Gillis, Anne-Catherine : Des dieux dans le four. Enquête archéologique sur les pratiques religieuses du monde artisanal en Grèce ancienne, (Collection Archaiologia), 1 vol. (339 p.) : ill. en noir et en coul., couv. ill. en coul. ; 27 cm, ISBN : 978-2-7574-3364-5, 31 €
(Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq 2021)
 
Compte rendu par Estelle Galbois, Université de Toulouse II-Jean Jaurès
 
Nombre de mots : 1847 mots
Publié en ligne le 2022-09-16
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4490
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       Le présent ouvrage est la version remaniée de la thèse de doctorat d’Anne-Catherine Gillis (désormais A.-C. G.) soutenue à l’Université de Lille en 2013. Il présente les résultats d’une vaste enquête sur l’archéologie des pratiques religieuses des artisans en Grèce ancienne[1], du VIIIe au milieu du IIe siècle avant notre ère. Il s’agit là d’une perspective originale puisque ce sujet n’a jamais été traité de manière globale. Cela s’explique sans doute par l’inégale accessibilité des données et « la pluralité des réalités que recouvrent ce que l’on appelle “monde artisanal”, qui intègre des individus de statuts très variés », comme le souligne Sandrine Huber dans l’avant-propos de ce livre (p. 12). L’approche du volume est résolument interdisciplinaire, car A.-C. G. convoque toutes les sources disponibles (épigraphie, iconographie, culture matérielle) et fait dialoguer archéologie, histoire et anthropologie.

 

       La matière est organisée en trois parties : 1. « Les pratiques religieuses des artisans dans le cadre de la cité », 2. « Les pratiques religieuses des artisans dans le cadre du travail », 3. « Les pratiques funéraires des artisans ». Le texte s’appuie sur une riche bibliographie (p. 299-323). Les œuvres commentées sont incluses dans la synthèse et présentées dans des notices comportant les informations essentielles (lieux de conservation et de provenance ; datation ; dimensions ; matériau et bibliographie). Un index à plusieurs entrées : « corpus », « personnages divins et mythologiques », « général », « lieux et personnages historiques » (p. 329-339) facilite la navigation à l’intérieur de l’ouvrage. Enfin, le texte est illustré par une quarantaine de clichés en couleurs ou en noir et blanc, généralement de bonne qualité, et des dessins.

 

       Pour donner plus de poids à la synthèse qui prend place à la fin de chaque partie, il aurait été intéressant d’introduire des tableaux synoptiques : cela aurait permis, pour chaque aspect traité, d’avoir une vision immédiate de la nature des pratiques cultuelles, d’identifier les artisans concernés et les divinités honorées, de faire des comparaisons par forme d’artisanat, et de se repérer plus facilement dans le temps et l’espace. De même, on peut regretter l’absence d’un index des sources.

 

       L’introduction (p. 19-27) précise d’emblée les contours du sujet d’étude qui s’inscrit dans le temps long et dans une aire géographique vaste : interroger les pratiques religieuses des artisans au sein de la cité (fêtes civiques, cultes officiels, pratiques votives et oraculaires), dans les espaces de travail artisanal (structures mises en place et objets produits par les gestes rituels), ainsi que dans les nécropoles (tombes et pratiques funéraires des artisans). La masse documentaire à disposition, peu abondante et éparse, constitue la principale difficulté rencontrée dans le cadre de cette enquête. C’est la raison pour laquelle, A.-C. G. insiste avec force sur la nécessité d’avoir une interprétation extrêmement prudente des données, pas toujours explicites. Cette synthèse, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, se veut un premier jalon dans l’étude des pratiques religieuses des artisans, amenée à évoluer au fil des (re)découvertes archéologiques. La chercheuse propose au lecteur trois niveaux de lecture différents, allant d’une approche globale à une approche plus ciblée : cela est assez inhabituel pour être mentionné. L’introduction s’achève par la présentation du corpus et les principes qui ont régi son élaboration.

 

       La première partie (p. 29-130) aborde la question des pratiques religieuses des artisans dans le cadre de la cité. A.-C. G. fait un inventaire des fêtes civiques, des rites sacrificiels et des pratiques votives susceptibles de concerner les artisans. Plusieurs divinités exercent en effet des activités artisanales, à l’instar d’Athéna Ergané et Héphaïstos, de même que des personnages mythologiques, comme Prométhée ; ils sont à ce titre particulièrement vénérés par les artisans. Pour autant, ceux-ci dédient leurs offrandes à différents dieux, pas seulement ceux en lien avec l’artisanat : les artisans ne se distinguent pas de ce point de vue du reste de la population. Un grand nombre d’offrandes retrouvées aussi bien dans les sanctuaires civiques que dans les lieux de cultes ruraux attestent de la ferveur des artisans. Il s’agit d’outils, de matières premières, d’œuvres inachevées ou de créations originales. Sur certaines offrandes, les artisans se mettent même en scène dans le cadre de leur activité professionnelle (comme les célèbres pinakes d’époque archaïque du sanctuaire de Poséidon à Penteskouphia représentant des potiers au travail). À côté de ces actes de piété, les artisans s’adonnent à des pratiques oraculaires. En témoignent les nombreuses lamelles oraculaires découvertes dans le sanctuaire de Zeus à Dodone. Les questions posées portent principalement sur les activités professionnelles (installation d’un atelier, succès, concurrence). La première partie s’achève sur des réflexions stimulantes relatives aux profils des artisans – notamment les femmes, les étrangers et les esclaves, qui se trouvent à la marge de la société et sont souvent invisibilisés –, et leurs pratiques religieuses. La difficile question du travail des enfants n’est en revanche pas évoquée.

 

       Dans la deuxième partie (p. 131-242), A.-C. G. explore de nouveaux contextes qui se distinguent des lieux de culte de la cité : les ateliers et leurs environs. A.-C. G. fait état de la pluralité des endroits dans lesquels les artisans étaient amenés à exercer leur métier (p. 132) ainsi que la porosité existant entre espaces domestique et de production, « la maison-atelier [constituant] en effet le cadre traditionnel de l’artisanat grec antique » (p. 132). Pour mener à bien son enquête, la chercheuse s’appuie sur deux catégories principales de données archéologiques : les vestiges de rituels sacrificiels (dépôts de fondation et foyers rituels portant des traces de combustion en usage du milieu du Ve au milieu du IIIe siècle avant J.-C.) et les installations cultuelles et le mobilier à caractère religieux mis en place dans les ateliers. Ces installations cultuelles, plaçant l’atelier sous la protection divine, peuvent être modestes : un pinax, un bucrâne ou encore une figurine grotesque, représentant un être démoniaque, placés à proximité des fours des artisans. Parfois, les aménagements sont plus élaborés et comportent une statue en pierre, un autel, un naïskos. Dans d’autres cas, plus rares, c’est un véritable sanctuaire qui est construit au sein des espaces de travail. À Corinthe, deux ateliers de potiers de Figareto (p. 157-160) ont livré des vases miniatures, des figurines en terre cuite pour la « Tile Factroy », et des stèles, des supports de tables à offrandes, un autel, des vases et des terres cuites pour la « Terracotta Factory ». A.-C. G. prend également en considération les carrières de pierre à ciel ouvert et les mines dans lesquelles était extrait le minerai métallifère. Ces espaces, comprenant des reliefs rupestres avec des images de divinités, des niches et autres graffitis essentiellement découverts dans ou devant les mines, sont en effet révélateurs des pratiques cultuelles des artisans.  A.-C. G. montre comment certains sanctuaires, implantés à proximité des centres de production, étaient particulièrement fréquentés par les artisans (ex. la grotte de Vari ou les sanctuaires du Laurion). Ces derniers se livraient aussi à des pratiques qui relevaient de la magie. Des rites de malédiction prenant le plus souvent la forme de lamelles de plomb sur lesquelles étaient inscrites des formules magiques (ou tablettes de défixion) sont bien attestés. Ces maléfices visaient à éliminer la concurrence. Dans cette partie, A.-C. G. dresse un bilan des divinités convoquées par les artisans : si certaines sont omniprésentes et polyvalentes (Athéna et Héphaïstos), d’autres semblent plus spécifiquement sollicitées en fonction du type d’activité exercée (Héraclès et Artémis apparaissent principalement dans les contextes d’extraction ; Apollon est le dieu privilégié des carriers). Les témoignages recueillis, relevant de la religion ou de la magie, permettent de mieux saisir les attentes des artisans et leur souci de protéger leur lieu de travail.

 

       Les pratiques funéraires des artisans font l’objet de la troisième partie du livre (p. 243-287). Il s’agit là de « réunir [et d’interroger] les témoignages relatifs au domaine funéraire faisant intervenir les artisans, principalement en identifiant les tombes d’individus en rapport avec le monde de la production » (p. 243). L’enquête se fonde sur les stèles funéraires qui livrent des données épigraphiques et iconographiques, et le mobilier funéraire. Les inscriptions gravées sur les stèles donnent des informations directes sur l’activité professionnelle du défunt (potier, parfumeuse, bûcheron, tisserand, récolteur de laine, etc.). Sur quelques stèles, des individus sont représentés munis d’outils pouvant renvoyer à leur activité professionnelle. Toutefois, l’interprétation de ces images, en raison de leur caractère stéréotypé, n’est pas sans poser de difficulté. Quant aux outils placés dans la tombe, parfois accompagnés de matières premières, comme des pigments utilisés par les peintres, ils font sans doute référence au métier du défunt (outils de forgeron, moule de coroplathe, forces d’un récolteur de laine, etc.). Des vases avec des scènes d’atelier déposés dans les sépultures pouvaient peut-être faire écho aux activités des défunts, mais il faut là encore éviter les jugements hâtifs, surtout lorsque l’on ignore si l’on a affaire à une tombe d’artisan. Pour tenter de faire la lumière sur l’identité des défunts, A.-C. G. propose, d’une part, de cartographier les nécropoles à proximité des espaces de production et, d’autre part, d’examiner sur les restes osseux les lésions et les traumatismes provoqués par des gestes répétitifs dans le cadre d’une activité laborieuse. Toutefois, à la lumière des résultats déjà obtenus, A.-C. G. fait le constat que la majorité des artisans ne cherchaient pas à se définir comme tels dans leurs pratiques funéraires et qu’ils ne voulaient pas se démarquer du reste de la population, en particulier lorsqu’il s’agissait de citoyens (la situation semble différente pour les esclaves et les étrangers).

 

       L’enquête d’A.-C. G. débouche sur des conclusions de portée historique, en particulier d’histoire sociale, mais aussi finalement d’histoire intime, car les pratiques religieuses ou magiques sont motivées par le souci d’appartenir à une communauté ainsi que par des attentes plus personnelles. En outre, l’individu choisit d’afficher ou non son métier selon la place qu’il occupe dans la hiérarchie sociale : alors que les étrangers souhaitent faire état de leur activité professionnelle pour montrer leur intégration dans la société, ce n’est pas le cas des artisans-citoyens qui, par leur statut, sont bien insérés dans la cité. Les femmes sont, par ailleurs, peu présentes dans les sources à disposition, mais elles ne sont pas pour autant absentes, et leur rôle est désormais mieux connu.

 

       Cette synthèse, dense et stimulante par les perspectives qu’elle ouvre, permet enfin de faire sortir de l’ombre certains artisans, comme les coroplathes, dont on ne sait rien ou presque. Leur pratique n’est pas mentionnée dans les textes et les images ne les représentent pas. Grâce à A.-C. G., ces artisans sortent un peu de l’ombre. On sait maintenant qu’ils protégeaient leurs ateliers contre le « mauvais œil » (cf. protomé d’homme barbu figurant peut-être Héphaïstos retrouvé dans un atelier de coroplathe : T12, p. 147  et p. 232 (mention de terres cuites de grotesques découverts dans des ateliers de production céramique), dédiaient des moules, ces outils qui caractérisaient le mieux leur activité, à des divinités ( cf. le cas des stelai shrines du Potters’Quarter de Corinthe, p. 186-188) et étaient inhumés, quoique de manière ponctuelle, avec un moule (p. 260, F29 ; p. 263, F37) ou une figure patrice (p. 260-261, F30-F31). On ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage passionnant et bien documenté.

 

 


[1] L’Égypte et Chypre ne sont pas étudiées car elles ont des caractéristiques propres.