AA.VV.: Première humanité : gestes funéraires des néandertaliens - Les Eyzies de Tayac. Musée national de la Préhistoire – Les Eyzies-de-Tayac 28 juin - 12 octobre 2008, 22x28 cm, 192 pages, 80 ill., ISBN : 9782711854264, 35 euros
(Rmn, Paris 2008)
 
Compte rendu par Ludovic Lefebvre, Université de Rouen
 
Nombre de mots : 2363 mots
Publié en ligne le 2008-12-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=441
 
 

Ce catalogue est tiré de l’exposition qui s’est tenue au Musée national de la Préhistoire pour célébrer le centenaire de la découverte (en 1908) des premières sépultures en France et plus précisément dans le Périgord. Il a pour thème principal l’homme de Néandertal et tente d’analyser les rites funéraires (quand ils sont identifiés) que celui-ci a accomplis pour la première fois, il y a peut-être 100 000 ans. La vision que nous avons de cet ancêtre (disparu il y a environ 40 000 ans) a évolué de façon spectaculaire, depuis les découvertes des premiers ossements et la tenue de cette exposition. Depuis celle-ci, de nouvelles découvertes (en Bourgogne) et des tests scientifiques ont permis d’améliorer encore notre connaissance des Néandertaliens bien que chaque découverte suscite, comme toujours dans la recherche scientifique, de nouvelles interrogations.

 

L’ouvrage est divisé en deux parties : des essais (six) et le catalogue. Le dossier de presse joint résume pour l’essentiel l’exposition, le contexte des découvertes principales et ajoute une description du musée (son histoire), une chronologie, une présentation de la scénographie et de ses auteurs, un glossaire. La préface de B. Vandermeersch rappelant l’importance des découvertes des dernières années qui ont permis, précisément, de reconsidérer l’univers mental des Néandertaliens, souligne que de très nombreuses interrogations subsistent, notamment dans la perception que se faisaient ces hommes de l’art et de la mort. Par ailleurs, l’auteur met en garde contre une assimilation hâtive entre les rites funéraires et la religion. En introduction, J.-J. Clayet-Merle replace ensuite le contexte historique qui vit l’apparition des sépultures en soulignant le côtoiement dans un même espace géographique des Néandertaliens et de l’Homo Sapiens Sapiens.

 

Le premier essai est intitulé justement, Qu’est-ce qu’une sépulture ? Comment la reconnaître ? sous la signature de P. Courtaud et H. Duday (p. 15-24). Les auteurs s’attachent au choix des mots, à la sémantique, afin de saisir au plus près l’univers de ces hommes et de ne pas extrapoler à partir de nos idées et de notre perception de la mort, de la religion, mais aussi pour ne pas projeter notre univers mental dans des millénaires où nous n’avons pas d’écrits mais uniquement des ossements et des traces passées de vie (animaux calcinés, foyers, armes ou outils…) pour pouvoir comprendre ces hommes. Concernant les sépultures, les auteurs reviennent sur la définition proposée par J. Leclerc et J. Tarrête dans le Dictionnaire de la Préhistoire (Paris, 1988) du mot «  Sépulture » et ils écrivent de leur côté : « Reconnaître une sépulture, c’est identifier un lieu où une volonté a dicté un geste funéraire » (p. 17).

C’est donc cette notion de volonté qui pose problème pour l’interprétation de la découverte. De nombreux exemples illustrent ce propos. Ainsi, un assassinat dissimulé (entraînant donc une inhumation + objets + vêtements) est différent d’une inhumation et dans ce cas les indices trouvés mentent et nuisent à l’interprétation. Comme le soulignent les auteurs, accéder à la pensée religieuse de l’homme préhistorique est illusoire car on ne connaît pas cet univers. La « valeur neutre du dépôt » doit toujours dominer de prime abord l’analyse du chercheur. Un squelette perdu peut être dû à une catastrophe naturelle et, a contrario, l’absence de squelette n’implique pas l’absence de tombe. Il faut naturellement rappeler que le milieu géologique a son importance pour les conditions de préservation : les régions granitiques ou le contexte tropical couvert permettent la dissolution, à la différence d’une région calcaire comme le Périgord. Les cadavres peuvent avoir été déplacés pour de multiples raisons – tombes devenues trop exiguës, sépultures secondaires (ossements déplacés et incinérations), creusements. Les cénotaphes, eux, n’ont, comme il est rappelé, aucun corps inhumé.

Une sépulture peut bien sûr être isolée mais il existe de véritables ensembles funéraires. D’ailleurs, le nombre important de squelettes dans une même tombe entraîne de multiples questions sur les conditions de l’enfouissement et les causes des décès et il faut noter que les sépultures collectives sont répandues en Europe de l’Ouest du Néolithique à l’Âge du Bronze dans des cavités naturelles, artificielles ou des tombes mégalithiques. Les corps ont parfois été posés à même le sol et la gestion d’un espace restreint a, comme l’écrivent M. Courtaud et M. Duday, entraîné des « comportements funéraires ». On peut se demander face à ce genre de tombes si la réduction des squelettes a eu lieu après la décomposition et si elle s’est effectuée in situ.

D’autres problèmes se posent concernant les trophées (bien connus dans les mondes anciens et primitifs), les sacrifices, mais aussi le décharnement intentionnel pour accélérer la décomposition. Concernant l’anthropophagie, sa mise en évidence d’après les vestiges reste exceptionnelle. Le foyer culinaire peut apporter la preuve d’une anthropophagie alimentaire tandis que l’association à des offrandes prouve au contraire que celle-ci fut funéraire.

On le voit, dans ce premier essai, les questions soulevées sont nombreuses. L’interdisciplinarité, effective depuis plusieurs années est, dans ce cadre, primordiale pour tenter d’approcher l’univers mental et plus précisément funéraire de nos ancêtres.

Ce premier essai est accompagné en annexes de notices développées concernant La sépulture de la Chapelle-aux-Saints (qui eut un retentissement remarquable dans le monde scientifique du début du XXe siècle), La nécropole mésolithique de la Vergne (ensemble de sept structures funéraires datant de la seconde moitié du IXe millénaire démontrant de véritables mises en scène de dépôts de défunts) et Les Châtelliers du Vieil-Auzay (qui pose le cas d’un sacrifice à une divinité).

 

Le deuxième essai est intitulé Le contexte culturel moustérien par A. Turq et J. Jaubert (p. 25-41).  Cette période est identifiée avec le Paléolithique Moyen (250 000 à 35 000 ans) et correspond à la grande diversification des outillages et des éclats, puis disparaît, en concurrence avec les cultures du Paléolithique Récent dont l’Aurignacien (Homo sapiens sapiens).

Cette période est donc celle de l’homme de Néandertal et les auteurs estiment qu’il faut en finir avec le cliché de l’infériorité physique ou intellectuelle de celui-ci et qu’il vaut mieux parler de spécialisation anatomique. Il est considéré comme un homme à part entière relevant soit d’une espèce différente de la nôtre soit d’une sous-espèce. Son œkoumène va de Gibraltar jusqu’aux confins orientaux de l’Eurasie. Il a connu les différentes périodes glaciaires, ce qui explique ses déplacements et migrations. Il ne faut pas oublier que ce phénomène climatique a engendré non seulement une extension des glaciers mais également une baisse importante du niveau des mers entraînant, dans le premier cas, des contraintes  pour se déplacer, et dans le second cas, des facilités de passage que nous ne connaissons pas. Quoi qu’il en soit, les espaces habitables ont baissé de 30 à 50% durant ces phases. Les Néandertaliens ont donc dû faire preuve d’un sens de l’adaptabilité et d’une grande souplesse comportementale. Après ce constat, Turq et Jaubert reviennent sur un aspect technique : l’analyse des outils en pierre taillée, « vestiges les plus nombreux et les mieux conservés » (p. 28), redevable aux précurseurs que furent Breuil et Peyrony puis, plus proche de nous, Bordes. Les auteurs recensent les différents débitages (Levallois, Discoïde, Quina…), les paramètres qui permettent la fabrication des silex et les multiples chaînes opératoires (schémas p. 29).

On note un maximum de diversité entre 80 000 et  50 000 en Europe du Sud-Ouest, au Proche-Orient et en Crimée. Cette dernière région est d’ailleurs tout aussi riche que le Périgord pour la multiplicité des formes observées. L’Europe centrale et orientale se singularise davantage par ce que les historiens appellent Keilmessergruppen (outillages à couteaux en forme de plume) notamment de 80 000 à 50 000. L’Europe méditerranéenne, l’Asie centrale et les confins de l’Eurasie offrent sur ce point un bilan plus monotone avec une évolution moins marquée, mais il est intéressant de souligner que ce sont les régions des survivances néandertaliennes récentes, où se pose la question de la coexistence avec l’homme moderne.

Les spécialistes, à partir de la reconnaissance des « matières allochtones », estiment que nos ancêtres se déplaçaient rarement au-delà de 100 kilomètres. Ils émettent également l’hypothèse que leur zone de prédilection correspondait à la zone des affleurements crétacés du Périgord. Les sites majeurs étaient les grandes vallées et l’on a relevé sur certains sites, des traces d’utilisation de colorant (ocre et manganèse dans le Périgord), preuve irréfutable d’une charge symbolique de la fonctionnalité.

Les auteurs concluent leur article en soulignant que les Néandertaliens et les Hommes modernes pratiquaient des gestes funéraires dont l’invention revient clairement aux populations du Paléolithique Moyen (qu’il s’agisse des Hommes anatomiques modernes du Proche-Orient ou des Néandertaliens européens, voire des deux). La peinture et la gravure sont à l’état d’ébauche et l’on note une absence du modelage et de la sculpture qui différencient davantage le Paléolithique Moyen de ses successeurs.

L’annexe des pages 38-39 fait le point sur les différents débitages, tandis que celle des pages 40-41 revient sur la datation de  certaines sépultures du Sud-Ouest.

 

Le troisième essai, écrit par M. D. Garralda sous le titre Les Néandertaliens : d’autres gestes envers les défunts (p. 42-51), est consacré aux premiers témoignages des comportements funéraires. Les techniques actuelles (microscopie à balayage et macrophotographie) permettent de déceler les manipulations effectuées jadis sur les cadavres. Le premier cas remonte ainsi à 2,4 millions d’années et l’on décèle des traces de découpe sur un hominidé (il s’agit d’un Homo habilis ou d’un Australopithecus africanus). Les cas sont d’ailleurs essentiellement africains, sauf pour Atapuerca en Espagne vers 780 000 et Zhoukoudian en Chine (Homo erectus) qui font songer à des cas de cannibalisme, comme le cas évoqué précédemment.

Les Néandertaliens dans ce contexte ont une longue histoire mais sont à rattacher probablement à l’Acheuléen final. M. D. Garralda revient sur cette longue histoire évolutive à partir des gisements. Leur principale culture est le grand complexe moustérien (170 000 à 30 000). On retrouve leurs restes dans toute l’Europe libre de glace du Sud de l’Angleterre à l’Asie centrale et les restes des défunts se trouvent dans trois principaux cas :

   - les sépultures,

   - les tanières d’animaux,

   - les sols d’habitat.

En conclusion, l’auteur revient sur une théorie en vogue qui consiste à analyser la

pratique des inhumations des Néandertaliens en deux temps, avec décharnement et/ou mutilation, puis un enterrement sélectif. Elle émet des réserves et ne croit d’ailleurs pas à un cannibalisme répandu (la page 51 récapitule les principaux sites où une manipulation post mortem  est observée).

 

Le quatrième essai, Sépultures, rituels et religions par C. Cohen (p. 52-59), revient sur les controverses qui ont entouré la découverte du premier Néandertalien à la Chapelle-aux-Saints et les conclusions des abbés Bardon et Bouyssonie qui l’identifièrent comme la première sépulture connue, thèse récusée par M. Boulle.

Ce problème de la racine religieuse remonte à la fin du XIXe siècle et à des débats passionnés sur fond d’anticléricalisme. Le début du XXe siècle voit en effet éclore la croyance en une signification religieuse précoce dans la conscience humaine. Quelle est donc la place de l’homme de Néandertal dans ce contexte ? Son rapport à l’Homme actuel posait problème. L’acte funéraire transforme en effet « la mort événement biologique, en un événement humain, social » (p. 54). La sépulture par conséquent ne doit pas être réduite à un sens uniquement religieux mais aussi à un sens psychologique et moral. L’auteur revient ensuite sur le lien qui existait entre la magie et la religion pour nos ancêtres et sur les thèses de l’évolutionnisme culturel. Ainsi, le cannibalisme est un acte sacralisé et ritualisé qui soude le groupe.

L’article traite également de sémantique et des analyses de Leroi-Gourhan. C. Cohen n’hésite pas à prendre position et conteste la thèse émise par certains spécialistes qui estiment que les Néandertaliens auraient eu des traditions funéraires qui leur sont propres.

Il rappelle enfin que le volume du cerveau est identique entre le Néandertalien et l’Homo Sapiens Sapiens. La biologie moléculaire tend à voir dans le premier une espèce distincte mais qui évoluait dans les mêmes cadres intellectuels que le second.

 

Le cinquième essai est intitulé Origine et diffusion des premières sépultures de B. Vandermeersch (p. 59-65). Après avoir recensé les différents moyens d’inhumation volontaire (corps déposé avec arrangement, concentration des ossements), l’auteur souligne que les techniques actuelles de fouille ne permettent pas de connaître tous les comportements humains, c’est-à-dire d’appréhender la dimension psychologique de nos ancêtres.

À cet effet, B. Vandermeersch revient sur plusieurs sépultures connues d’Israël - Tabun 1 (Prénéandertalien daté de 170 000 à 120 000) et celles de Skhul et Qafzeh, postérieures - et comportant des restes humains de morphologie moderne. La description précise de celles-ci par l’auteur le conduit à conclure que ce sont les plus anciennes identifiées avec certitude (donc de plus de 100 000 ans) et que le « fait sépulcral » est donc aussi bien Néandertalien que Homo Sapiens Sapiens. L’évolution culturelle et l’évolution biologique sont bien par conséquent deux phénomènes distincts.

Néanmoins les sépultures postérieures sont toutes néandertaliennes  jusqu’à 40 000 et il cite Regourdou (80 000) et la plus récente, Saint Césaire (36 000), à la période châtelperronienne. Pendant 80 000 ans au moins, les Néandertaliens ont été « les seuls à avoir eu des pratiques funéraires incluant l’inhumation volontaire du corps des défunts ».

L’auteur ajoute qu’il préférerait l’emploi du mot Moustérien à Néandertalien en raison justement de la pratique identique chez les hommes de morphologie moderne au Proche-Orient, mais il conclut en soulignant que, malheureusement, les comportements funéraires ne laissent percevoir qu’une infime partie des attitudes culturelles.

 

Enfin, le sixième essai de B. Maureille et A-M. Tillier s’intitule Répartition géographique et chronologie des sépultures néandertaliennes (p. 66-74). Il souligne le caractère exceptionnel du Périgord noir, de ses grottes et abris sous roche en calcaire qui favorisent la conservation des os. Tableau et cartes (p. 68-70) illustrent les propos des auteurs qui notent que la péninsule ibérique, traditionnellement considérée comme dernier refuge des Néandertaliens, est exempte de sépultures.

Les problèmes physico-chimiques de datation sont à nouveau traités et les deux spécialistes estiment qu’il faudrait réétudier le corpus ancien.

 

L’ouvrage se termine aux pages 75-99 par un recensement des sépultures non présentées (en tout quatorze notices) puis aux pages 100-127, par le catalogue proprement dit (quatorze notices) et enfin par une bibliographie, auxquels les auteurs renvoient dans leurs essais, et un glossaire (p. 139-141).

 

Comme on peut le constater, cet ouvrage est très riche, dense, disposant d’une riche iconographie didactique. Il possède l’avantage de donner au public une synthèse sur les grandes questions traitées par les spécialistes depuis plus d’un siècle concernant nos ancêtres de 120 000 à 40 000 ans.