Saint-Raymond, Léa: Fragments d’une histoire globale de l’art, Histoire de l’art, Format : 15 x 21 cm | Nb pages : 212, ISBN-978-2-7288-0744-4, 15.00€
(Éditions Rue d’Ulm [presses de l’ENS], Paris 2021)
 
Compte rendu par Pierre Vaisse
 
Nombre de mots : 4294 mots
Publié en ligne le 2022-09-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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       Il s’agit d’un petit livre sans prétention, mais d’un intérêt suffisant pour que la direction de l’École du Louvre ait contribué à sa publication : pas un manuel comme il en existe déjà, mais un ouvrage original pouvant aider à combler chez les étudiants (et pas seulement chez les étudiants !) ce qui apparaît comme une lacune, l’ouverture aux arts non occidentaux et surtout aux relations qu’ils entretiennent avec l’art occidental, sous les formes les plus variées.

           

       Dans une (trop brève) introduction, l’autrice évoque les différentes théories apparues au cours des dernières décennies concernant les notions mêmes d’histoire globale et d’« histoire connectée » ainsi que le rejet de celles d’influence et de hiérarchie entre centre et périphérie pour s’arrêter, par souci de rigueur et d’honnêteté, à l’étude d’un ensemble d’objets particuliers, objets que, pour éviter tout jugement de valeur et compte tenu du caractère relatif de l’idée d’art, elle préfère appeler artefacts au sens que l’anthropologie donne à ce terme. Suivent dix chapitres comprenant chacun cinq dossiers sur des œuvres particulières, depuis les « métissages artistiques à l’heure de la première mondialisation (XVe-XVIIe siècle) » jusqu’à l’hybridation de la modernité et du régionalisme dans l’architecture contemporaine, en passant par les rapports entre la Chine et l’Europe au XVIIIe siècle, les différentes formes de l’orientalisme, l’estampe japonaise en France, puis l’art occidental au Japon, les échanges réciproques avec l’Afrique, la relation des artistes américains, que ce soit d’Amérique du Nord ou du Sud, aux civilisations autochtones du passé, le caractère chimérique de la croyance en un art originel pur de tout métissage, enfin l’importance prise récemment, dans ces relations, par la politique.

 

       L’introduction est, nous l’avons dit, d’une excessive brièveté, sans doute contrainte par des nécessités éditoriales. Léa Saint-Raymond mentionne rapidement un certain nombre d’auteurs comme (p. 11) Sanjay Subramanyam, Romain Bertrand, Serge Gruzinsky et Shalini Randeria, dont les idées auraient dû faire l’objet, pour les lecteurs non prévenus, d’une analyse circonstanciée et surtout d’une analyse critique – mais c’était un tout autre livre qu’il eût alors fallu écrire. La notion d’histoire globale, d’abord, possède au moins deux sens qu’il importe de distinguer, car il s’agit de réalités différentes. La globalité peut concerner l’histoire elle-même dont les différents objets, qu’il s’agisse de politique, d’économie, de société ou de climat, de sciences et d’activités culturelles ne devraient pas être traités séparément en spécialités closes, mais dans leurs interactions. C’est, comme le rappelait Sanjay Subramanyam dans sa conférence inaugurale au Collège de France, celle qu’avait pratiquée Denys Lombard dans sa grande thèse sur Le carrefour javanais (publiée en 1990) ; mais Denys Lombard (en qui Pierre-François Souryi voyait avec raison « l’un des plus grands historiens français de la fin du xxe siècle ») pratiquait aussi une autre histoire globale, celle qui, par-dessus les frontières politiques ou naturelles, prend en compte différentes régions et différentes civilisations, comme l’indiquait déjà la notion de carrefour. C’est, concernant les aires culturelles, de cette globalité dont parle Léa Saint-Raymond, globalité qui ne se confond pas avec l’étude de l’art de toutes les époques et de toutes les parties du monde comme l’ont fait la Pelican History of Art et la Propyläen Kunstgeschichte, car les différents volumes ne font que juxtaposer des études séparées, indépendantes. La globalité en question résulte de toutes les relations réciproques entre les différents pays ou les différentes civilisations, relations sans la prise en considération desquelles toute étude d’un territoire particulier risque de se trouver faussée ; mais elle implique aussi que la vision globale qui doit en résulter ne soit pas, en fait, celle qu’une aire culturelle dominante projette sur le reste du monde.

           

       À juste titre, l’autrice remarque (p.10) que les injonctions à considérer l’histoire de l’art dans sa globalité se sont multipliées après la Seconde Guerre mondiale, en réaction aux nationalismes. Sans doute faudrait-il rappeler ici que le 13ème Congrès international d’histoire de l’art, qui se tint à Stockholm en 1933 portait sur… l’art des nations ! Aussi bien la recherche en histoire s’oriente-t-elle selon l’idéologie du moment[1]. L’étude des relations internationales n’était pourtant pas chose nouvelle, si elle répondait trop souvent à la volonté d’illustrer la supériorité d’un pays sur les autres, comme l’avait fait Louis Réau pour qui tout ce qui était positif dans l’art européen ne pouvait venir que de la France. À bien y regarder, pourtant, les plaidoyers prononcés au cours des dernières décennies en faveur d’une histoire globale ne peuvent guère prétendre à la nouveauté qu’en donnant de ce qui précédait une image caricaturale. Ainsi en va-t-il du rejet du terme d’influence parce qu’il tiendrait de la magie – encore serait-il plus exact de parler d’astrologie : rien ne prouve que ceux qui l’emploient croient en cette fausse science aujourd’hui si à la mode, et ignorer que le sens des mots évolue est faire peu de cas de la sémantique historique. On a voulu remplacer ce terme d’influence par celui de transfert qui a connu le succès que l’on sait, sans admettre que le contenu du premier, aussi pauvre de compréhension que large d’extension, exigeait dans chaque cas d’être précisé, que les supports concrets de la transmission (circulation des œuvres ou des hommes, collections, expositions, reproductions) devaient être pris en compte, que la réception elle-même était soumise à une sélection et à une modification de l’élément transmis en fonction des attentes ou des besoins du récepteur… Bref ! la théorie des transferts ne nous apporte rien de plus que ce qui était déjà de pure évidence pour ceux qui, par simple commodité, utilisaient le terme d’influence, celui de transfert, habituel dans les transactions bancaires, ne faisant que jouer sur une autre métaphore. C’est un trait commun à l’argumentation des théoriciens qui dénoncent une histoire prétendue canonique de l’art pour mettre en valeur une nouveauté d’ordre en général plus idéologique que méthodologique, que de présenter les historiens de l’art qui les ont précédés comme des naïfs dépourvus de sens critique. Léa Saint-Raymond s’est fait connaître par une thèse monumentale et de haute qualité sur le marché de l’art, mais l’introduction à son petit livre sur l’histoire globale donne l’impression qu’elle ne s’est pas encore senti l’autorité suffisante pour se permettre, en évoquant les théories qui foisonnent depuis quelques décennies, d’affirmer que le roi était nu. Au demeurant, cette réserve ou cette timidité importe peu, car les théories, dans ce domaine, restent des théories, et seule compte la manière dont est menée l’étude des cas concrets, dont la pertinence, dans le cadre de ce livre, n’est affectée en rien par le résumé historiographique de l’introduction. Denys Lombard, pour revenir à lui, a donné un magnifique exemple d’histoire globale alors que nul plus que lui, sans doute, ne fut plus étranger aux discours abstraits – qui relevaient pour lui de l’esprit philosophique dans les progrès duquel je l’ai souvent entendu dénoncer un véritable danger pour l’histoire.

           

       La conclusion du livre offre un caractère tout différent. Refusant de fondre tous les exemples étudiés en une synthèse que fausserait sa position d’universitaire parisienne, Léa Saint-Raymond propose, paradoxalement, une critique de la notion d’histoire globale, ou plus précisément de la prétention à la globalité ainsi qu’à l’universalité, qui lui est liée, car cette prétention, c’est la culture dominante qui la formule et à laquelle elle soumet les autres : s’appuyant sur Pierre Bourdieu (p.184), elle rappelle que l’énonciation appartient aux dominants, les classes ou les aires culturelles dominées se trouvant dépossédées du discours tenu sur elles-mêmes – un état de fait qu’illustrèrent en particulier des expositions comme celle des Magiciens de la terre, en 1989, au Centre Georges Pompidou (p.181-184). Plus encore, cette domination de la culture occidentale, qui s’appuie sur une prétention à l’universalisme, s’affirmerait dans le fait d’intégrer les œuvres dans des musées (en général d’ethnographie) qui les priveraient de leur signification originelle pour leur assigner une valeur qui leur était étrangère, comme le montrait en 1953 le film Les statues meurent aussi (p.185-187). Pour généreuse qu’elle soit, cette argumentation repose sur des idées actuellement très répandues, mais qui n’en sont pas moins problématiques. La critique des musées n’est plus à faire : elle a été formulée depuis fort longtemps, et cela, bien avant l’époque de la colonisation. Il suffit de remplacer l’Occident par la seule ville de Rome et la supériorité supposée de la civilisation occidentale par la supériorité de l’idéologie révolutionnaire sur l’esprit monarchique pour retrouver la leçon des Lettres à Miranda publiées par Quatremère de Quincy en 1796. Placées dans un musée, donc arrachées au lieu où elles étaient nécessaires, tel qu’un dessus d’autel pour un retable, les œuvres perdraient leur signification ; mais cette perte tient à l’institution muséale par elle-même et à l’évolution de la société, non à la localisation du musée. D’où l’ambiguïté des demandes de restitutions d’œuvres par certains états : celles-ci iront dans un musée, institution empruntée au monde occidental, au lieu de retrouver leur place dans une société qui n’est plus la même. Il manque à ces discussions sur le devenir d’œuvres d’art, ou si l’on préfère de certains artefacts, d’être replacées dans une histoire globale au premier sens mentionné du terme, englobant les évolutions techniques, économiques, sociales et idéologiques du pays – une histoire qui risquerait de conduire à cette conclusion que les conditions, et en particulier les croyances ou les usages qui rendaient de tels objets nécessaires n’existent plus, de sorte qu’ils seraient eux-mêmes condamnés à disparaître sans l’institution muséale qui, en les conservant, contribue éventuellement à maintenir une mémoire sur laquelle puisse se fonder un sentiment d’identité nationale ou régionale. Ainsi en va-t-il d’un masque nimba au musée de Boké, premier musée ouvert en Guinée (et restauré en 2021), masque ayant aujourd’hui perdu son usage premier, mais investi d’une valeur nouvelle qui lui vaut de figurer sur les billets de 5000 francs guinéens (p.103-107, fig. 32).

           

       Par l’engagement dont elle témoigne, cette conclusion, quels que soient ses mérites, tranche avec le corps de l’ouvrage, mais elle n’en affecte pas plus l’intérêt que ne le fait l’introduction historiographique. Ce sont les cinquante dossiers d’œuvres, réunis en dix chapitres, qui constituent par leur caractère concret l’apport principal du livre. Le terrain qu’ils couvrent est immense, encore qu’il puisse paraître étroit en regard de l’histoire universelle de l’art : que l’on pense aux sculptures gréco-bouddhiques du Gandhara chères à Malraux ou aux débats provoqués, à l’époque de Strzygowski, par la présence d’éléments orientaux dans l’architecture romane. Mais même limité aux périodes dites moderne et contemporaine, il était beaucoup trop vaste pour être aujourd’hui dominé par un seul auteur. Aussi bien Léa Saint-Raymond se fonde-t-elle pour l’essentiel sur des études existantes, nombreuses pour certaines œuvres étudiées ; mais c’est pour en tirer la leçon nécessaire à l’illustration de son propos. Ce qui, en revanche, ne laisse pas de surprendre est la diversité des exemples qu’elle a retenus ainsi, pour nombre d’entre eux, que leur originalité, ce qui suppose une vaste culture préalable dans des domaines les plus divers.

 

       Tous les exemples traités par l’autrice ne possèdent pas la même valeur exemplaire. C’est ainsi que si la calligraphie chinoise marque profondément l’art de Fabienne Verdier, c’est qu’elle séjourna, de sa vingt-deuxième à sa trentième année, dans le Sichouan (p.155-158) : or une telle expérience reste trop individuelle pour qu’on puisse en tirer quelque conclusion. On doit en revanche porter à l’actif de Léa Saint-Raymond que si elle ne peut éviter d’aborder des sujets familiers, elle se démarque des études habituelles en omettant de les illustrer par des exemples les plus connus. Ainsi du japonisme : elle omet les emprunts, toujours mis en avant, de van Gogh à des compositions d’Hiroshige pour insister sur la renaissance, sous l’influence (si je puis me permettre le terme !) des estampes japonaises, de la gravure sur bois en couleurs, renaissance à laquelle le regretté François Fossier avait naguère consacré une étude. Abordant ce qu’à l’inverse le Japon doit à l’Occident, elle ne juge pas utile de rappeler l’occidentalisation de la peinture japonaise depuis la fin du XIXsiècle, occidentalisation jadis illustrée par plusieurs expositions[2], mais elle insiste en revanche sur le rôle joué par la bande dessinée occidentale dans la formation de l’art des mangas, qui connaît aujourd’hui le succès que l’on sait auprès des jeunes générations.

 

       Le premier exemple traité dans le livre annonce déjà, par sa complexité, les différents thèmes à venir : un olifant en ivoire du XVe ou du début du XVIsiècle (p.15-18, fig.1) appartenant au Musée du Quai-Branly, œuvre d’un ivoirier africain de l’ancien royaume du Bénin, qui ressortit à un ensemble d’objets fabriqués pour les comptoirs portugais de la côte ; celui-ci, toutefois, aurait, en raison de l’emplacement de l’embouchure, été destiné non à l’exportation, mais à un chef local, alors que certains éléments du décor trouvent leur origine dans l’art manuélin, ce qui tend à montrer que cette forme d’art européen exerçait son attrait, que ce soit par son caractère exotique ou par les qualités qu’elle savait lui reconnaître, sur une aristocratie plus ouverte ou moins enfermée dans ses traditions qu’on ne l’imagine parfois.

 

       La fabrication d’objets destinés à l’exportation, et donc adaptés à une clientèle culturellement très différente de la population locale, est une pratique ancienne qui, avec le développement des voyages, a souvent dégénéré en une production aussi médiocre qu’abondante de souvenirs pour touristes. Dans la première moitié du xviie siècle, des porcelaines de Jindezhen furent très appréciées en Europe, où elles étaient des objets de luxe, et les potiers savaient, au besoin, leur donner des formes inconnues en Chine, comme celle d’une assiette à soupe sur le marli duquel, de plus, fleurissent des tulipes dont la mode commençait à se répandre en Hollande (p.26-28, fig. 5). Beaucoup plus complexe est, un siècle plus tard, l’histoire d’une assiette imari « à la dame au parasol », fabriquée sur ce même site chinois qui avait presque cessé de produire à la chute de la dynastie Ming (1644), et qui, remis en activité, emprunta à la production d’Imari, au Japon, d’importantes innovations techniques tout en utilisant le dessin donné par un artiste hollandais (p.33-36, fig.8).

           

       Sans doute s’agit-il, avec ces pièces destinées à l’exportation, d’une catégorie bien connue d’artefacts : les objets dits d’art appliqué fabriqués en série pour répondre à la demande d’une clientèle étrangère ; mais seule une minorité des exemples retenus par Léa Saint-Raymond ressortissent à cette catégorie. L’apparition d’ouvrages hybrides obéit à des circonstances les plus variées, sans lien apparent de nécessité historique avec les conditions de la production artistique. Il en va ainsi de la volonté d’ouverture manifestée au xviiie siècle par les empereurs mandchous, volonté qui explique la présence à la cour de Pékin d’artistes tels les compositeurs Teodorico Pedrini et Joseph-Marie Amiot S.J., dont les pièces offrent un mélange de musique italienne et chinoise, ou bien le peintre Giuseppe Castigione S.J., auteur, sans doute en collaboration avec un artiste chinois, d’une peinture sur rouleau montrant une ambassade kirghize et kazake présentant des chevaux à l’empereur (p.42-45, fig.12). Ainsi en va-t-il également de l’ouverture du Japon au commerce occidental, qui permit l’arrivée massive en Europe d’estampes de l’ukiyo-e sans que rien ne laissât prévoir l’immense succès, surtout en France, de cette forme d’art – succès dont il est d’autant plus difficile de définir les causes qu’elles sont sans doute multiples, car il eut, sur l’art français, des conséquences très diverses, comme le montrent les exemples traités par Léa Saint-Raymond.

 

       Il en va de même pour les œuvres originaires de l’Afrique noire. Si l’on tend aujourd’hui à mettre en avant, pour en dénoncer les effets, la domination coloniale, celle-ci explique, en partie du moins, leur présence en Europe, mais non les raisons de leur succès auprès de certains artistes. Léa Saint-Raymond s’est prudemment abstenue de revenir sur la question, si souvent débattue et rebattue, de leur rôle dans l’évolution de l’art européen, surtout en France, au début du xxe siècle. S’il est entendu de voir dans ce phénomène une forme de primitivisme, l’exemple qu’elle donne dans le chapitre consacré aux « Impressions d’Afrique », d’un tabouret de Pierre Legrain datant d’environ 1925 conduit à une interprétation toute différente, pour ne pas dire opposée (p.100-103, fig.31) : s’il s’inspire d’un trône africain, son exécution en galuchat et en bois couvert de laque noire (opposition du blanc au noir qui rappelle celle sur laquelle joue une célèbre photographie de Man Ray) fait de lui un bel exemple de raffinement moderniste, loin des vertus d’un art primitif qu’on pouvait prêter aux objets africains et loin de la signification qu’avait pu avoir son modèle.

 

       Si l’hybridation résultant d’un emprunt entraîne souvent, comme dans ce dernier exemple, une perte de sens, la valeur de l’œuvre se trouvant réduite à une pure dimension esthétique, il arrive, au contraire, qu’elle serve à créer un sens nouveau. Tel est le cas des nombreux emprunts destinés à renforcer la conscience d’une identité, en particulier nationale. Ainsi en va-t-il des grandes compositions des muralistes mexicains, Rivera, Orozco ou Siqueiros (p.127-129, fig.42). Ils suivaient en cela, autant par conviction personnelle qu’en conformité avec l’idéologie du régime, une vision de la culture mexicaine incarnée dans la Place des trois nations à Mexico : se voulant moderne et sans renier l’héritage espagnol, le Mexique affirmait plonger ses racines dans un passé précolombien dont ces peintres illustraient des épisodes et des vestiges duquel ils prétendaient s’inspirer très librement tout en se voulant modernes par l’assimilation des derniers développements de l’art européen.

 

       Cette recherche d’une identité nationale dans le passé précolombien toucha, entre les deux guerres, toute l’Amérique latine. Elle s’opéra, en partie, au travers de recueils pédagogiques de dessins qui présentaient des motifs d’ornements empruntés à l’art précolombien, privés par cette utilisation de leur signification originelle. L’autrice d’un de ces recueils, l’artiste péruvienne Elena Izcue, vint à Paris où, travaillant pour Worth et pour Schiaparelli, elle reprit pour des boutons édités par cette dernière le dessin stylisé d’un félin à un moment où la culture précolombienne jouissait en Europe d’un effet de mode, le motif se trouvant alors investi d’une nouvelle valeur (p.122-124 et fig.40)[3].

 

       Si la recherche d’une identité nationale se fait par hybridation d’un art moderne avec les restes supposés emblématiques d’un passé plus ou moins indûment sollicité, mais qui se veut aisément reconnaissable, l’expression d’une pensée plus strictement politique peut faire appel à des modes d’hybridation extrêmement variés, mais qui sont parfois d’une telle obscurité que, sans explication jointe, l’intention risque d’échapper au spectateur. Ainsi de l’installation Swing (d’après Fragonard) de Yinka Shonibare (p.110-113, fig. 36), dans laquelle tout visiteur tant soit peu cultivé de la Tate Gallery voit une reproduction très libre des Hasards heureux de l’escarpolette, mais où seul un commentaire peut lui faire comprendre l’intention critique contenue dans l’utilisation du wax hollandais pour la robe de la femme (noire). Il en va de même des trois photographies d’Ai Weiwei laissant tomber à terre une urne de la dynastie Han qui se brise (p.149-152, fig.49), geste destiné à dénoncer (en 1995) la révolution culturelle de Mao par son aspect dérisoire inspiré de la tradition dadaïste. Dans La dernière Cène (p.152-154, fig.50), peinte en 2001, Zeng Fanzhi multiplie, lui, les références à la peinture occidentale, de Léonard de Vinci à Francis Bacon, et à l’art traditionnel des lettrés chinois en une critique de la situation culturelle de son pays ; mais il faut à l’autrice beaucoup d’optimisme pour écrire (p.154) que l’œuvre pouvait « être comprise par un public mondialisé », à supposer que ce public existe vraiment.

 

       Il existe enfin une autre forme d’hybridation, la moins signifiante, sans doute, mais aussi la plus banale : celle qui résulte de la pénétration dans des pays qui l’ignoraient de l’organisation de la vie artistique telle qu’elle existe en Occident, avec ses galeries, ses expositions et son marché de l’art[4]. Elle implique « des modifications techniques, et fatalement esthétiques », comme le souligne Léa Saint-Raymond à propos d’œuvres d’artistes australiens aborigènes (p.143), même si certains résistent à cette occidentalisation en refusant, par exemple, de signer leurs œuvres.

 

       D’autres exemples pourraient encore être convoqués ; ils ne modifieraient pas la conclusion à laquelle Léa Saint-Raymond se refuse alors même qu’elle l’annonce dans le titre de l’ouvrage. Il se compose en effet de fragments et présente de ce fait un caractère inachevé ; mais il ne saurait en aller autrement, car la multiplication des exemples, loin de fonder une synthèse, ne ferait que confirmer ce que suggèrent les cinquante études contenues dans le volume : qu’il n’existe aucun principe unique, ni dans la raison d’être et la fonction des œuvres hybrides, ni dans le mode d’hybridation, ni dans la signification que celle-ci leur confère. Seule une vision purement idéologique pourrait réduire à une unité factice une diversité qui leur est inhérente. La globalité ne signifie pas l’unité : telle est peut-être, au-delà d’un plaidoyer pour l’étude des relations entre aires culturelles d’où résulte la complexité des œuvres, la principale leçon qui ressort de ce petit livre, leçon décevante pour les esprits avides de synthèse simplificatrice (et pour les étudiants qu’attirent les idées simples), mais leçon d’ouverture aux réalités concrètes de l’histoire de l’art en même temps qu’à l’ampleur des champs qu’elle recouvre. Qu’on me permette toutefois, in fine, une réserve : pour convaincante que soit l’autrice dans son argumentation, assimiler le substantiel contenu de l’ouvrage suppose une formation préalable que n’ont pas tous les étudiants – mais ce sera à leurs enseignants d’en mettre la richesse à leur portée.

   

 


[1] Plus récemment, la volonté d’instaurer une histoire globale de l’art a donné lieu à une surabondance d’écrits et d’initiatives telles que la création, dans certaines universités de postes ad hoc ; mais loin de participer à une réaction générale contre le nationalisme largement répandu entre les deux guerres, cette nouvelle vague était, ou est principalement portée par le mouvement de « décolonisation » qui, en cette occurrence, trahit une conception aussi vague qu’expansive du colonialisme, à moins que le mot n’ait là qu’une valeur métaphorique. Plus encore qu’idéologique, cette nouvelle vague a parfois pris un aspect purement politique, par exemple lorsqu’une autrice stigmatise « les racines coloniales et impérialistes de l’histoire de l’art [qui] restent dans son code génétique » (Paule Barreiro-Lopez, « L’histoire de l’art du défi de la mondialisation. Une position critique », dans Artl@s Bulletin, 6e année, n° 1 (2017), article 7). Sans doute l’autrice pense-t-elle à l’impérialisme florentin à l’époque de Vasari – à moins qu’il ne s’agisse du colonialisme allemand à l’époque de Fernow ! Artl@s passe pourtant pour une revue sérieuse.

[2] Voir e. a. le catalogue de l’exposition itinérante L’académie du Japon moderne et les peintres français, organisée au Japon en 1983-1984 (commissaire Jacques Thuillier) et celui de l’exposition Japanische Malerei im westlischen Stil 19. und 20. Jahrhundert, Venise et Cologne, 1985.

[3] Sur cet exemple et sur le rôle des recueils de dessins pour l’indigénisme latino-américain entre les deux guerres, voir le bel article (cité par Léa Saint-Raymond) d’Élodie Vaudry « Les recueils d’ornements latino-américains. Instrumentalisations nationales et internationales (1923-1947) », Artl@s Bulletin, 6 (2017), n°2, art.1, p.19-29.

[4] Ce mouvement s’est élargi depuis le XIXe siècle à partir de l’Europe occidentale. C’est ainsi qu’il toucha la Roumanie dans la seconde moitié du siècle et surtout après 1877, lorsque l’Olténie et la Moldavie devenues indépendantes de l’Empire turc s’étant unies pour former l’Ancien Royaume, la tradition byzantine qui survivait s’effaça pour faire place, sous prétexte de latinité, à une rapide occidentalisation. Ce n’est que plus tard que le mouvement s’étendit à d’autres aires culturelles, lié parfois, mais pas nécessairement à la colonisation.

 

 

 

Sommaire

 

Introduction

 

De l’histoire comparée aux histoires connectées

Les écueils de l’influence et de la prédation

Pour des histoires enchevêtrées d’artefacts

 

1 – Métissages artistiques à l’heure de la première mondialisation
(XVe-XVIIe siècle)

Un olifant afro-portugais hybride

Entre technique aztèque et iconographie chrétienne

L’amalgame moghol sur le thème de Tobie et de l’Ange

Représenter les péripéties de l’« autre » occidental

Kraak : le paradoxe d’une porcelaine d’exportation

 

2 – Transferts culturels sino-européens au XVIIIe siècle

La fabrique d’un substitut hollandais

Chine-Hollande-Japon-Chine-Europe : itinéraire d’une assiette Imari

Les chinoiseries, un exotisme incorporé au quotidien

Substitution et réinterprétations, la fabrique d’une Chine rêvée

La peinture de cour chinoise dans la perspective européenne

 

3 – Orientalisme(s), contre-orientalisme(s)

Un pastiche oriental, à l’Exposition universelle de Londres

L’Orient, porte d’accès ethnographique et archéologique à la Bible

L’ironie d’un Ottoman à Berlin

L’«  art palestinien », un No Man’s Land ?

Des images en contrepoint

 

4 – La gravure à l’épreuve du Japon

Une langouste japonaise dans une assiette française

La révélation de l’estampe ukiyo-e

1889, année zéro de la gravure sur bois « française »

Aquarelle bretonne ou estampe japonaise ?

La poésie du Gyotaku

 

5 – Le Japon face à l’Occident : incorporations et réactions

Jouer sur les mots pour exporter la peinture de nu

Nihonga

Et si le manga regardait vers l’Occident ?

Abstrait ou concret ? Déplacements de sens… en tous sens

La performance

 

6 – Impressions d’Afrique

Du document au monument hybride

Vers la modernité… et la perte du sens

(Ré)appropriation et nationalisation d’un masque Baga

Rire de la mauvaise foi muséale

Déjouer la fausse africanité, en gentleman

 

 7 – Entre indigénismes et syncrétismes américains

Des Africains-Américains, nouveaux modèles de maîtres anciens

Heurter le naturalisme, renouer avec l’animisme

Les resémantisations d’un motif félin

Entre indigénisme et modernisme brésiliens

Au-delà du simple indigénisme ? Le muralisme mexicain

 

8 – Un art « originel » est-il chimérique ?

Objets des îles, matière à penser surréaliste

Un kangourou-totem, orienté vers le spectateur européen ?

Tout à la fois maître ancien et artiste contemporain

Le temps du rêve, sur toile

Mythologie contemporaine

 

9 – Face aux révolutions : résonances, dissonances

La révolution culturelle au pied de la lettre

Le succès d’une nouvelle (s)cène chinoise

À l’école des lettrés chinois et des primitifs flamands

Des Terracotta Soldiers aux Terracotta Daughters

Les États-Unis dans le viseur politique et artistique

 

10 – Conjuguer régionalisme et modernité en architecture

L’architecture japonaise au secours d’un régionalisme américain

Le passé (re)composé

Architecture et militantisme bretons

Le défi d’une architecture aussi bien internationale que locale

L’invention d’un style « néo-andin »

 

Conclusion – Derrière l’histoire « globale » de l’art, une géopolitique de l’universel

Les magiciens de la Terre aux modernités plurielles : peut-on écrire une histoire de l’art réellement décentrée ?

« Aux échecs, les pions blancs sont toujours ceux qui ouvrent la partie »

L’universel, miroir tendu par – et vers – l’Occident

De l’universel et du global, faisons table rase ?

 

Bibliographie

 

Crédits photographiques

 

En bref