Renaissance s’appuie en général sur cette seconde acception, une ambiguïté subsiste en même temps qu’une indécision chronologique. De plus et surtout, cette dualité s’accompagne d’une différence plus profonde. Dans la conception traditionnelle de la Renaissance comme retour à l’Antiquité, ce retour s’incarne pour chaque art en un critère concret différent : c’est ainsi que pour l’architecture, il s’agit de l’emploi des ordres classiques, critère évidemment dépourvu de sens pour la poésie et pour la peinture. Dans la seconde acception au contraire, toutes les manifestations artistiques et littéraires d’une époque sont censées exprimer le même Zeitgeist, l’architecture se faisant maniériste au même titre que la peinture et les mathématiques devenant comme la peinture et la poésie baroques à l’époque du Bernin. Telle est, en plus modeste, la conception qui domine le présent ouvrage, lorsqu’il juxtapose la peinture, la soierie, le vitrail et l’architecture, donc des formes d’art différentes par les exigences techniques et les traditions comme par leur fonction et leurs conditions économiques. D’où une apparente incohérence dans les manifestations de ce qu’on appelle la néo-Renaissance, l’unité du mouvement ne pouvant résider que dans la référence à une Renaissance elle-même unifiée par l’attente idéologique à laquelle elle pouvait répondre. Or la Renaissance lyonnaise, ou plutôt ce qu’il en reste et qu’on en connaissait ne pouvait pas jouer ce rôle. Pour scientifiquement très sérieuse qu’ait été l’exposition que le Musée des beaux-arts de Lyon consacra en 2015 à cette époque particulièrement brillante de l’histoire de la ville, elle en révélait aussi, dans son austérité, les limites : si Lyon fut alors un centre important de l’humanisme et de la poésie ainsi que de l’imprimerie, donc de l’édition, ce qui était conservé des arts qui s’adressent à la vue, petits portraits peints et reliques des constructions de Philibert de l’Orme, ne suffisait pas pour alimenter un revival qui devait trouver ses sources ailleurs. Or quel lien formel ou idéologique trouver entre le reflet des palais florentins du Quattrocento que Philippe Dufieux discerne dans certains immeubles lyonnais et tel motif de soierie dit Renaissance (p. 97, fig. 2) ? Alors que le néo-gothique répond en général à des aspirations ou des affirmations d’ailleurs contradictoires, mais claires, depuis le renouveau catholique jusqu’à la rationalité, réputée bourgeoise, de la construction, ou que le néo-baroque était chargé en Autriche, à la fin du xixe siècle, d’une forte valeur identitaire, on discerne mal ce que signifiaient les œuvres néo-Renaissance à Lyon, si l’on excepte la fierté locale qui s’exprime dans quelques hommages à Philibert de l’Orme ou l’attachement à l’Ancien Régime que ne cherchent pas à dissimuler certains tableaux de Révoil et de Fleury Richard. Beaucoup d’entre elles ne se distinguent pas d’autres manifestations du néo-Renaissance dans le reste de la France et certaines se rattachent d’abord, comme en soierie, à la tradition d’une technique. On est donc tenté de mettre en doute l’unité même du phénomène à l’étude duquel est consacré le volume, sauf à se contenter d’une définition strictement chronologique dépouillée de toute autre signification. Une telle constatation n’affecte en rien la valeur des réflexions présentées au début du volume, que ce soit par Sabine Frommel ou par Philippe Dufieux et Jacques Rossiaud ; mais elle tend à rappeler que la genèse des œuvres dans leur existence matérielle est soumise à beaucoup d’autres éléments qui font que s’il est nécessaire, lorsqu’il s’agit du retour délibéré à des formes du passé, de connaître le contexte historiographique de leur conception, cette connaissance est loin, dans le cas présent, de rendre compte de leur particularité matérielle – non que celle-ci soit irréductible à toute détermination historique, comme le voudraient ceux qui croient en une autonomie absolue des œuvres d’art, mais parce que la notion de néo-Renaissance reste ici trop imprécise et trop différenciée pour offrir, au-delà d’un effet de mode, un outil de compréhension autre que très relatif.

           

            Qu’il nous soit permis de formuler un autre regret, bassement technique, celui-ci : l’éditeur ou le directeur de la publication est resté fidèle à cette fâcheuse habitude qui devrait être abandonnée depuis longtemps, lorsqu’un ouvrage cité en note a déjà été mentionné dans une note antérieure, de se contenter d’un op. cit. sans se donner la peine d’indiquer le numéro de cette note où paraît la référence complète, que le lecteur doit rechercher longtemps… quand il parvient à la retrouver, ce qui, dans le présent volume, exige une grande patience.

 


[1] Curieusement, les auteurs distinguent (p. 11-12) le néo-Renaissance du « carrousel de styles » qui, depuis la fin du xviiie siècle, imposent à l’architecture des revivals « dans une visée à la fois historique et archéologique » : le style de la Renaissance aurait, lui, été conçu comme un style « actuel » selon Charles Garnier, ou un modèle pour l’avenir selon César Dali. Cette distinction ne laisse pas de surprendre : si les revivals s’appuient sur un indéniable effort de connaissance historique, ils correspondent tous à des nostalgies et à des aspirations très contemporaines, et à ce titre étaient tous « de leur temps », pour reprendre la formule consacrée. Par ailleurs, si, dans l’ouvrage cité en référence à la note 3 (À travers les arts, éd. par François Loyer, Paris : Picard, 1985), Charles Garnier consacre (p. 98, et non p. 99) quelques lignes à l’architecture de la Renaissance, il ne dit pas un mot de son actualité. Il en va de même un peu plus bas concernant le pressentiment qu’aurait eu Charles Garnier du « profond renouvellement » qu’allait apporter l’architecture du xvie siècle : une telle affirmation est totalement absente du texte de Jean-Michel Leniaud sur Charles Garnier cité en référence à la note 12 (« Charles Garnier, un opposant à la centralisation stylistique et à la commande publique », dans le catalogue de l’exposition Charles Garnier. Un architecte pour un empire, Paris : ENSBA, 2010).    

[2] Wallace K. Ferguson, The Renaissance in Historical Thought , 1948, trad. fr. La Renaissance dans la pensée historique, Préface de V.-L. Saulnier, Paris : Payot, 1950.

[3] Ainsi d’un cabinet d’ébène daté de 1643, comme on en produisait à Paris à l’époque (voir Agnès Bos, « Le cabinet d’ébène provenant de la collection Révoil au musée du Louvre », dans (Florence Descamps, Frédéric Chappey, Philippe Plagnieux, dir.), Un bretteur au service du patrimoine. Mélanges en l’honneur de Jean-Michel Leniaud, Paris : Mare et Martin, 2020, p. 101-108).

[4] La thèse de Tania Lévy, soutenue en 2013 à l’université de Paris-Sorbonne, a été publiée en 2017 aux Presses universitaires de Rennes sous le titre Les peintres à Lyon autour de 1500. Frédéric Elsig, professeur à l’université de Genève, a organisé une série de colloques consacrés à la peinture dans plusieurs centres artistiques en France aux xve et xvie siècles (Avignon, Bourges, Rouen, Troyes, Toulouse, Lyon), colloques dont les actes, publiés par Silvana Editoriale (Milan) ont profondément renouvelé notre connaissance de la peinture française de l’époque. Le volume Peindre à Lyon au xvie siècle est paru en 2014

[5] Dans une étude sur « La soierie lyonnaise 1800-1914 » (dans L’Esprit d’un siècle. Lyon 1800-1914, Lyon : Fage, 2007, p.104-125), Maria-Anne Privat-Savigny, alors conservatrice du Musée des Tissus, mentionne, à propos de l’historicisme, la Renaissance qui « fascine » à côté du Grand Siècle qui « éblouit », de Bérain et du style à la mode au temps de Marie-Antoinette (p.124) ; mais l’illustration reflète surtout l’importance des motifs floraux (qui expliquent l’existence à l’époque d’une école lyonnaise de peintres de fleurs attachés à la Fabrique), motifs dont le traitement, à la fin du siècle, se ressent du japonisme, puis de l’Art nouveau. Autant dire que la soierie n’est touchée que très partiellement par la Renaissance dont le mythe se cristallise à l’époque.

[6] Aux emprunts répertoriés par Philippe Dufieux, on peut, pour l’intérieur du Palais du Commerce, en ajouter un qui semble lui avoir échappé : les Procuraties de Venise, mentionnées par Louis Hautecoeur (voir infra, note suivante).

[7] Louis Hautecoeur, Histoire de l’architecture classique en France, t. VII, La fin de l’architecture classique 1848-1900, Paris : A. et J. Picard et Cie, 1957, p. 138-139. L’ouvrage de Hautecoeur ne se distingue sans doute pas par de profondes considérations théoriques, mais constitue un inépuisable répertoire d’exemples qu’il reste utile de consulter malgré les progrès de la recherche.

[8] Voir la section consacrée au château de Blois dans (Sylvain Bellenger et Françoise Hamon, dir.) Félix Duban 1798-1870. Les couleurs de l’architecte, Gallimard-Electa, 1996, p. 79-97.

[9] Sur ce concept forgé par Jacques Rossiaud, voir p. 19 et la note 2, p. 25.

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Sommaire

 

Sabine Frommel, Préface. 7

 

Philippe Dufieux et Jacques Rossiaud, La Renaissance réinventée. 11

 

 

Première partie. Historiographie, collections et amateurs.

 

Jacques Rossiaud, La Renaissance et la cité (1820-1950). 19

Philippe Malgouyres, Pierre Révoil (1776-1842) et la Renaissance des siècles chevaleresques. 29

Philippe Bordes, L’invention de Corneille de Lyon. 41

Stéphane Paccoud, La Renaissance comme modèle pour les peintres lyonnais, de Fleury-Richard à Louis Janmot. 53

Marion Falaise, Un goût pour la Renaissance. 65

 

 

Deuxième partie. Arts décoratifs.

 

Maud Lejeune, La redécouverte des peintres et des graveurs de la Renaissance lyonnaise au xixe et au xxe siècles. 77

Florence Valantin, Quand la soierie lyonnaise redécouvre la Renaissance. 95

Martine Villelongue, Le vitrail au xixsiècle participe-t-il à la réinvention de la Renaissance ? 105

 

Troisième partie. Architecture.

 

Philippe Dufieux, Construire l’ornatus Renaissance de la cité. 115

Jean-Christophe Stuccilli, « Une œuvre d’art et de conscience ». 131

Marie-Agnès Gilot, Le château d’Anet au xixe siècle. 147

Antonio Brucculeri, Bâtir les centres (et les périphériques) de la Renaissance française au xixesiècle. 159

Philippe Dufieux, L’architecte et sa mimesis. 169

 

Index 179

Les auteurs 189

Table des illustrations 191