Frère, Dominic - Bodiou, Lydie (dir.): Archéologie et histoire culturelle du lait et du fromage: Âge du Fer, Antiquité et Moyen Âge. Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest 129, 3., 214. p, ISBN 9782753588264, 20 €
(Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2022)
 
Compte rendu par Nicolas Mathieu, Université Grenoble-Alpes
 
Nombre de mots : 2190 mots
Publié en ligne le 2023-04-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4702
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       Ce numéro thématique des ABPO est consacré à un sujet qui, depuis une décennie, en histoire ancienne au moins, est l’objet de recherches de spécialistes[1] habitués au croisement disciplinaire scientifique, à l’élargissement des bornes chronologiques ou des aires culturelles et qui, par-delà leurs spécialités, favorisent le décloisonnement de nos horizons. Les deux coordonnateurs du dossier ont une longue habitude du travail transdisciplinaire et diachronique dans la plénitude de la discipline historique avec une dimension anthropologique et culturelle : L. Bodiou, du sang des femmes aux corps, de leurs représentations aux perceptions ; D. Frère de l’archéologie de l’Italie préromaine à l’archéologie expérimentale en ouvrant les voies de la recherche historique aux chimistes, en travaillant sur les contenus des vases, pots et conteneurs divers (aryballes, balsamaires), recherches sur les parfums, etc.

 

       Le volume s’articule autour de plusieurs thématiques et points de vue : chronologique dont l’addition permet d’avoir une idée de permanences et de nuances ; thématique sur des usages et perceptions, de la consommation à l’offrande ; des realia à l’archéologie expérimentale qui permet de réexaminer la question des usages possibles et ouvre des pistes vers d’autres thèmes comme la réception ou les sensibilités.

 

       Comme le rappellent les coordonnateurs du dossier, le fromage est un produit vivant qui a partie liée avec les hommes, les microbes, les temps. L’étudier est une affaire technique, économique, sociale sinon politique à l’origine et au cœur des sociétés antiques si l’on songe au rôle du lait dans sa fabrication, dans la religion civique avec les sacrifices. Autant d’hommes – genre humain – que de fromages ou presque. Il y a des aires culturelles humaines et des pratiques fromagères ou des absences de fabrication ou de consommations de fromage de l’Antiquité au Moyen Âge, en Égypte, dans l’Italie étrusque ou romaine, dans le monde celtique protohistorique ou gallo-romain, dans le monde byzantin, dans la péninsule ibérique à l’époque médiévale où la différence est marquée entre le monde chrétien et al-Andalus, l’Occident islamique médiéval. Ici, les produits laitiers n’« ont toujours occupé (qu’)une place secondaire par rapport aux produits carnés et aux productions végétales », comme l’expliquent A. Guintard, C. Guintard et Chr. Mazzoli-Guintard, p. 71.

 

       Le volume est composé de douze contributions, réparties à égalité en trois parties. La première, « Traces lactées » dessine un état des lieux ponctuel, fondé sur des sources archéologiques, iconographiques, épigraphiques, textuelles, littéraires de la protohistoire au Moyen Âge, en quatre zones géographiques et culturelles différentes. La première contribution (A.-Fr. Cherel, sur les produits laitiers en Bretagne à la protohistoire récente) présente les critères qui permettent d’identifier en archéologie des productions, utilisations, transformations du lait, qu’il s’agisse de contenants, en céramique, identifiés et étudiés selon des analyses morphométriques et visuelles, ou de contenus, par des traces de résidus organiques, analysés par la biochimie et les techniques de la chromatographie en phase gazeuse et la spectrométrie de masse. La biochimie permet de révéler ce qui appartient au monde végétal[2] ou au monde animal. C’est le cas du lait. La limite est ici que la chimie ne permet pas de distinguer lait, crème, beurre, fromage. D’où l’intérêt de croiser avec d’autres sources. La forme des pots est un marqueur de distinction entre pots à laitage et « vases-filtre » aux fonctions possibles variées : écumoire, passoire, égouttoir, souvent communément confondus dans l’appellation de faisselles, non moins communément identifiées comme des marqueurs de la fabrication de fromages. C’est en s’appuyant sur les mêmes types de sources archéologiques, par exemple des râpes, et en analysant les images, reliefs ou peintures sur vases, que L. Hugot peut embrasser des étapes de l’élevage, transhumant, aux productions laitières dans l’Italie préromaine étrusque. En miroir et presque à l’opposé, le monde médiéval byzantin a laissé peu de traces. Pour un peu vaine qu’elle puisse paraître, comme l’indique É. Limousin (p. 61), la quête d’un fromage réel dans les sources écrites byzantines, ne laisse pas moins convaincre que, par-delà une valeur symbolique, assignée par la rhétorique narrative, et une consommation réduite, ce produit dont la fabrication et la consommation sont héritées du monde gréco-romain se trouvait bien sur les tables des aristocrates dont il était un marqueur social : celui de valeurs communes et de relations entre individus, y compris en y intégrant la différence selon les sexes. Envoyer un fromage à un individu avec qui on correspond, c’est partager avec lui, homme ou femme, un mode de vie et une identité sociale. Dans al-Andalous, sujet de l’étude de A., C. Guintard et Chr. Mazzoli-Guintard, le croisement des sources textuelles des agronomes et archéozoologues permet d’approcher les sources animales des productions laitières et d’évaluer les relations entre milieux, animaux et acteurs sociaux. C’est un ou des écosystèmes qui apparaissent.

 

       Avec la deuxième partie, « Ferments culturels », le lecteur entre dans les pratiques sociales où fabriquer, utiliser, manger du fromage n’est pas seulement un acte technique, physique, mais évoque, convoque, fait évoluer l’histoire, la gestuelle, la transmission orale, donc façonne en retissant le lien avec les origines. Qu’il s’agisse des offrandes de produits laitiers en contexte religieux dans le monde romain antique (C. Husquin, p. 88-98) ou de l’Orcu et de la légende du brocciu (E. Vallecalle, D.-M. Santini), « le » fromage corse, ce qui est mis en valeur est l’enracinement dans les temps primordiaux, l’ancienneté romuléenne que Pline l’Ancien décrit plus d’un demi-millénaire après, tout comme dans la Corse contemporaine, le récit populaire transmis de génération en génération de l’origine de la fabrication du fromage. L’analyse du récit relatif au brocciu renvoie à une divinité archaïque proche de la divinité latine des enfers : son contexte narratif rappelle les récits des héros civilisateurs comme Prométhée, Orphée, etc. Le fromage dit la civilisation, une civilité, voire la civilité. Manger du fromage, à la ville comme à la campagne, pendant ou entre les repas, identifie socialement. Le fabriquer est le signe de la civilisation. Le consommer, transformé des mains de l’homme, dans la suite du nourrissage initial par le lait maternel (voir S. Jaeggi-Richoz) distingue qui est civilisé et qui est barbare. Le barbare n’était au mieux que buveur de lait et de vin. Ch. Badel montre cette grammaire culturelle par le prisme de la consommation du fromage dans le monde romain italien. Cette dimension culturelle paraît aussi dans la fonction nourricière du lait maternel pour les enfants qu’étudie S. Jaeggi-Richoz à partir des vases à bec trouvés dans le monde méditerranéen et les provinces occidentales et septentrionales en particulier[3]. Des analyses biochimiques de contenus résiduels ont montré qu’une partie d’entre eux seulement avait contenu du lait. Elles ont aussi montré que celui-ci avait été chauffé : bien avant la pasteurisation, il y a eu un usage médical probable du lait, mélangé à d’autres produits. Dans cet exemple, on voit tout l’intérêt de la complémentarité disciplinaire, car l’idée de tire-lait, évoquée par la forme, doit être sinon abandonnée du moins nuancée. Jus de raisin rouge fermenté (du vin donc), corps gras animal, huile, résine, poix ont en effet pu être identifiés dans ces contenants. Partie du lait et d’une forme céramique particulière, l’étude, comme les autres du dossier, met ainsi clairement en lumière la complexité du sujet à côté duquel on passerait si on ne lisait qu’un type de documentation : le lait, comme une évidence, paraît être la nourriture de l’enfant depuis les mythes ; dans les ouvrages médicaux, il tient une place importante mais selon les auteurs les usages sont bons ou nocifs ; la question de l’allaitement au sein ou au pis est évoquée, notamment par Galien qui le recommande pour les vieillards et les malades afin d’éviter qu’il ne se gâte avant d’atteindre la bouche, etc. Seule une étude pluridisciplinaire montre que les vases à bec, dont la forme évoque le sein féminin, ne sont pas l’équivalent de l’organe.

 

       La troisième partie, « Modes de productions et usages » fait écho aux deux précédentes en changeant le point de vue : de la théorie à la pratique avec la présentation, par D. Frère (p. 137-163), de résultats de l’archéologie expérimentale pour l’identification des modes de production et de conservation des fromages romains, par l’identification aussi de catégories de fromages romains ; des usages du lait de vache, de sa production à sa transformation et consommation dans l’Égypte ancienne, en partant des sources iconographiques, textuelles et archéologiques (C. Cassier, p. 165-178) ; du cas archéologique du site du Grésil, en Seine-Maritime, au sud de Rouen dans la grande boucle en rive gauche de la Seine, en Gaule chez les Véliocasses avec l’étude exhaustive d’une ferme avec habitat, cave et bâtiments annexes, qui a livré un intéressant mobilier en céramique avec une surreprésentation de cruches et de mortiers en périphérie de l’habitat. Leur morphologie fonctionnelle rappelle les contenants utilisés dans les laiteries pour écrémer le lait. Faisselles et passoires, découvertes, elles, à proximité de l’habitat, suggèrent des activités artisanales de productions de denrées alimentaires. Enfin, en se fondant sur l’analyse croisée de sources textuelles de l’Orient et de l’Occident islamique du XIIIe siècle, M. Brisville, par-delà les difficultés dans la comparaison liées à l’absence partielle d’appellations communes, parvient à montrer une diversité de fabrication et de consommation dans les deux espaces, une tendance à la diversification progressive des savoirs et des pratiques. Occident et Orient suivent des chemins différents que la dichotomie lexicale pourrait révéler, à moins que les différences ne reflètent que les savoirs scientifiques différents et les pratiques sur les marchés ou dans les cuisines. Cette suggestion en conclusion mériterait d’être approfondie car il s’agit ici véritablement d’histoire culturelle.

 

       Le point commun des contributions de cette partie tient précisément dans le retour aux sources telles qu’elles ont été utilisées dans la première partie. Ainsi D. Frère peut-il dresser une courte liste de catégories de fromages : ceux qui étaient faits d’un caillé présure, mentionnés par Columelle, des fromages affinés à croûte lavée, des fromages à pâte filée et des fromages que l’on pouvait faire griller. En permettant de tester les différentes formes céramiques, nécessaires à la transformation laitière, l’archéologie expérimentale illustre à la fois la diversité fromagère antique et la permanence de formes jusqu’au XIXe siècle comme en témoignent nombre de photographies sur des pratiques traditionnelles de fabrication. L’interprétation de l’occupation de l’espace sur le site du Grésil reflète dans une certaine mesure des dispositifs qui ont longtemps existé dans les fermes, artisanales ou non, encore à l’époque moderne.

 

       Le dossier est une réussite. Formellement impeccable, équilibré, rédigé dans une langue fluide par les différents auteurs, agrémenté d’images en noir et blanc avec des cahiers d’illustrations bien choisies et lisibles à la fin de chaque article, il dresse habilement un état des lieux de la recherche qui utilise une palette de sources et de méthodes d’investigation révélatrices du dynamisme de la discipline historique. Loin d’en épuiser le sujet, il suggère de multiplier les exemples pour brosser un tableau d’ensemble nuancé à l’échelle du monde méditerranéen dans le cadre chronologique retenu ici.

 

 


[1] Signalons l’ouvrage d’A. Ferdière, Le fromage en Gaule, production et consommation, dans le monde antique, Paris, CNRS, 2022, 320 p. qui développait un travail exposé avec J.-M. Séguier, dans Gallia, 77, 2, 2020, p. 157-229. Fondée sur l’archéologie, notamment les faisselles découvertes en fouilles, et les sources écrites, tant littéraires qu’épigraphiques, graffites inclus, et des papyrus, l’étude présentait la chaîne opératoire de la production du fromage dans les contrées septentrionales occidentales du monde romain.

[2] Voir entre autres, D. Frère, L. Hugot (dir.), Les huiles parfumées en Méditerranée occidentale et en Gaule, VIIIe s. av. – VIIIe s. apr. J.-C., Rennes, PUR, 2009 ; A. Verbanck-Piérard, N. Massar, D. Frère (coord.), Parfums de l’Antiquité La rose et l’encens en Méditerranée, 2008 (catalogue de l’exposition au musée de Mariemont, Belgique).

[3] S. Jaeggi-Richoz a soutenu en 2018 une thèse sur le sujet : « Du sein au biberon. Culture matérielle et symbolique du lait et de l’alimentation des tout-petits (0-3 ans) en Gaule romaine (Ier s. av. J.-C. – Ve s. apr. J.-C.), Université de Fribourg.


 

 

Table des matières

 

Dominique Frère, Lydie Bodiou, Introduction, p. 9-17.

Anne-Françoise Cherel, Les produits laitiers en Bretagne à la protohistoire récente : une histoire de pots, p. 19-37.

Laurent Hugot, Le fromage et les produits laitiers dans l’Italie préromaine. Un état des sources en Étrurie et dans ses périphéries, p. 39-54.

Éric Limousin, Reste-il une place pour le fromage dans les sources textuelles byzantines ?, p. 55-67.

Ana Guintard, Claude Guintard, Christiane Mazzoli-Guintard, La production de lait à Séville au XIIe siècle : approche ethnozootechnique, p. 69-85.

CarolineHusquin, Du lait pour les dieux : les offrandes de produits laitiers en contexte religieux dans le monde romain dans l’Antiquité, p. 87-97.

Christophe Badel, Le statut gastronomique du fromage à Rome (IIe siècle av. J.-C. – IIe siècle apr. J.-C.), p. 99-110.

Sandra Jaeggi-Richoz, Lait de femme ou rien : l’alimentation lactée des nourrissons grecs et romains, p. 111-123.

Elia Vallecalle, Don-Mathieu Santini, L’Orcu et la légende du brocciu, p. 126-136.

Dominique Frère, L’archéologie expérimentale pour l’identification des modes de production et de conservation des fromages romains, p. 137-163.

Charlène Cassier, Usages du lait de vache en Égypte ancienne. Essai de synthèse et perspectives de recherche, p. 166-178.

Jérôme Spiesser, Réflexions sur l’organisation d’une fromagerie antique. Pistes de recherches fournies par le site du Grésil (Seine-Maritime), p. 179-197.

Marianne Brisville, Les produits laitiers dans l’Islam médiéval (IXe-Xe siècle) : diversité des productions, variété d’usages, p. 200-212.