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Compte rendu par Pierre Vaisse, Université de Genève Nombre de mots : 1840 mots Publié en ligne le 2023-06-27 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4731 Lien pour commander ce livre Une critique pour commencer, mais marginale : que l’invention en revienne à l’autrice ou à l’éditeur, le terme de « bronzeland », qui relève, apparemment, de ce jargon jadis justement stigmatisé par Étiemble sous le nom de « franglais », ne s’imposait pas !
Cela dit, ce monumental ouvrage, qui reprend en les élargissant plusieurs travaux universitaires de l’autrice, dont une thèse de doctorat soutenue en 2003 devant l’université de Paris iv (aujourd’hui Sorbonne-Université… en franglais ! ) est en tous points exemplaire, ou plutôt le serait si son sujet et surtout les circonstances particulières de sa genèse ne lui conféraient pas un caractère exceptionnel qui lui retire, en partie du moins, sa valeur d’exemple. En effet, le père de l’autrice, Maurice Lubliner (1930-1987) fut un important créateur et éditeur d’objets d’art en bronze, et elle-même était destinée, comme elle l’explique au début de l’Avant-Propos, à reprendre la maison si les circonstances n’avaient pas entraîné la disparition d’une activité qui avait largement contribué, un siècle plus tôt, à la richesse et à la réputation de Paris comme capitale mondiale du luxe. Elle s’orienta donc vers l’étude de cette industrie et de cet art, un univers qui lui était familier dès l’enfance et sur lequel elle disposait, par tradition familiale et par ses contacts, d’une information difficile à réunir pour tout autre chercheur.
Loin d’être écrasée par cette somme de connaissances factuelles précises, elle a heureusement su, ayant été à bonne école auprès de Jean Tulard et de Bruno Foucart, les mettre en œuvre au service d’une véritable vision historique. Surtout, loin de se limiter à la dimension strictement spécifique d’un sujet que d’aucuns jugeront très spécial, elle en aborde tous les aspects, du processus de création des œuvres, donc de l’appel à des sculpteurs célèbres jusqu’à la vie quotidienne des ouvriers ainsi qu’à leur rôle dans les luttes sociales et aux problèmes juridiques de la propriété intellectuelle en passant par l’histoire des styles et l’évolution des techniques de fabrication, chacun de ses aspects se trouvant replacé dans un contexte plus vaste. La seule lecture de la table analytique des matières, longue de huit pages (celle qui est reproduite ci-dessous se limitant aux principales divisions des chapitres, sans détailler leur contenu point par point) donne une idée précise de l’ampleur de l’étude qui, si elle concerne au premier chef l’histoire de l’art sous ses différents aspects, intéresse aussi l’histoire de Paris, de son économie et de son rayonnement, celle du monde ouvrier et des mouvements sociaux ainsi que celle du droit – une telle largeur de vue n’interdisant pas à l’autrice d’apporter à l’occasion des renseignements précis sur certains cas très particuliers, mais significatifs sous une apparence anecdotique : c’est ainsi que l’on apprend (si on ne le savait déjà) que Jean-Baptiste Clément, l’auteur du Temps des cerises (mais les nouvelles générations connaissent-elles encore cette chanson restée justement célèbre pendant des dizaines d’années ? ), qui fut élu membre de la Commune, étant un ouvrier du bronze – et qu’il appartenait donc à ce milieu parisien qui possédait, en même temps qu’une haute qualification professionnelle, une culture suffisante pour écrire des vers, malgré des conditions de vie qui nous paraissent aujourd’hui inacceptables (p. 435).
Résumer l’ensemble serait une tâche impossible. Du moins est-il permis de dégager quelques points essentiels, à commencer par la typologie (p. 23-25), d’où ressort l’omniprésence du bronze dans les intérieurs à tout le moins bourgeois du xixe siècle, époque à laquelle « les objets mobiliers en bronze, notamment en bronze doré, […] jouissaient d’un grand prestige », comme le rappelle l’autrice dès le début de l’Introduction (p. 12) : à côté de petites statuettes, il s’agissait de bronzes d’ameublement tels que garnitures de foyer, cadres de miroirs ou de photographies, pendules, petits meubles, surtouts de table, garnitures de cheminée, appliques pour meubles, etc. (p. 23-25). Alors que leur fabrication relevait auparavant de plusieurs corps de métiers, principalement les fondeurs et les ciseleurs-doreurs, ce siècle vit « l’apparition d’un chef, le fabricant de bronze, qui s’attribuait le mérite de toute la chaîne de la fabrication », depuis le choix du dessinateur (quand il ne dessinait pas lui-même) jusqu’à la commercialisation en passant par la fonte, parfois en sous-traitance (p. 37).
La fabrication concernait des objets, les bronzes d’édition (une forme de sculpture) et les bronzes d’ameublement qui s’opposaient, selon la hiérarchie académique de l’art, les seconds relevant de l’artisanat, donc d’une activité d’ordre inférieur. Or en un siècle où la hiérarchie des arts dominait les esprits, il est intéressant de constater qu’en général, les fabricants de bronze ne tenaient pas compte de cette opposition : ils produisaient de petites sculptures comme des bronzes d’ameublement, mais pour des raisons commerciales, les seconds l’emportaient dans l’ensemble de beaucoup sur la petite sculpture en bronze, si l’on excepte l’activité de maisons comme Susse et Barbedienne (p.41-43).
Cette opposition (qui domine encore aujourd’hui l’enseignement universitaire de l’histoire de l’art, lequel repose toujours, quoique ceux qui le dispensent s’en défendent ou n’en aient pas conscience, sur la hiérarchie académique) n’a pas été étrangère à la mauvaise réputation dont a souffert par la suite « plus encore que la petite statuaire en bronze, le bronze d’ameublement du xixe siècle » (p. 15). Cette fortune critique, l’autrice l’analyse plus loin (p. 227-237, 5e chap. de la deuxième partie) en des pages d’une grande pertinence qui mériteraient à elles seules un long commentaire et qui montrent qu’à côté d’une connaissance intime du métier, elle sait également s’élever à des considérations d’ordre plus général sur l’évolution de la discipline ou, si l’on préfère, sur les changements de goût et de doctrine qui l’affectent.
Il en va de même des pages consacrées aux sources d’inspiration stylistique des œuvres, surtout des bronzes d’ameublement : avant de les passer en revue, elle insiste sur la différence que les historiens n’ont pas toujours su percevoir, mais qui était évidente pour les jurys des grandes expositions à l’époque, entre la pure copie et les niveaux de réinterprétation, ce qui l’amène à constater que de nombreux bronzes inspirés par tel ou tel style historique ne peuvent à l’évidence avoir été exécutés qu’au xixe siècle (p. 147). Ce sont là des constatations, fruits d’une minutieuse observation des œuvres, qu’on ne rencontre encore que trop rarement et que devraient méditer ceux qui, encore aujourd’hui, croient devoir dénoncer les produits de l’historicisme comme de pures et simples copies qu’ils sont en fait rarement.
Le contenu du long chapitre sur les sources d’inspiration stylistique (p. 143-174) s’apparente évidemment à ce que l’on sait par ailleurs sur l’historicisme et sur l’éclectisme, mais avec des différences liées à la nature des œuvres en cause, différences qui permettent d’affiner la réflexion sur ces deux phénomènes, la valeur référentielle des différentes époques (et de l’art des différents continents) n’ayant pas été la même pour le bronze que pour l’architecture, la grande statuaire ou telle ou telle forme d’art décoratif.
Mais les historiens de l’art non spécialistes des bronzes parisiens du xixe siècle trouveront à l’occasion d’autres sujets de réflexion dans cet ouvrage d’une grande richesse. C’est ainsi que dans les pages consacrées à la dorure et à la patine des bronzes (p. 196-205), domaine qui pourrait apparaître à la lecture de la table des matières comme purement technique et hautement spécialisé, nous découvrons comment un goût prononcé pour la couleur s’était développé sous le Second Empire et comment celle-ci était jugée par une partie de la critique – constatations dont l’intérêt dépasse largement le cadre de la seule technique et même, plus largement, de l’art du bronze. L’ouvrage de Sabine Lubliner-Mattatia constitue donc un apport à la connaissance de l’histoire de l’art très supérieur à ce que le titre (même en faisant abstraction de ce malheureux Bronzeland) pourrait laisser supposer.
Table des matières
Préface. Avant-propos. Introduction générale. Abréviations. Typologie des bronzes artistiques Bronzes d’ameublement Petites sculptures en bronze (dites « bronze d’édition ») Garniture de cheminée Bronzes d’applique pour meubles Bâtiment Tableau de correspondance des anciens noms de rues de Paris.
Partie 1. Les processus de création et de production des bronzes d’art et d’ameublement au xixe siècle.
Fabricant, fondeur, éditeur : des fonctions différentes Des métiers et des produits complémentaires
La création d’un nouveau modèle : du fabricant artiste au fabricant donneur d’ordres Les collaborations artistiques La circulation des modèles
Une stratégie industrielle Les différentes étapes techniques et leurs récits Trois domaines d’invention
Partie 2. Les œuvres et leurs critiques.
Éclectisme et accumulation Reproduction et interprétation : quatre degrés de rapport au style Les différents styles L’art nouveau dans le bronze
Quelques pistes pour une typologie de la figure animale dans le bronze d’art et d’ameublement La figure humaine : typologie des sujets dans le bronze d’art et d’ameublement
Les techniques de dorure, d’argenture, de vernis et de mise en couleur Les patines L’émail
Céramique et bronze Cristal et bronze Opaline et bronze Marbre, marbre-onyx et bronze Laque, ivoire, mosaïque, matériaux rares et bronze
Critiques dénonçant la baisse de la qualité Le rapport aux styles anciens L’image négative des bronzes du e
Partie 3. Les entreprises parisiennes du bronze : un succès industriel.
Un contexte économique porteur L’essor d’une industrie de luxe
Les différents frais Composition des emplois ouvriers
Un réseau industriel Déposer et innover : le modèle, un actif stratégique à protéger Un système productif localisé La clientèle et la politique commerciale Une large ouverture sur les marchés mondiaux
Les fabricants de bronzes d’imitation Les fondeurs Les façonniers, une nébuleuse de sous-traitants Les façonniers, diversité des situations
Partie 4. Patrons et ouvriers.
Les origines des fabricants de bronze Les succès Les échecs Les relations avec leurs ouvriers
Les salaires Les conditions de travail
Des structures coopératives ou mutualistes Les conflits Les activités politiques et syndicales des ouvriers du bronze Principales figures du mouvement ouvrier dans le bronze
Partie 5. La RFB, action syndicale et lutte contre la contrefaçon.* *[RFB : Réunion des fabricants de bronze de Paris et des industries qui s’y rattachent]
Du maître au fabricant : une mutation professionnelle accompagnée par la RFB La RFB, une gouvernance locale De l’ouvrier à l’industriel : une nouvelle identité sociale cultivée par la RFB Confiance et bienfaisance : l’ascendant de la RFB Le rôle de la RFB dans l’enseignement artistique
Les lois en vigueur Principales décisions de justice liées à la détermination de la loi de référence Principales décisions de justice non liées à a détermination de la loi de référence Analyse des décisions de justice concernant les bronzes La propriété des modèles Les contrefaçons dans les bronzes
L’action de conciliation de la RFB L’action en faveur d’une clarification législative Les polémiques L’évolution ultérieure de la législation Conclusion. Bibliographie.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |