AA.VV.: Carlo Sarrabezolles (1888-1971), de l’esquisse au colossal. Exposition La Piscine, Roubaix, du 21 juin au 20 septembre 2008 ; catalogue de l’exposition itinérante [Roubaix, Reims, Paris, Mont-de-Marsan et Chambéry], de juin 2008 à l’hiver 2010. 24x28 cm; 192 pages, 200 ill., 34 €, ISBN : 978-2-35340-044-7
(Gourcuff Gradenigo, Montreuil 2008)
 
Reviewed by Anne Lajoix
 
Number of words : 1751 words
Published online 2008-12-16
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=463
 
 

Cet ouvrage consacré à Carlo Sarrabezolles (1888-1971), sculpteur inventeur de la taille directe dans le béton, fait resurgir un pan oublié donc nouveau de l’histoire de la première moitié du XXe siècle. Sa fille, Geneviève Sarrabezolles-Appert, est à l’origine de ce travail, de même que du catalogue de l’œuvre paru chez Somogy en 2002. Carlo Sarrabezolles naît au moment où la sculpture est mieux appréhendée puisque le dernier tiers du XIXe siècle a permis l’entrée d’anciens modèles au Musée du Luxembourg, donnant le signe que la  valeur de l’acte créateur passe avant celle du matériau. Mais les résistances subsistèrent. Si le béton est un matériau d’usage courant, sa technique aujourd’hui parfaitement banalisée aura mis presque deux siècles à se constituer. Une des notions présidant à l’esprit de l’architecture, énoncée par Claude Perrault, reste d’actualité à son propos : « Le but que l’on se propose dans toute espèce de maçonnerie (...), c’est de former avec des blocs partiels, réunis, une seule masse ayant la solidité qu’elle obtiendrait si elle n’était formée que d’un seul bloc ». Et c’est encore ce même idéal de compacité qui nourrit les catalogues de François Coignet vantant en 1861 ces procédés de béton aggloméré : « Une maison, un monument, un quai, un pont, une digue (...) construits par ce procédé, ne formeraient en réalité dans toute leur masse qu’un seul bloc, un monolithe ».

Lors de l’Exposition Internationale de 1925, quelques jours avant l’ouverture, Carlo Sarrabezolles reçoit une commande pour laquelle il sait donc ne pouvoir exécuter de maquette, la faire mouler et la poser in situ. Il sculpte alors les deux panneaux commandés directement dans le plâtre dans sa phase séchage, avec succès. Les deux contraintes (matière-temps) avaient été retenues et il les adapta au béton frais, la fameuse « pâte de pierre » dont rêvaient certains architectes, notamment pour le campanile de l’église de Villemomble en 1926 puis en 1928 à Élisabethville. Bien qu’à cette période le béton armé soit montré sans honte en tant que matériau dans des travaux publics comme les ponts, en revanche, dans les projets architecturaux, c’est encore un élément dissimulé, destiné à étançonner l’architecture de l’intérieur. Au début du XXe siècle on est donc, à première vue, encore fort éloigné du béton brut apparent, malgré quelques exemples, dont la chapelle du cloître des sœurs Ursulines à Overpelt dans le Limbourg, bâtie en 1911. Le bâtiment a été fait à partir de panneaux préfabriqués et d’ornements en béton, qui furent liés sur place avec du béton armé (Cyrille Simonnet, Le Béton, Histoire d’un Matériau - Économie, Technique, Architecture, Parenthèses, 2005). Nous sommes donc loin du procédé employé par Carlo Sarrabezolles qui a intégré aussi l’intérêt économique de ce matériau flexible. Parler du matériau, c’est parler de l’objet : la matière, aussi bien que du sujet : le sculpteur. Il publie à ce sujet, en 1933, « La sculpture sans maquette par taille directe du béton en prise » (Bull. de la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, octobre 1933). Il déclarait qu’en un jour, il faisait ce qui naguère demandait une année. Il y parle lui-même de « chant sculptural », servi par sa technique conçue comme « auxiliaire de l’architecture moderne. »

Six principaux chapitres apportent leur éclairage sur la singularité de cet artiste voué au monumental, négligé par les encyclopédies dédiées à la sculpture malgré le vaste courant de réhabilitation de la sculpture figurative du XXe siècle. P.-L. Rinuy souligne combien les inventions de Carlo Sarrabezolles présentent des rapports complexes avec leur propre temps et l’évolution de la sculpture du XXe siècle [p. 35]. Le modelage et la taille directe sont bien sûr des procédés employés depuis l’Antiquité mais il revient à  Joseph Bernard (1866-1931) d’avoir été un des rénovateurs de la taille directe, dès le tout début du XXe siècle. L’innovation de Sarrabezolles est déjà dans l’audace du procédé.

Le matériel documentaire est abondant, non seulement en place sur diverses architectures religieuses, privées ou civiles (à Paris, Marseille, Villemomble, Béthune, Elisabethville, Lille ou Reims), mais aussi à l’atelier parisien, conservé par sa fille, où veillaient de nombreuses esquisses en plastiline, matériau peu affiché au début du XXe siècle. Ces documents ont permis la publication d’un premier catalogue, ici celui des œuvres exposées [p. 77-168]. Les annexes recensent ses œuvres majeures de 1925 à 1939, celles conservées dans les musées et les lieux publics, notamment dans la collection du musée de Chambéry ou celles encore qui sont classées ou inscrites aux Monuments Historiques. Sa nécessaire biographie et bibliographie figurent, ainsi que l’important article du sculpteur en 1933, déjà mentionné. L’inventaire de ces sculptures par taille directe du béton en prise est dressé, de même que sa participation aux Salons des Artistes Français.

L’intérêt de cet ouvrage, richement illustré, réside dans la redécouverte de cet artiste que la sensibilité contemporaine appréhende avec difficulté et interrogation. Sarrabezolles est donc remarqué pour cette intervention sur le béton frais qui lui permet d’être le créateur de cette sculpture monumentale dont René Schneider, en 1930, souligne la parenté avec l’art médiéval [p. 35] ; par exemple, dans le traitement de son Saint-Thomas d’Aquin en 1924 à Paris, où la simplification des plis en des colonnettes évoque nos tympans, ou sa France de 1931, qui se dresse sur deux chapiteaux roman et gothique dont elle assume les héritages, et sa Pallas Athéné de 1925 qui exalte le circulaire comme le Christ de Vézelay, véritable souffle de l’intelligence dominant la matière. Il y avait, en effet, du « médiéval » en Carlo Sarrabezolles ; c’est un homme de foi, religieuse et amicale, l’une mise au service de « l’unité entre son art et la structure architecturale » [David Liot, p. 45] et l’autre, éprouvée sur les divers chantiers de l’entre-deux guerres car il a répondu présent à la demande des architectes en entretenant un rapport privilégié bien au-delà d’une simple intégration, avec l’architecture.  Sa fidélité à ses amis, dont le peintre Jean Dupas (1882-1964), les architectes Paul Tournon (1881-1964), Émile Maigrot (1880-1961) ou encore Roger-Henri Expert (1882-1955), rencontré à l’École des Beaux-Arts en 1908, l’a amené à participer à de nombreux projets architecturaux : l’hôtel de ville de Reims, 1926-1927 ; l’hôtel particulier de Pierre d’Haussy, à Flers-lès-Lille, 1928 ; l’ambassade de France de Belgrade, 1928-1933 ; le paquebot Normandie, 1935 ; le pavillon français de l’Exposition internationale de New York, 1939. Malgré les théories puristes, ils ont conscience de réaliser une œuvre d’art total, comme au XVIIe siècle, unissant gloire et politique de la France. « J’ai la sensation que la sculpture doit faire corps avec l’architecture » [son article de 1933, à propos de Villemomble].

Antoinette Le Normand-Romain rappelle que l’artiste au XIXe siècle est d’abord un modeleur en terre, matériau permettant de concevoir en petit avant d’évoluer par étapes  vers la taille souhaitée (Rodin, Bourdelle puis Jeanclos plus près de nous). La terre a quelque défaut car en séchant une dessiccation poudreuse s’empare de la sculpture. C’est grâce à la plastiline, pâte à modeler contenant du soufre inventée au XIXe siècle par le Gênois Tschudi, qui n’est pas soumise à cet avatar,  que Carlo Sarrabezolles laisse la trace de son imaginaire avec de nombreux projets modelés sans correspondance directe avec une commande. La mise en œuvre de la plastiline permet une grande rapidité d’exécution, à la boulette ou au colombin écrasé, car l’artiste cherche d’abord une composition, une construction de masses et de valeurs [p. 23].

Ainsi Sarrabezolles appliquait-il la recommandation de Bourdelle, dont il admirait le Centaure mourant (1914), celle de permettre à la façade de « s’éveiller de son état de mur en figures humaines sculptées » [p. 30] pour devenir un organisme commun. La Gloire de la Seine (1931), illustre cette recherche, de même que les Éléments mis en place au sommet du Palais de Chaillot, documentés par de nombreuses études au crayon. Il sacrifia l’amabilité des épidermes ou du modelé  à l’efficacité quasi-brutaliste avec une géométrie volontiers frontale et symétrique [projet du Monument à l’amitié franco-américaine, en 1947]. Bientôt, peut-être un peu emporté par son invention, il rêve d’une sculpture en taille directe -Saint-Christophe- qui deviendrait l’église : le corps-nef, la tête-chapelle et  le bâton de pèlerin abritant l’ascenseur. Ce gigantisme et cette aspiration à  la verticalité expliquent peut-être que ce Bartholdi Michel-Ange, selon l’expression de Bruno Foucart, malgré sa géniale invention n’ait pas eu pratiquement de compagnon [p. 19] dont même Le Génie de la mer, entre perfection classique et modernité, devient une icône malheureuse du Normandie, errant depuis le projet de 1928, le voyage inaugural en mai 1935, et l’incendie en février 1942.

Cette veine de sculpture religieuse monumentale a été longtemps et curieusement méprisée par ses continuateurs même, jusqu’après la seconde guerre, puis ce furent d’autres sculpteurs, porteurs d’autres solutions plastiques, qui reçurent les commandes des années 50. Les contraintes de l’expérience de 1925 lui ont permis de concrétiser par grandes masses, une esthétique liée à une unité forte entre sculpture et architecture, grâce à un matériau économique et flexible.
Surnommé le sculpteur du colossal par Charles Cassé en 1936, Carlo Sarrabezolles connaît après-guerre une certaine désaffection ; pourtant ses sculptures débordaient le lieu clos de l’atelier d’artiste vers l’espace ouvert de la cité, s’intégrant parfaitement à cette nouvelle architecture encore libre dans ses élans, pour un espace urbain neuf.  Puisque l’historiographie récente ne le mentionne guère, il faut renouveler notre regard sur cette sculpture qui déploie une poétique de la construction et de la matérialité où se révèle sa quête de la synthèse des arts, balançant entre l’histoire des matériaux et les théories de l’architecture et de la sculpture, une sculpture dont toute l’histoire est faite de conquêtes plastiques, de ruptures apparentes, parce qu’expérimentales, pour une continuité pérenne dont la sculpture de la deuxième moitié du XXe siècle vient d’écrire un autre chapitre.

Sommaire
Préfaces de Bruno Gaudichon, David Liot, Christophe Richard et Chantal Fernex de Mongex, « De l’esquisse au colossal », p. 12-15
et de Bruno Foucart, « Sculpture et architecture en un seul corps », p. 16-19          Antoinette Le Normand-Romain, « Pommes odorantes », p. 20-33
Paul-Louis Rinuy, « Sarrabezolles, sculpteur du monumental », p. 34-43
David Liot, « Expert et Sarrabezolles, une amitié au service de l’unité », p. 44-57
Bruno Gaudichon, « Le Génie de la mer, une icône malheureuse du Normandie », p. 58-73
Catalogue des œuvres exposées, p. 77-168
Annexes :
La sculpture sans maquette par la taille directe du béton en prise, p. 171-177
Biographie, p. 178-179
Œuvres majeures de 1925 à 1939, p. 180
Œuvres dans les musées et les lieux publics, p. 181
Œuvres dans la collection du musée de Chambéry, p. 183-185
Inventaire des sculptures par taille directe du béton en prise, p. 186
Œuvres classées ou inscrites aux monuments historiques, p. 187
Participation au Salon des Artistes Français, p. 188
Expositions depuis 1971, p. 189
Bibliographie, p. 190-192