Tchernia-Blanchard, Marie : Dans l’œil d’un chasseur – Charles Sterling (1901-1991), historien de l’art, édition française, 17 x 24 cm (broché), 400 pages (ill.), ISBN : 978-2-37896-181-7, 30 €
(Les Presses du Réel, Dijon 2022)
 
Recensione di Pierre Vaisse, Université de Genève
 
Numero di parole: 1497 parole
Pubblicato on line il 2024-01-10
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4604
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       Il s’agit d’une thèse de doctorat, d’une qualité rare. La carrière de Sterling est connue dans ses grandes lignes : l’origine polonaise et juive, les études à Paris auprès de Focillon, l’engagement (non rémunéré) au Louvre, l’exil à New York, l’activité au Met (en particulier le catalogue des peintures françaises) et l’enseignement à Columbia, puis, après la guerre, le retour à Paris comme conservateur au Louvre et les travaux sur la peinture du xve siècle en France (à Paris, en Provence, en Savoie, en Bourgogne …). Outre de très nombreux articles, ces travaux prirent la forme de catalogues ainsi que d’expositions devenues un instrument privilégié de l’histoire de l’art, dont certaines sont restées mémorables.

        

       Pour retracer cette carrière, l’autrice a dépouillé de nombreux fonds d’archives, e. a. des Musées nationaux et du Met et s’appuie sur une connaissance approfondie du milieu des historiens de l’art en France comme à New York, ce qui lui permet d’éclairer certains points de sa biographie. C’est ainsi qu’à partir de correspondances inédites, elle a pu préciser la part qu’il prit dans l’organisation de ces entreprises collectives que furent les grandes expositions auxquelles son nom reste attaché, comme Les peintres de la réalité en France au xviie (1934) ou les raisons de l’inachèvement d’un volume que Pevsner lui avait demandé pour la Pelican History of Art. S’il avait publié en 1938 et 1941 deux ouvrages généraux sur la peinture en France avant la Renaissance et s’il publia vers la fin de sa vie (en 1987 et 1990) deux volumes sur la peinture à Paris de 1300 à 1500, l’étude de cas précis difficiles à résoudre l’éloignait de plus en plus de la rédaction d’une synthèse destinée à un vaste public.

        

       Faut-il rappeler, parmi ses nombreux apports, son attribution à Enguerrand Quarton de la Pietà d’Avignon et à Jean Hey du triptyque de Moulins ? Mais l’autrice ne reste pas au niveau de la simple information. Elle fait la part belle aux discussions et aux critiques qu’attirèrent certaines de ses propositions, en particulier de la part de spécialistes comme Nicole Reynaud et Philippe Lorentz - elle mentionne aussi, plutôt pour divertir le lecteur, les vitupérations d’Isarlo, mais préfère taire les réserves formulées par Albert Châtelet qui, dans la nécrologie qu’il lui consacra, qualifia de problématiques les interprétations de Sterling, alors que, comme le remarquait avec humour Antoine Schnapper, « Ce pauvre Albert, il n’a pas de chance : chaque fois qu’il trouve une hypothèse, … elle est fausse. »  Toutefois, elle ne se contente pas de soumettre à discussion les propositions de Sterling à partir des travaux récents les plus autorisés : elle cherche aussi à dégager les éléments de sa méthode, le rôle relatif des documents d’archives, des données matérielles de l’œuvre, des caractères stylistiques, des preuves et de l’intuition (e. a. p. 229, 307). Mais elle va plus loin encore : dans des pages d’une grande clairvoyance (p. 307 sqq.) consacrées aux différends entre Sterling et Otto Pächt, plus encore que dans celles qui portent sur le différend du premier avec Panofsky à propos de la Bourgogne (p. 207 sqq.), elle révèle, derrière les problèmes d’attribution, deux conceptions de l’histoire de l’art, deux « systèmes de pensée » différents.

        

       Au-delà des problèmes d’attribution en effet, elle s’attache à mettre en valeur la conception que Sterling nourrissait de l’art, et cela à plusieurs niveaux. Il s’agit d’abord du rôle respectif de l’apprentissage ou de la tradition et de celui des contacts au cours de voyages ou suite à l’établissement dans un pays étranger (et les artistes du xve se déplaçaient beaucoup) pour la formation d’un style individuel et, au-delà de l’atelier, pour celle d’une école régionale. Mais une école régionale n’était pas que le simple résultat de déterminations internes à l’activité artistique, car pour Sterling, l’art était le reflet d’un état de civilisation, que ce soit celle de la Bourgogne, de la Provence ou du royaume de France. Dans quelle mesure il aurait, en cela, été marqué par la pensée de Burckhardt est une question qu’il resterait à approfondir.

     

       Quoique rigoureusement étrangère à toute idée de race, sa conception de la géographie artistique se rattachait aux idées régnantes à son époque : faut-il se rappeler que le Congrès international d’histoire de l’art qui se tint à Stockholm en 1933 avait pour thème l’art des nations. Pour Sterling, il existait un esprit français sans lequel la peinture française ne se comprendrait pas (voir e. a. p. 186 sqq., en particulier p. 189). Marie Tchernia-Blanchard insiste avec raison sur le fait qu’il recherchait (et qu’il trouvait) dans l’œuvre des grands noms qui scandent l’histoire de la peinture française la marque de cet esprit d’équilibre « entre réalisme et stylisation formelle, entre objectivation et abstraction, entre sobriété et expressivité », « entre baroque et classicisme » (p. 159) qui lui serait propre. En cela, Sterling s’apparente aux nombreux historiens de l’art français qui, au moins pendant la première moitié du xxe siècle, célébrèrent la grande tradition française de Fouquet à Cézanne. Une remarque s’impose toutefois : naturalisé, Sterling n’était pas français de naissance, et l’on aurait attendu à ce que l’autrice s’interrogeât sur le rôle qu’a pu jouer dans cet attachement à la France son origine polonaise.

        

       Quoi qu’il en soit, ces réflexions sur le caractère national ou régional de l’art, même rigoureusement indépendantes, comme elles le sont chez Sterling, de toute considération d’ordre ethnique, sont devenues étrangères à son histoire, ce qui explique, en partie du moins, le relatif oubli dans lequel il semble plongé, comme l’observe Marie Tchernia-Blanchard dans sa conclusion où elle compare son actuelle réputation à celle dont jouissent Focillon, Longhi, Panofsky ou Chastel, « devenus de véritables figures tutélaires de la discipline » (p. 353). Une telle liste, à laquelle on pourrait ajouter le nom de Wölfflin et celui de Riegl (dont la célébration posthume devint, il y a trente ou quarante ans, une véritable mode, non sans de lourds contresens), une telle liste, donc, appellerait de longs commentaires ; mais, comme l’ajoute aussitôt l’autrice, une autre cause a également joué en sa défaveur : le discrédit relatif dans lequel est tombé l’art du connaisseur, le connoiseurship dont il reste sans doute l’un des principaux représentants après les Venturi, Berenson ou Friedländer. Si l’attributionnisme existe encore (et il ne saurait en être autrement), rares sont aujourd’hui ceux qui lui attribuent un rôle prépondérant, comme l’a fait Frédéric Elsig dans un essai, Connoiseurship et histoire de l’art, paru chez Droz en 2019 en accompagnement d’une série d’enquêtes sur les centres artistiques en France à la Renaissance qui reprennent et prolongent les recherches de Sterling lui-même. Il est devenu banal de dénoncer sa liaison avec le marché de l’art ainsi que son caractère subjectif, ou de contester une histoire de l’art fondée sur la personnalité de l’artiste, soit en transposant la critique faite par Roland Barthes de la notion d’auteur en littérature ou en s’inspirant de Wölfflin pour construire, comme certains ont tenté de la faire, une histoire de l’art sans noms d’artistes. Ce n’est pas ici le lieu de démontrer la faiblesse (pour employer un euphémisme) de ces arguments ; encore faut-il rappeler avec Marie Tchernia-Blanchard que, d’une part, Sterling s’est toujours montré d’une prudence extrême dans ses déductions, car il avait conscience que ses conclusions reposaient plus sur un faisceau de probabilités que sur des preuves formelles et que par ailleurs, pour lui, « l’attribution d’une œuvre ou, ici, d’une série de tableaux, à un peintre donné ne constitue pas une fin en soi » (p.234), mais que « le travail du connaisseur ne prend son véritable sens, au-delà de l’exercice que constitue l’attribution d’une œuvre anonyme, que dans sa contribution à la meilleure compréhension de l’art d’une époque » (p. 241). Or, indiscutablement, son apport à la connaissance et à la compréhension que l’on avait de la peinture en France au xve siècle a été considérable, et c’est par de tels apports que l’histoire de l’art accomplit des progrès solides. Aussi faut-il saluer la thèse que lui a consacrée Marie Tchernia-Blanchard, moins comme un monument dressé à sa gloire, ce qui serait d’une utilité restreinte, pour ne pas dire parfaitement vaine, que comme l’étude exemplaire d’un cas qui offre aux historiens de l’art une leçon de méthode à méditer.

 

 

Sommaire

 

Introduction.

Première partie. 1901-1940 : Varsovie–Berlin ?–Paris, Naissance d’une histoire de l’art

Ch. 1. De Varsovie à Paris : une formation intellectuelle internationale.

Ch. 2. Le parcours polyvalent d’un attaché de conservation au musée du Louvre dans les années 1930.

Ch. 3. Du xviie au xve siècle : la mise en place d’un système interprétatif original

 

Deuxième partie. 1941-1960 : Paris-New York et retour. La première expérience américaine et la promotion au Louvre.

 

Chap. 4. De Paris à New York : un deuxième exil.

Chap. 5. Un retour remarqué au musée du Louvre.

Chap. 6. Un « chasseur dans la nuit médiévale ».

 

Troisième partie. 1961-1991 : New York-Paris. L’enseignement et les derniers travaux.

Chap. 7. Des musées à l’Université : les enjeux d’une reconversion professionnelle tardive.

Chap. 8. De la confirmation des grandes hypothèses à la constitution d’un corpus de la peinture médiévale française.

 

Conclusion. Bibliographie. Index.