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Compte rendu par Alexis D’Hautcourt, 関西外国語大学, Kansai Gaidai University Nombre de mots : 1803 mots Publié en ligne le 2023-02-17 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4687 Lien pour commander ce livre Pierre Schneider et Jean Trinquier présentent un livre stimulant sur le commerce et la consommation du poivre, avec des articles qui satisferont les spécialistes de différentes périodes, mais sans réelle synthèse ou contribution diachronique. Comme le sous-titre l’indique, le thème de la production du poivre est à peine abordé, ce qui est un peu regrettable vu l’ambition de s’inscrire dans une histoire globale, car le poivre fait partie des plantes dont la culture s’est déplacée par intervention humaine, et son étude pourrait entrer, par exemple, dans les récentes réflexions lancées par Dipesh Chakrabarty au sujet de l’anthropocène et de l’histoire de la planète. La consommation et le commerce du poivre ont-ils fondamentalement modifié des environnements naturels, pourraient-ils être des marqueurs de l’anthropocène ?
Comme les articles concernent différentes régions du monde, différentes périodes et une grande multiplicité de langues, peu de recenseurs pourraient se targuer d’être capables de tous les juger, et je ne peux dans la suite de ce texte qu’offrir des réflexions générales pour un certain nombre d’entre eux, parfois en tentant de les lier l’un à l’autre. Par ailleurs, il faut commencer par l’antienne des comptes rendus de volumes collectifs ; il est regrettable que les éditeurs scientifiques du volume n’aient pas eu la main plus ferme dans son organisation : malgré leur bonne et dynamique introduction, p. 5-17, on déplore le peu de renvois d’un chapitre à l’autre, l’absence de cartes générales (mais celles fournies par J.-L. Chevillard et V. Dabrowski peuvent servir à bien d’autres contributions) et le manque d’explications pour l’oxymore du titre (« fragments d’histoire globale »), qui aurait mérité quelques réflexions méthodologiques, au-delà de sa fonction justificative du fait que, comme honnêtement annoncé par Schneider et Trinquier, le livre ne couvre que « le circuit occidental du commerce du poivre » [p. 15]).
Pour commencer, Florence Bourbon, « Usages thérapeutiques du poivre d’Hippocrate à Galien », p. 21-37, dresse un résumé intéressant des usages médicaux du poivre dans les textes « littéraires » (c’est-à-dire transmis par les manuscrits) de l’Antiquité gréco-romaine et montre qu’il a supplanté un produit méditerranéen local, le grain de Cnide, en partie grâce à son image de produit exotique lié à un certain luxe et au Sud. Sur ce sujet, J.A. Simmons, « Pepper Consumption and the Importance of Taste in Roman Medicine », Ancient Society 50 (2020), p. 277-324, a mis lui en valeur l’importance montante du goût du poivre dans les pratiques médicales. Pour une étude exhaustive du sujet, il faudra confronter les résultats de Bourbon aux recettes médicales ou autres informations connues par les papyri et ostraca grecs, coptes ou démotiques d’Égypte (par exemple, O. Frangé 101, P. Harr. 98, P. Princeton 155 ; pour un document édité récemment et intéressant pour ses liens avec les textes littéraires, A. Monte, Greek, Roman, and Byzantine Studies 62 [2022], p. 77–109).
L’article de Vladimir Dabrowski, « Le commerce et la consommation du poivre dans l’Antiquité d’après l’archéobotanique : état de la recherche et nouvelles données », p. 39-70, est une excellente synthèse, destinée à devenir un article référence sur son sujet. Il faut souligner son grand sens de la nuance et ses analyses différenciées et adaptées à chaque site archéologique. Par exemple, l’auteur se demande si le poivre pourrait avoir été utilisé comme insecticide au début du IIIe siècle dans un bâtiment de Mleiha (Émirats arabes unis).
C’est une démarche presque opposée, de grandes généralisations, qu’adopte Matthew Cobb, Black Pepper Consumption and the Middling in Roman Society: affordability, Availability and Status, p. 71-92. En empilant des données chiffrées vagues, ce qui est normal vu l’état de la documentation, et des hypothèses successives, il propose une estimation haute et une estimation basse de la consommation de poivre pour tout l’Empire romain (respectivement, 2.984 et 465 tonnes), estimations qu’il juge vraisemblables après une comparaison avec des données chiffrées, tout aussi imprécises, connues pour l’Europe avant l’ère industrielle. Tout le monde ne sera pas également convaincu de la pertinence de ces calculs et mesures. Ensuite, Cobb essaie de définir le caractère luxueux ou non du poivre dans l’Antiquité et son emploi comme marqueur de statut social. S’il montre bien l’ambiguïté du poivre produit de luxe sans être particulièrement cher, il me semble qu’il aurait dû prendre en compte dans son analyse les objets de luxe que l’on connaît qui sont associés à la consommation du poivre, par exemple les piperatoria de Hoxne. L’analyse de la consommation du poivre aurait bénéficié d’une étude archéologique ou anthropologique des artefacts qui lui sont liés. Cela aurait peut-être permis des comparaisons fructueuses avec les objets de luxe modernes associés aux épices, comme les plats à sel et épices royaux – appelés en anglais caddinet – (voir aussi ci-dessous à propos de la contribution de Kanafani-Zahar).
Federico de Romanis, « Les cycles du commerce du poivre », p. 93-103, donne un résumé clair et précis des phases de l’histoire du commerce du poivre et des localisations de sa production.
Dans un article touffu, écrit – on voudrait savoir pourquoi – en anglais, Jean-Luc Chevillard, « The Riches Coming from the Mountain: “Pepper” as Kar̠i and Miḷaku, in Ancient Tamil Literature », p. 105-139, présente les 26 occurrences du mot tamoul désignant le poivre, kar̠i, dans le corpus de 2362 poèmes de la « littérature du Sangam », sa fonction de marqueur poétique conventionnel de paysage de montagne et sa postérité jusqu’au mot anglais « curry » (Je me permets d’ajouter à cette histoire le カレー [karē], ingrédient de plats typiques de la cuisine japonaise contemporaine, comme le « kalèraisu » [le « riz au curry [japonais] »] ou le karē pan [le « pain au curry [japonais] »].
Jean-Charles Ducène, « Le poivre dans les sources arabes médiévales : origine et utilisation », p. 143-158, ouvre la deuxième partie du livre consacrée au Moyen Âge et à l’époque moderne. Son article est le pendant, tout aussi clair, précis et utile, au texte de F. de Romanis.
Dejanira Couto, « Les Portugais, le commerce et la contrebande du poivre dans l’Océan Indien dans la première moitié du XVIe siècle », p. 159-183, est un article fascinant et brillant. Il témoigne de l’écart documentaire qui règne entre Antiquité romaine et époque moderne, et il est donc une incitation à la prudence face aux extrapolations que les historiens de l’Antiquité seraient tentés de faire depuis un document unique comme le désormais fameux Papyrus de Muziris. L’article de Couto montre bien que les régimes fiscaux et les politiques commerciales dans l’Océan Indien peuvent brutalement changer en l’espace d’un ou deux ans, que les négociants, mais aussi les fonctionnaires chargés de faire respecter les règlements, souvent eux-mêmes commerçants, adoptent une attitude pragmatique face aux lois et interdits, aux changements de politique décidés depuis Lisbonne, et que la collaboration entre marchands portugais et réseaux commerciaux locaux est indispensable, quoi qu’on souhaite dans la capitale de l’empire.
Cela nous sort des études historiques, mais, à sa lecture, on se demande si l’article de Marie Ménard-Jacob, « Le poivre, unique épice de la première compagnie royale des Indes orientales [1664-1704] », p. 185-195, ne devrait pas être lu par les étudiants de l’Institut national du service public [le remplaçant de l’ENA] ou d’écoles de commerce à travers le monde : « à la lecture des différentes sources, il semble […] indéniable que la société marchande française manque sérieusement d’éléments de préparation et surtout d’humilité ». Son article montre une nouvelle fois le statut très particulier du poivre, qui oscille entre produit à l’appel fort, même parfois purement rhétorique, et matériau sans grande valeur, servant occasionnellement de lest, lavé et reconditionné après être tombé dans l’eau par accident. L’article est aussi intéressant, car il est un des rares dans le volume à parler un peu en détail de la production du poivre et de l’extension de ses domaines de culture, comme les Français réussirent à convaincre le roi de Siam à faire pousser des plants de poivrier dans son royaume.
Ana Cristina Roque, « L’or africain et le poivre indien : les sociétés de l’Afrique du Sud-Est, les Portugais et le commerce du poivre au XVIe siècle », p. 197-210, faute actuellement de données suffisantes, ne peut être qu’une brève introduction et un appel à de nouvelles recherches, mais l’article a toute sa place dans un volume d’histoire globale.
Enfin, Aïda Kanafani-Zahar, « “Si vous n’avez rien d’autre, il suffit” Le piment de Jamaïque : une pépite aromatique au cœur de la cuisine libanaise », p. 213-230, offre par son étude de l’histoire et de l’emploi libanais du piment de la Jamaïque, une myrtacée parfois aussi appelée tout-épices ou quatre-épices, un point de comparaison avec le poivre et son histoire globale. En outre, dans un petit développement sur le poivre noir et le poivre blanc, elle apprend que l’usage du moulin à poivre « dans l’imaginaire de certaines personnes [au Liban] […] est enveloppé d’une aura exotique. Il est associé au dépaysement, au voyage, à l’Europe. », ce qui constitue à nouveau une invitation à étudier les objets liés à la consommation du poivre pour en saisir toute sa complexité et un rappel que le sentiment de luxe peut venir d’un rien, de l’élégance d’un mouvement de poignet.
Les contributions ici présentées montrent tout l’intérêt du dialogue entre époques, qui doit se faire autour des chiffres du commerce du poivre, mais aussi des objets et des attitudes liés à sa consommation ; cet élargissement de l’enquête permet une meilleure mise en valeur des données archéologiques et des allers-retours chronologiques comparatifs fructueux, allant au-delà de l’import de données numériques de périodes aux sources écrites abondantes vers des époques comme l’Antiquité gréco-romaine dont l’histoire souffre de disette de documents. Il faut espérer que ce volume donnera l’impulsion à d’autres publications, qui présenteront « le circuit oriental du commerce du poivre » et mèneront à une histoire vraiment globale de cette épice.
SOMMAIRE
Jean Trinquier et Pierre Schneider, Introduction, 5-17.
Première partie. Antiquité, 19
I. Florence Bourbon, Usages thérapeutiques du poivre d’Hippocrate à Galien, 21-37. II. Vladimir Dabrowski, Le commerce et la consommation du poivre dans l’Antiquité d’après l’archéobotanique : état de la recherche et nouvelles données, 39-70. III. Matthew Cobb, Black Pepper Consumption and the Middling in Roman Society: affordability, Availability and Status, 71-92. IV. Federico de Romanis, Les cycles du commerce du poivre, 93-103. V. Jean-Luc Chevillard, The Riches Coming from the Mountain: “Pepper” as Kar̠i and Miḷaku, in Ancient Tamil Literature, 105-139.
Seconde partie. Moyen Âge, époque moderne, 141.
VI. Jean-Charles Ducène, Le poivre dans les sources arabes médiévales : origine et utilisation, 143-158. VII. Dejanira Couto, Les Portugais, le commerce et la contrebande du poivre dans l’océan Indien dans la première moitié du XVIe siècle, 159-183. VIII. Marie Ménard-Jacob, Le poivre, unique épice de la première compagnie royale des Indes Orientales (1664-1704), 185-195. IX. Ana Cristina Roque, L’or africain et le poivre indien : les sociétés de l’Afrique du Sud-Est, les Portugais et le commerce du poivre au XVIe siècle, 197-210.
Épilogue anthropologique, 211.
X. Aïda Kanafani-Zahar, « Si vous n’avez rien d’autre, il suffit ». Le piment de Jamaïque : une pépite aromatique au cœur de la cuisine libanaise », 213-230.
Résumés et abstracts, 231-238. Index des noms de personnes, 239-242. Index des noms de lieux, 243-249. Remerciements, 253.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |