Davoine, Charles : La ville défigurée. Gestion et perception des ruines dans le monde romain (Ier siècle a.C. - IVe siècle p.C.), (Scripta antiqua , 144), 430 p., ISBN 9782356133663, 25 €
(Ausonius Éditions, Bordeaux 2021)
 
Compte rendu par Olivier Latteur, Université de Namur
 
Nombre de mots : 2019 mots
Publié en ligne le 2023-05-23
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4298
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       Cet ouvrage, issu d’une thèse défendue en 2015 et primée par la Société française d’histoire urbaine, entend étudier la place qu’occupaient les ruines dans l’imaginaire des Romains et dans leur quotidien : comme l’indique clairement le titre de la publication, l’auteur se penche aussi bien sur la perception de ces ruines que sur leur gestion concrète au sein de l’espace urbain. D’emblée, Charles Davoine met en évidence l’intérêt de son sujet d’étude : les ruines, qu’elles soient anciennes ou contemporaines (comme celles de Détroit signalées à juste titre par l’auteur), suscitent en effet une forme de fascination dans l’imaginaire occidental. L’étude de ce phénomène sur le long terme s’avère passionnante et s’inscrit dans le cadre de recherches en histoire culturelle en cours d’écriture, comme en témoigne la parution très récente du premier volume d’Une Histoire universelle des ruines d’Alain Schnapp (Paris, Seuil, 2020) qui vise à étudier ce phénomène sur le temps long et à l’échelle mondiale.

           

       Si les cadres de la recherche de Charles Davoine sont plus limités, ils n’en demeurent pas moins particulièrement étendus puisque son étude couvre cinq voire six siècles d’histoire (du dernier siècle de la République à la fin de l’Empire romain) et englobe la totalité du monde romain. L’objet envisagé est donc vaste et nécessite une remise en contexte précise de chacune des sources citées pour appuyer le raisonnement, une tâche dont l’auteur s’acquitte brillamment en proposant des analyses toujours fines et nuancées de son corpus documentaire. Celui-ci comprend des sources de nature très diverses (littéraires, juridiques, épigraphiques et archéologiques) qui apportent toutes un éclairage particulier sur la problématique développée tout en présentant également des écueils d’ordre critique : l’auteur souligne par exemple la difficulté d’interprétation des sources archéologiques sans l’apport de sources littéraires ou épigraphiques, les limites de la documentation épigraphique qui met plus en avant la figure de l’évergète et l’ampleur des travaux effectués que la perception des ruines visibles avant la mise en œuvre du chantier, le caractère parfois assez général des considérations sur les ruines dans la littérature antique, etc. Au terme de l’introduction, on dispose d’un bon aperçu du corpus documentaire mis en œuvre, tant sur le plan de sa diversité que sur celui de la complémentarité des différents types de sources et de leurs limites respectives. L’ouvrage se structure ensuite en six chapitres.

           

       Dans le premier d’entre eux (p. 27-93), l’auteur aborde la question du vocabulaire associé aux ruines dans le monde romain et en propose une analyse très fouillée et remarquablement bien appuyée par les sources. Les sources littéraires fournissent ainsi deux grands ensembles de termes : d’une part, les « ruinae » et les « rudera » qui désignent des ruines de manière générale (notamment suite à une catastrophe) ou des débris informes et, d’autre part, les « uestigia » et les « reliquia » qui évoquent davantage les restes d’un édifice encore identifiable. La collecte de toutes les occurrences de ces termes met en évidence la connotation très négative qui leur est associée : chute, écroulement, catastrophe, etc. L’analyse des sources épigraphiques dévoile une tout autre terminologie : la mention explicite des ruines y est rare et l’accent est souvent mis sur la destruction et ses causes. La formulation la plus fréquente comporte un participe parfait passif (collapsum étant le plus attesté), précédé par un substantif à l’ablatif causal désignant l’origine de la catastrophe (uetustate, tempestate, ui ignis…). Cette mise en évidence de la richesse du vocabulaire de la ruine et de ses nuances constitue un indéniable point fort de l’ouvrage. L’étude de l’évolution du sens conféré à ces termes reste à faire pour les textes latins médiévaux et modernes : selon nous, ces nuances tendent à s’effacer avec le   temps et les termes semblent devenir davantage synonymiques, mais ce n’est qu’une hypothèse personnelle tirée d’un corpus documentaire limité.

           

       Le deuxième chapitre (p. 95-144) propose une analyse minutieuse de la législation romaine en matière de gestion des ruines comprenant aussi bien les textes connus par l’épigraphie (comme le sénatus-consulte hosidien) que ceux transmis par les grandes compilations (codes théodosien et justinien, Digeste). Il en ressort que, si la ruine n’a jamais constitué un objet juridique à part entière, elle apparaît de manière récurrente dans la législation antique. Le souci principal des législateurs successifs semble avoir été d’éviter à tout prix la présence de ruines, en particulier dans l’espace urbain, ce qui passe par un encadrement des destructions et des réutilisations de matériaux tirés d’édifices endommagés (spolia). Les lois romaines ont également, et assez naturellement, évolué au fil du temps en fonction de leur contexte de production. Dans un premier temps, les autorités sont particulièrement soucieuses de lutter contre la spéculation liée au démantèlement d’édifices pour en récupérer les matériaux les plus précieux, une pratique générant l’apparition de bâtiments partiellement démontés dans l’espace public. On voit ensuite émerger progressivement la question de la valeur esthétique des édifices et de leur contribution à l’apparence de la cité (aspectus publicus). Enfin, durant l’Antiquité tardive, les législateurs romains s’attachent à encadrer plus fermement la réutilisation de spolia et s’interrogent sur le sort à réserver aux monuments païens (temples, monuments funéraires) au sein d’un empire devenu officiellement chrétien. Sur ce dernier point, on soulignera l’intérêt de l’étude de la politique impériale en la matière, souvent soucieuse de distinguer la valeur esthétique des édifices, devant être préservés pour cette raison, de leur fonction cultuelle qui leur est progressivement déniée. Comme dans le chapitre précédent, l’analyse proposée par Charles Davoine s’avère très convaincante et met en exergue la complexité de la législation romaine en la matière, tout en en pointant son évolution ainsi que les hésitations (voire les contradictions) qu’elle comprend dans un certain nombre de cas.

           

       La pratique de la restauration des édifices détruits ou endommagés est au cœur du troisième chapitre (p. 145-200), la restauration étant alors perçue comme le meilleur moyen de « combattre » l’apparition de ruines. L’auteur distingue d’emblée les édifices privés des édifices publics. Les réparations effectuées sur les premiers sont généralement mal documentées, hormis par le biais d’une étude du droit privé qui définit les responsabilités de chacun en matière d’entretien et de restauration. L’analyse des sources législatives indique cependant qu’au fil du temps, les autorités locales interviennent de plus en plus dans la gestion des ruines, y compris celles qui relèvent de la sphère privée. Si l’analyse s’avère convaincante, on regrettera peut-être le fait que l’auteur l’ait limitée essentiellement au cas des demeures de particuliers, en omettant d’autres catégories d’édifices privés parfois bien documentées par les sources épigraphiques : nous pensons notamment aux sanctuaires « privés » dédiés à des dieux qui ne disposaient pas d’un statut officiel au sein de la cité qui les abritait (notamment les sanctuaires de Mithra). La restauration et l’entretien des édifices publics étaient, quant à eux, principalement à charge des autorités de la cité, sous la supervision du gouverneur de la province. Dans les faits, Charles Davoine démontre que les intervenants étaient bien plus nombreux, la pratique de la restauration d’édifices étant fortement valorisée dans la société romaine : cela explique la mise en place d’une véritable politique impériale de restauration, aussi bien à Rome que dans les provinces, et les nombreuses interventions de particuliers en la matière. L’analyse des sources démontre également l’émergence d’une crainte que de trop nombreuses nouvelles constructions n’entraînent des difficultés d’entretien et, à terme, l’apparition de ruines : cela conduit progressivement les autorités à favoriser les restaurations et à limiter les nouveaux chantiers.

           

       Le quatrième chapitre (p. 201-253) aborde ce que l’auteur qualifie de « non-dits des ruines », c’est-à-dire le sort réservé aux ruines qui ne font pas l’objet de réparations immédiates, un cas de figure très peu abordé par les sources disponibles. Une analyse fine de la documentation, en particulier archéologique, permet cependant de constater que les ruines sont généralement déblayées afin de réaffecter l’espace ainsi dégagé. L’utilisation d’édifices partiellement détruits pendant un certain temps ainsi que la réoccupation de quartiers dévastés par des catastrophes de grande ampleur (tremblements de terre, guerres) sont par ailleurs attestées par l’archéologie, ce qui met en évidence un certain écart entre les discours et les pratiques quotidiennes. L’auteur souligne également l’absence de préservation volontaire de ruines à des fins « mémorielles » ou « historiques ». Une pratique de conservation des ruines semble avoir existé dans le monde grec, mais pas dans le monde romain, les ruines y étant généralement associées à l’image négative de la défaite et de la catastrophe. Les monuments revêtant des fonctions « mémorielles », à l’image de la cabane de Romulus, étaient éventuellement laissés dans leur (supposé) état originel, mais ils faisaient l’objet d’un entretien consciencieux.

           

       Charles Davoine revient, dans le chapitre cinq (p. 255-304), sur la question de l’esthétique de la ruine au sein de la cité. La vision romaine de la ruine se distingue clairement de celle qui émerge à partir de l’époque moderne en Europe. Pour les auteurs romains, la ruine est en effet associée à l’absence d’ornamentum et aux idées de laideur, de difformité, de saleté. L’édifice ruiné devient peu à peu un simple amoncellement de matériaux dépourvu de signification. Dans le cas de destructions massives, c’est toute la cité qui peut être amenée à perdre son sens, redevenant un espace sauvage dans lequel la végétation et les animaux supplantent l’activité humaine. C’est dans le cadre de cette vision négative de la ruine que s’inscrivent les efforts d’entretien et de restauration des édifices, une démarche qui vise notamment à préserver la valeur esthétique de la cité.

           

       Le sixième et dernier chapitre (p. 305-358) revient, quant à lui, sur la question complexe de la place qu’occupe la ruine au sein des discours politiques et philosophiques des élites romaines. Si la ruine peut être mise au service de la recherche historique ou « antiquaire » (comme chez Denys d’Halicarnasse), le topos littéraire qui leur est le plus souvent associé constitue à mettre en parallèle les citées dévastées avec la vie humaine, en pointant la brièveté de celle-ci et l’impermanence des choses. La ville est souvent comparée à un être vivant mais, contrairement à celui-ci, elle peut être amenée à renaître si ses citoyens mettent en œuvre les politiques de restauration adéquates. Charles Davoine propose une intéressante analyse de la politique augustéenne en la matière, marquée par la reconstruction de nombreux édifices publics, ce qui témoigne d’une volonté de régénération de la ville de Rome. Les empereurs ultérieurs aiment, eux aussi, se présenter en tant que « restaurateurs » et garants de la stabilité de l’empire. Cette politique impériale se poursuit, avec certaines nuances et inflexions, jusqu’à la fin de la période antique. À partir du IVe siècle, les nombreuses destructions d’édifices et l’essor du christianisme la font cependant quelque peu évoluer : les édifices publics commencent à être perçus non seulement comme des infrastructures assurant le bon fonctionnement de la cité et s’inscrivant dans l’esthétique de celle-ci, mais aussi comme une forme d’héritage issu d’un prestigieux passé qu’il convient de préserver et d’entretenir. En ce sens, le début du Ve siècle marque finalement une forme de rupture dans la perception de la ruine : Rutilius Namatianus contemple en effet avec nostalgie des ruines pour elles-mêmes, tout en ne masquant pas leur décrépitude et en n’envisageant plus leur restauration.

           

       En définitive, l’ouvrage de Charles Davoine constitue une recherche historique de très grande qualité mobilisant un corpus de sources diversifié et parfaitement maîtrisé. La bibliographie mise en œuvre est pratiquement exhaustive et surtout abordée de manière critique, l’auteur n’hésitant jamais à clarifier ou corriger les hypothèses antérieures s’étant avérées incomplètes ou insatisfaisantes. Deux études récentes et non signalées dans la bibliographie viendraient cependant, à notre sens, compléter utilement le propos : celle d’Alain Schnapp (2020), signalée dans l’introduction de ce compte rendu, et celle de Fabrice Galtier (L’empreinte des morts : Relations entre mort, mémoire et reconnaissance dans la Pharsale de Lucain, Paris, Les Belles Lettres, 2018). Mais cette remarque n’entache naturellement en rien l’excellence de cette recherche qui s’avère intéressante aussi bien pour les archéologues, qui y trouveront d’utiles données sur les pratiques de réemploi, de restauration et de réaffectation d’édifices, que pour les historiennes et historiens, pour qui elle constituera incontestablement un jalon important dans le processus de compréhension du rapport aux ruines, et plus largement du rapport au passé, en Europe.