Bonneau, Lara: Lire l’œuvre d’Aby Warburg à la lumière de ses Fragments sur l’expression, édition française, 17 x 24 cm (broché), 264 pages (ill.), ISBN : 978-2-37896-192-3, 28.00 €
(Les Presses du Réel, Dijon 2022)
 
Compte rendu par Juliette Milbach
 
Nombre de mots : 1046 mots
Publié en ligne le 2022-09-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4617
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       Lire l’œuvre d’Aby Warburg à la lumière de ses Fragments sur l’expression constitue la conclusion aux recherches doctorales réalisées par Lara Bonneau à l’Université Paris 1. Il s’agit d’analyser un texte méconnu, en l’éclairant par des réflexions à l’intersection de la philosophie et de l’histoire de l’art. L’autrice introduit son ouvrage en faisant le constat de la notoriété de Warburg depuis une cinquantaine d’années. Il nous semble que cela peut être nuancé, ce qui ne fait que porter plus de crédit à l’ouvrage ici recensé. En effet, si Warburg est un nom bien connu depuis plusieurs décennies, son œuvre restait toutefois réservé aux initiés. En revanche, une tendance, dans laquelle l’ouvrage de Lara Bonneau trouve sa place, est bien l’intense actualité universitaire et éditoriale française de ces vingt dernières années. Les écrits de Warburg ont fait l’objet de plusieurs (ré)éditions en français : citons le Rituel du Serpent (Macula, 2003), les Essais florentins (Hazan, 2015). De ses travaux, Les Fragments sur l’expression, ouvrage étudié par Lara Bonneau, est le moins bien connu : rédigé entre 1888 à 1905, il est inédit en France au moins jusqu’en 2015 (alors publié sous la direction de Susanne Müller, L'Ecarquillé). Des interprétations multiples de la pensée de Warburg (Didi-Huberman en tout premier lieu) aident depuis longtemps déjà le lecteur à s’orienter. Dans l’actualité la plus récente, on peut citer des entreprises qui par leur diversité attestent de l’intérêt porté au personnage et à l’œuvre : de la tenue d’un séminaire à l’ENS en 2021 (co-animé par Lara Bonneau notamment) à l’œuvre romancée de Marie de Quatrebarbes (parue chez P.O.L en 2022).

 

       Malgré ce dynamisme, la pensée de Warburg reste mal comprise et l’on en cloisonne l’étude et l’usage. Sa biographie fascinante, le destin de la bibliothèque qui lui a survécu en dehors de l’Allemagne, l’Institut à son nom qui a accueilli tant de prestigieux historiens de l’art, l’Atlas enfin, objet devenu mythe, récemment exposé[i] et publié avec reconstitution de planches (édition en anglais de 2020), ont reçu un intérêt supérieur à l’étude même des textes. Ainsi, si l’on trouve beaucoup d’explications sur la personne de Warburg, trop rares sont encore les outils, explications, accompagnements, permettant de se plonger dans ses textes. De ce fait, la proposition de s’appuyer sur Les Fragments sur l’expression pour expliquer « l’architectonique warburgienne (sic) en resituant ses travaux d’historien de l’art à l’intérieur de son projet d’anthropologie générale de l’expression », c’est-à-dire précisément de combler ce qui apparaît être un vide dans la présentation de Warburg en français, est tout à fait importante. En proposant d’analyser l’articulation de son objet principal, l’histoire de l’art, à la vaste activité intellectuelle qu’il a pratiquée et en cherchant à le situer dans le cadre théorique qui lui est contemporain, l’ouvrage de Lara Bonneau vient bien compléter, et non répéter, la littérature sur Warburg.

 

       Les écrits de Warburg sont rares. Ils sont aussi divers dans leurs genres : écrits théoriques (souvent fragmentaires), articles, textes de conférences. Lara Bonneau doit ainsi surmonter les problèmes inhérents aux possibles comparaisons entre ces textes, et éclairer les contradictions parfois, les tensions même qui sont, comme elle le rappelle, constitutives de la méthode warburguienne. Ainsi, si le terme de méthode est donné dès les premières lignes, c’est bien l’explication de celle-ci qui va occuper une partie de l’ouvrage. Lara Bonneau présente alors les Fragments sur l’expression comme un point central d’où partent les autres textes. Elle le présente d’ailleurs plus warburguiennement à la manière d’un centre autour duquel les autres (textes comme planète) gravitent. Le livre entend critiquer les « interprétations qui exaltent en Warburg le penseur de l’informe, le chantre du pathos, et de l’excès, antidote au néokantisme rigide d’un Panovsky, d’un Wöfflin ou d’un Cassirer. » (p. 13). Lara Bonneau veut faire de Warburg un fils de son temps.

 

       La démonstration se déroule en quatre parties. En premier, il s’agit de contextualiser les présupposés de l’iconologie warburguienne.  Lara Bonneau rappelle l’évolution de la définition et contextualise son émergence d’une manière remarquablement pédagogique. Elle entend prendre de la distance avec une idée qu’elle estime bien ancrée et qui considèrerait la paternité de Warburg sur la méthode iconologique comme tout à fait acquise. Là encore, il nous semble que ce présupposé n’est pas si évident que cela et qu’il aurait mérité des explications supplémentaires. Cela n’enlève pas sa qualité à l’argument pour autant qui entend développer, voire dépasser un Warburg historien de l’art finalement, pour montrer un projet intellectuel plus vaste. C’est donc naturellement que dans un second temps, l’autrice donne sa lecture des Fragments pour mettre en avant les racines de l’iconologie warburguienne à la lumière des lectures de Warburg (en insistant sur leur caractère hétérogène) en philosophie, en astrologie et en histoire des religions, mais aussi en anthropologie et en psychophysiologie. L’autrice se concentre ainsi sur la tentative de Warburg de saisir « la genèse du sujet pensant » (p. 147) et en cela aussi donne une lecture personnelle de la démarche warburguienne.  À la suite de cela, Lara Bonneau, dans ce qui constitue la troisième partie de son ouvrage, place les Fragments au centre des études que Warburg a conduites entre 1888 et 1929. À l’aide des principes issus de la lecture des Fragments, elle cherche à montrer combien l’éclectisme des références est superficiel et insiste au contraire sur la possible unité des intérêts de Warburg. Cette partie explicite donc sa thèse qui entend démontrer l’invalidité d’une lecture de l’œuvre de Warburg comme anachronique, voire parfois même précurseur. Afin d’étayer son argument, dans la quatrième et dernière partie de son développement, l’autrice propose de réviser la notoriété du Rituel du Serpent et de l’Atlas.

 

       L’ouvrage est richement illustré et le travail de Lara Bonneau met en valeur des points clefs du texte, réexaminant certains passages obscurs. L’autrice s’engage dans des interprétations qui rendent la lecture très instructive. Cette pierre à l’édifice de l’interprétation de Warburg montre une nouvelle fois que sa pensée et son activité, de quelque discipline que relève la méthode d’analyse (philosophie, histoire de l’art, psychologie) n’a pas fini de livrer des tentatives originales et parfois dissonantes.

 


[i] On peut voir sur le site de l’Institut le lancement de l’exposition et les salles : https://www.youtube.com/watch?v=EOgeRjwVTAs