Savill, Rosalind: Everyday Rococo. Madame de Pompadour & Sèvres porcelain. 1232 p. ; ISBN-13 : 978-1916495715 ; 300 €
(Unicorn Press, Norwich 2021)
 
Reseña de Anne Perrin-Khelissa, Université Toulouse – Jean Jaurès
 
Número de palabras : 4008 palabras
Publicado en línea el 2024-12-03
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4782
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       Quelle femme mieux que la marquise de Pompadour joua un rôle clé dans la politique des arts sous la monarchie française ? Certes, Catherine et Marie de Médicis se distinguèrent en qualité de mécènes, commanditaires et amatrices d’arts dans les domaines de l’architecture, de la peinture, du décor ou encore du théâtre, de même que plus tard Anne d’Autriche, Marie Leszczynska ou Marie-Antoinette. Cependant, leur statut de reines ou de régentes en titre les assignait presque automatiquement à ce rôle, tandis que Madame de Pompadour endossa et institua à sa (dé)mesure une fonction particulière de promotrice des arts. Bien évidemment, d’autres maîtresses royales, telle Diane de Poitiers sous Henri II, Madame de Montespan auprès de Louis XIV ou encore Madame du Barry dans les dernières années du règne de Louis XV, tinrent une place de choix dans l’histoire des arts de leur temps, mais la marquise de Pompadour semble avoir donné à ses actions une envergure unique.

 

       Ainsi occupa-t-elle une position à part dans la monarchie française entre les années 1745, date où elle fut présentée au souverain, et 1764, date où elle mourut âgée seulement de 42 ans. Madame de Pompadour sut se faire une place au cœur du système, intégrant la cour de Versailles, jouissant d’appartements privatifs au château mais aussi dans les déplacements de l’appareil d’État, en tenant une position d’escorte féminine du roi. Du fait qu’elle se situait aux premières loges de l’exercice du pouvoir, sa relation adultère avec Louis XV attira rapidement sur elle contestations, jugements dépréciatifs et autres oppositions à charge. On compte parmi ses principaux adversaires le clan des dévots et les auteurs de « poisonades », qui critiquaient pêle-mêle ses dépenses ostentatoires, ses fausses couches et ses changements physiques, sa soi-disant accablante responsabilité aussi bien dans les renversements d’alliances de la guerre de Sept Ans que dans les maladies vénériennes du roi. L’effet secondaire de ces libelles et autres imprimés hostiles fut qu’ils lui apportèrent un statut de célébrité médiatique à une époque où, comme l’a montré un récent colloque organisé par le Collège de France[1], l’opinion publique résonnait davantage avec la multiplication des médias d’actualité. Sa représentation dans l’imaginaire collectif, son image contrastée, fut ainsi largement façonnée dès cette époque et se poursuivit par ricochets quasiment jusqu’à nos jours dans les travaux postérieurs qui s’intéressèrent à cette figure historique.

 

       Il fallut attendre la fin du XIXe siècle pour commencer à voir poindre une direction inverse dans l’historiographie, en particulier chez les frères Goncourt qui, pour la réhabiliter, en firent « la reine du rococo » sur un ton dithyrambique[2]. C’est d’ailleurs à cette approche emphatique que réagit, par contraste, Donald Posner dans son article de 1990, contribution qui reste citée comme une « référence » concernant la Pompadour, alors qu’elle déroute par ses interprétations partisanes, voire d’un autre âge, pour un regard actuel[3]. Tout en réalisant un tour d’horizon complet des multiples terrains d’application de l’action de la Marquise dans les domaines de l’architecture, des manufactures, des arts de toutes sortes, ses conclusions tendaient à en minimiser systématiquement la valeur, sans autre argument ni raison qu’une misogynie patente. Face aux hommes dits « de goût », dont elle était pourtant l’introductrice ou le soutien, à l’exemple des directeurs des Bâtiments, de Charles-Nicolas Cochin, de Jacques-Germain Soufflot ou encore de Jean Lassurance, Madame de Pompadour, selon Povsner, n’aurait eu qu’une intelligence d’apparat et un sens esthétique mineur. Sur quels critères s’appuyaient ces assertions ? Mystère. Depuis, plusieurs publications ont pris de la distance par rapport à ces approches en revenant aux sources d’archives, à l’étude attentive des différents aspects de la personnalité de Madame de Pompadour, qui cumulait de facto des activités de collectionneuse, de commanditaire, d’artiste amatrice, de comédienne, de danseuse, de protectrice et de promotrice des arts[4]. L’exposition présentée au château de Versailles en 2002 ainsi que son catalogue en rendaient compte de façon exemplaire[5], ce que fait également le présent ouvrage. Quand bien même il se concentre sur le lien étroit entre la Marquise et la manufacture de Vincennes-Sèvres, il réussit à restituer tout l’environnement et la culture qu’elle anima autour d’elle. Désormais, il ne sera plus possible d’envisager l’histoire des arts sous Louis XV sans cette exceptionnelle somme d’informations, rassemblées par Rosalind Savill dans un superbe livre de 1120 pages. Les données s’appuient sur un appareil de notes et des annexes documentaires d’une richesse et d’une précision remarquables, et sur des reproductions d’œuvres, elles aussi nombreuses et de grande qualité, l’ensemble comportant un intérêt scientifique indéniable.

 

       Alors comment Rosalind Savill procède-t-elle pour établir une histoire factuelle et passionnante de cette relation croisée entre la marquise de Pompadour et la manufacture de Vincennes-Sèvres ? L’autrice construit ses 21 chapitres année par année, de l’arrivée de la Marquise à la cour à son décès, avec force détails sur le contexte, son entourage, ses activités et tout ce qu’elles engageaient, mois par mois, au jour le jour, en termes de commandes, d’impulsions artistiques, de relations avec le monde des arts. Cette méthode, quelque peu exigeante à la lecture, traduit en outre parfaitement la nature du magistère de la Marquise, qui s’est réalisé dans une réalité quotidienne, intime, voire prosaïque. Des pièces en porcelaine illustrent parfaitement ce rapport à l’intimité journalière, telle une navette pour des travaux d’aiguilles (p. 537, fig. 13.6), un écritoire pour la correspondance (p. 861-862, fig. 17.26-29), ou des pots de chambre dits aussi bourdaloues (p. 164, fig. 8.3 et 8.4 ; bidet, p. 633, fig. 14.41). Les soins médicaux que sa santé fragile requérait donnèrent prétexte à des réalisations ingénieuses, à l’exemple de ce « pot pourri à l’esprit de vin », objet insolite aux multiples fonctions conservé à la Wallace Collection, muni à sa base d’un récipient pour faire cuire des œufs à la vapeur, surmonté d’un brûle-parfum, lui-même dominé par un couvercle en forme de nid de poule avec ses poussins (p. 810, fig. 16.33). Des anecdotes vivantes viennent étayer cette narration, sorte de récit biographique qui, par extension, restitue bien la nature domestique du système monarchique français, conçu et géré comme une Maison.

 

       En tant que maîtresse du roi, Madame de Pompadour avait la responsabilité des plaisirs de Louis XV, plaisirs sexuels et gastronomiques, divertissements par les spectacles, les banquets et les parties de jeux (voir par exemple p. 224-226). Entre 1747 et 1751, en l’espace de quatre années seulement, elle organisa dans ce but pas moins de 54 opéras, opéras-ballets ou pantomimes, dans lesquels elle pouvait jouer elle-même. Elle concourut à l’émergence de formes et de répertoires scéniques nouveaux, en particulier ceux mettant en scène des pastorales, qui trouvaient par ailleurs dans l’iconographie des arts une expression foisonnante. Toutes ces figures champêtres de jeunes paysannes et paysans amoureux, entourés de fleurs cultivées et d’animaux semi-domestiques, dans des poses gracieuses, constituaient un des motifs les plus en vogue à l’époque, qui trouva une expansion dans les productions européennes contemporaines. Les liens étroits de Madame de Pompadour avec le théâtre trouvèrent chez son peintre favori, François Boucher, un terrain privilégié[6]. Elle œuvrait à Versailles et dans les différentes propriétés dont elle s’était fait octroyer le bénéfice, une quinzaine au total dont plusieurs ont disparu (châteaux de Crécy, de Bellevue, de Champs-sur-Marne, à Choisy, Fontainebleau, Saint-Ouen, Ménars, à l’hôtel d’Évreux à Paris, à l’hôtel des Réservoirs à Versailles, etc.). Avant que son état de santé ne lui permette plus de se mouvoir à sa guise, elle devait également accompagner le roi dans ses parties de chasses dont il était grand amateur et expert.

 

       Pour restituer cette organisation et ce fonctionnement, à la jonction du domestique et du politique, Rosalind Savill s’appuie sur trois principaux types de sources : les chroniques du temps (mémoires du marquis d’Argenson, du duc de Luynes, etc.), qui traduisent tour à tour les événements et les débats suscités par la présence de la Marquise ; les documents d’archives relatifs à la manufacture de Vincennes-Sèvres, en particulier les registres de livraisons datés de 1747 à 1763, ainsi que le journal de comptes de Lazare Duvaux, un des principaux marchands vendant à Paris des pièces de Vincennes-Sèvres, outre ses ventes de porcelaines asiatiques et européennes ; les inventaires de ses appartements et de ses biens, y compris ceux dont hérita son frère, le marquis de Marigny, en 1764 (p. 1166-1168). Toute cette matière documentaire est présentée dans un souci de clarté et d’exhaustivité rare, agrémenté d’extraits littéraux dans la plupart des chapitres, et des annexes qui serviront de base précieuse pour les recherches ultérieures.

 

       En sus d’établir la liste complète de tous les achats de porcelaine de Vincennes-Sèvres réalisés par la marquise de Pompadour, de repérer les commandes qu’elle a pu impulser en fonction de ses besoins personnels et de ceux des divertissements du roi, l’autrice a effectué un travail d’investigation exceptionnel pour dénicher des œuvres inédites ou très peu connues. Ses qualités d’experte, acquises durant sa carrière à la direction de la Wallace Collection, sa connaissance vaste des collections royales britanniques, comme celles des collectionneurs particuliers du Royaume-Uni et des États-Unis, font sortir de l’ombre des trésors que les photographies mettent admirablement en valeur. Le lecteur trouvera ainsi une merveille de présentation comme ce vase pot-pourri « fontaine à dauphins », visible dans sa version montée en une seule pièce et dans sa version démontée des collections de Boughton House, Northamptonshire (p. 791, fig. 16.13). Les reproductions ne se limitent pas aux pièces de Vincennes-Sèvres car sont aussi présentés nombre de dessins et de peintures méconnus, tels les portraits d’elle réalisés par François Guérin du E. B. Crocker Art Museum de Sacramento (p. 16, fig. 2.1) et par François Boucher de la National Gallery of Victoria de Melbourne (p. 354, fig. 11.1).

 

       Du florilège des pièces de porcelaine ressort la richesse des typologies (vases, pots-pourris, services de table et de cabaret, etc.), des formes et des couleurs, la variété des sources d’inspiration multiples, allant de l’antique à l’orient, des bambochades flamandes aux découvertes russes ou turques, en passant des chérubins joufflus aux animaux de toutes espèces. Cette profusion naît de la qualité d’inventivité et d’innovation technique suscitée par la manufacture, à ce moment particulier de son histoire, où une nouvelle équipe fut mise en place, rassemblant un groupe de savants et d’artistes talentueux, qui mutualisèrent leurs compétences respectives. Parmi eux, le chimiste Jean Hellot se démarqua avec l’invention de couleurs saturées, sophistiquées, avec des déclinaisons de bleu lapis, de bleu céleste turquoise ou encore des roses, des violets et des verts exubérants. Madame de Pompadour stimula un régime de rareté — rareté des formes, des sources d’inspiration, des matériaux et des techniques — propre au luxe et, donc, apte à impressionner même des têtes couronnées de toute l’Europe.

 

       Au-delà d’une approche descriptive concentrée sur l’analyse stylistique des œuvres, l’autrice dessine, par ailleurs, une histoire des usages, des pratiques curiales et plus largement des habitus sociaux de l’époque. De fait, le lecteur trouvera dans chaque chapitre des développements synthétiques sur les arts du parfum et des drogues comme le tabac ; sur les arts de la table (services et boissons, desserts et collations) ; sur les différentes formes d’éclairage et de luminaires (bougeoirs, lanternes, lampes de jour et de nuit, bras de cheminée) ; sur les logiques de distribution qui prévalaient entre chacune des pièces des appartements. Les arts de la toilette tiennent une place particulière, notamment au chapitre 10 avec des indications sur les cosmétiques, matériaux et ustensiles du soin et de l’hygiène corporelle (p. 329-340). Madame de Pompadour s’empara de cet événement social majeur au XVIIIe siècle, au confluent du privé et du public, abondamment représenté dans la gravure et la peinture de ce temps, jusqu’à devenir un sujet iconographique à part[7].

 

       Cette mise en perspective opérée par le traitement des différentes parties, que nous pourrions qualifier de culture matérielle, permet aussi de mettre en lien certains goûts, certaines aspirations, certains centres d’intérêt propres à la Marquise, qui transparaissent de manière éloquente dans les choix de sujets des décorations de Vincennes-Sèvres. Il en va ainsi, par exemple, du cas des motifs animaliers, et plus particulièrement celui des oiseaux, déclinés en autant de canaris, mésanges, chardonnerets ou perroquets représentés dans les cartouches décoratifs, et qui s’expliquent par les nombreuses volières, les multiples cages qu’affectionnait la Marquise et qu’elle faisait installer dans ses demeures, dans ses parcs ou à côté de ses laiteries, dont elle fut également la pionnière bien avant Marie-Antoinette (entre 1748 et 1754, elle en fit créer pas moins de cinq dans ses ermitages ; p. 262), et par ses liens étroits avec le comte de Buffon et sa femme. Madame de Pompadour fait représenter ses propres animaux de compagnie, oiseaux ou autres, par les décorateurs de Vincennes-Sèvres (p. 799, fig. 16.25-26) ; nombre de pièces de porcelaine ont trait à l’agrément des fleurs, vases, cuvettes, caisses, corbeilles ou pots-pourris (p. 540-541, fig. 13.9 et 13.10 ; p. 562-565, fig. 13.27-29). Louis XV partageait avec elle cette même passion pour les sciences naturelles, la botanique, au travers aussi de ses propres ménageries et ses jardins, qu’il cultivait lui-même.

 

       L’ouvrage de Rosalind Savill, par ses différentes portes d’entrée, suscite, inspire, invite à des prolongements. Espérons que son édition somptueuse, par conséquent coûteuse, et que sa présence encore (trop) discrète dans les librairies et les bibliothèques, ne freine pas sa diffusion pourtant nécessaire dans la communauté scientifique intéressée par cette période de l’histoire des arts.

 

       Selon moi, au travers de cette étude de cas très fouillée, l’ouvrage apporte une clef de compréhension majeure à l’orchestration de la politique des arts menée à l’époque et au contact de Madame de Pompadour ; le premier fil rouge qui sous-tend cette politique tient à la force des réseaux interpersonnels, que les réseaux interinstitutionnels viennent confirmer par la suite. En effet, des cercles, des coteries, des clans, parfois des factions, se rassemblaient autour de la Marquise, et mettaient leurs savoirs et savoir-faire en commun pour œuvrer au service du politique, à diverses échelles.

 

       Au départ, cette stratification des réseaux (depuis l’échelon privé jusqu’aux échelons institutionnels) découle d’une volonté d’ascension sociale, par des jeux d’alliances maritales et familiales : rappelons que, par sa mère, Jeanne-Antoinette Poisson fut éduquée puis introduite à la cour pour assumer le rôle que nous lui connaissons, au travers d’un feuilletage de protections réciproques à différents niveaux. Sa famille de naissance entretenait des liens d’intérêts avec les trois principaux actionnaires de la manufacture de Vincennes-Sèvres (p. 22) ; ces contacts furent sans nul doute utilisés pour favoriser la décision du roi de rattacher la société privée originelle au budget royal. En 1746, Louis XV réalisa un premier investissement dans l’entreprise, d’un montant de 40 000 livres, avant de rallier l’établissement aux autres grandes manufactures de la direction des Bâtiments, les Gobelins et la Savonnerie, en 1759. Ce changement statutaire se fit en contexte d’un glissement des réseaux d’influence, depuis le groupe de financiers formé autour du Philibert Orry, directeur des Bâtiments depuis 1736, qui cumulait en outre le Contrôle général des Finances, vers le clan émanant des Poisson et des Pâris. La décision royale de rattachement de cette manufacture au financement public trouva parfaite adhésion auprès des deux directeurs successifs, que la Marquise avait largement contribué à faire nommer à la tête des Bâtiments, à savoir : son oncle d’abord (ou père naturel) Charles-François Le Normant de Tournehem, dont elle avait épousé le neveu, Guillaume Lenormant d’Étiolles, puis son frère Abel-François Poisson de Vandières, marquis de Marigny.

 

       Les conséquences de ces positionnements stratégiques dépassèrent le seul périmètre de la manufacture de Vincennes-Sèvres. En effet, maintes extensions, ramifications peuvent être mises en évidence : ce fut notamment avec l’appui du financier Joseph Pâris-Duverney (qui était le frère de son parrain, Jean Pâris de Montmartel) qu’elle contribua à la fondation de l’école militaire des Invalides, reconnue par édit royal en 1751 ; ce furent les relations amicales qu’elle entretenait avec l’abbé de Bernis, qui lui valurent sa nomination aux Affaires étrangères ; elle contribua encore à faire placer le duc de Choiseul, qui ne fut rien moins que le principal ministre de Louis XV, etc. ; elle accorda sa protection à Jean-François Marmontel, qui était rédacteur en chef du principal organe de presse d’information du royaume, le Mercure de France ; elle intervint dans la nomination d’Étienne de Silhouette aux Finances en 1759, bref, tout un maillage serré d’agents dévoués à sa cause et à celle du souverain.

 

       Dans cette configuration, ses acquisitions privées ou les commandes passées à la manufacture de Vincennes-Sèvres signalent un « pouvoir d’achat », qui revêt un caractère et des répercussions éminemment politiques, car ses attirances personnelles pour la porcelaine, qui font d’elle une collectionneuse hors pair, concoururent au moins autant à satisfaire son propre goût qu’à l’asseoir en qualité de « patronne des arts », voire d’« influenceuse », comme on dirait aujourd’hui, liée au service de la monarchie. Elle promut des artistes qu’elle appréciait dans le système de production de Vincennes-Sèvres, au titre de pourvoyeurs de modèles, à l’exemple de Jean-Baptiste Oudry et de François Boucher, et plus encore à des postes à responsabilités en tant que chefs des ateliers, tels que Jean-Jacques Bachelier, qui inaugura au cours de son mandat de nombreuses découvertes techniques et stylistiques, ou encore Étienne-Maurice Falconet, dont la sculpture de l’Amour menaçant placée à l’origine dans les jardins de l’Hôtel d’Évreux, devient un véritable « best-seller » avec sa version en biscuit de porcelaine de Sèvres (p. 720, fig. 15.63 ; p. 982, fig. 19.26 ; p. 984, fig. 19.28).

 

       Les choix artistiques et l’enjeu d’excellence assignés à l’établissement visaient à l’imposer sur la scène internationale, avec une volonté très nette d’égaler puis de dépasser sa principale concurrente, à savoir la manufacture de porcelaine de Saxe. L’ouvrage de Rosalind Savill présente des réalisations de fleurs au naturel, dont Meissen s’était fait une spécialité, qui dénote à cet égard un volontarisme significatif (voir notamment des reproductions d’exemplaires dans la Adrian Sassoon Collection, p. 60, fig. 4.8-9, ou au Wadsworth Artheneum d’Hartford, p. 96, fig. 6.2), tout comme la mise au point du fameux biscuit de porcelaine, caractérisé par sa blancheur et sa matité, qui se différencie des statuettes émaillées et colorées de sa rivale européenne. En outre, les cadeaux diplomatiques, dont la marquise de Pompadour avait la charge, attestent à quel point ceux-ci avaient pour fonction de servir les intérêts commerciaux du royaume, notamment vis-à-vis de l’Angleterre, autre grande puissance en concurrence commerciale avec les productions de la France. Ainsi, son premier cadeau étranger provenant de la manufacture de Vincennes-Sèvres fut pour le duc de Newcastle à Londres en 1751, un de ses nombreux correspondants réguliers en Angleterre (p. 172-173 ; il y avait aussi, entre autres, l’abbé Le Blanc, historiographe du roi, qui lui servait d’indicateur outre-Manche).

 

       Même s’il ne se revendique pas de cette approche, l’ouvrage de Rosalind Savill ouvre malgré tout des perspectives stimulantes pour quiconque s’intéresse aux études de genre. S’interroger sur la place qu’occupa Madame de Pompadour en tant que femme dans la politique des arts de son temps ; se questionner sur les leviers qu’elle mobilisa pour faire entendre sa voix ; analyser la vivacité et surtout la nature de la réception critique dont elle fit l’objet, cette dernière la ramenant sans cesse à son sexe, amène à repenser les contours d’une définition du « pouvoir d’influence » en politique.

 

       Contrairement à ce que laissaient entendre ses détracteurs, pour devenir une « si jolie Première ministre », telle que la désignait le duc de Croÿ dans son Journal (1718-1784), Madame de Pompadour dut déployer bien plus que des caprices ou des intrigues pour convaincre le roi. On la considère encore trop souvent de nos jours uniquement sous l’angle de « la maîtresse du roi », rôle qu’elle ne tint officiellement que pendant cinq années. Ce serait d’ailleurs mésestimer le sens politique du souverain que de penser qu’il aurait continué à solliciter ses avis jusqu’en son Conseil pendant quatorze années supplémentaires, alors qu’il ne la convoitait déjà plus comme partenaire sexuelle dès 1750, préférant les jeunes favorites qu’elle lui fournissait au Parc aux Cerfs. Les complicités qu’elle nourrissait avec les philosophes, Rousseau, Voltaire, Diderot et d’Alembert ; avec son médecin particulier, François Quesnay, père de la physiocratie, ou avec d’autres proches, tels Buffon ou Turgot (p. 756, p. 808) témoignent de l’ampleur de son implication sur les tendances de la cour et, au-delà, sur la culture éclairée de son temps.

 

       La Marquise mit au point plusieurs moyens habiles pour protéger sa position jusqu’à sa mort et tenter d’acquérir une nouvelle légitimité publique une fois éloignée du lit du roi. L’un d’eux fut de développer une iconographie la représentant sous les traits de l’Amitié, qui trouva des applications dans le domaine de la sculpture, en grand format avec la statue de Jean-Baptiste Pigalle placée dans les jardins du Bellevue en 1753, et en petit format dans leur version miniaturisée en biscuit de porcelaine de Vincennes-Sèvres (p. 109, 143, 276-277, fig. 10.4, p. 326). En sus des allégories magnifiant le mécénat royal sous ses auspices (les cartons de tapisserie Les génies des arts de François Boucher et Les génies des Sciences, de la Poésie, de l'Histoire, de la Physique et de l'Astronomie de Noël Hallé, conservés au musée des beaux-arts d’Angers), ce thème de l’Amitié montrait à quel point elle utilisait son lien électif avec le souverain pour suggérer une évolution de leur rapport, à un moment où elle était de plus en plus malade et se voyait en disgrâce. L’entregent, l’habileté intellectuelle et sociale, le tact en somme, qu’elle avait acquis dès sa jeunesse en côtoyant les Salons, dont ceux de Mesdames Deffand et Geoffrin, en avait fait une véritable stratège. L’admettre au regard de ce faisceau d’indices concluants permettrait d’articuler un autre discours, suggérant l’idée d’une collaboration entre elle et le roi, d’une co-construction non paritaire mais bien effective, faite de négociations permanentes, plutôt que de continuer à subalterniser son action, comme cela s’est trouvé encore dans la récente exposition du château de Versailles, où son évocation restait cantonnée à une petite salle mise à la marge et sans lien avec les autres[8]. D’ailleurs la façon même dont une partie de la bibliographie continue à débattre de la validité de son jugement esthétique ou de la légitimité de son sens politique porte encore la traîne d’un système de valeurs qu’il est bon de faire évoluer à l’aune d’une réflexion genrée sur les archétypes liés au sexe.

 

       Le livre se termine par un prolongement qui fait prendre la mesure de cette imprégnation dans la culture jusqu’à aujourd’hui. Ainsi le sens commun s’empara-t-il du nom de la Pompadour comme d’une « marque de fabrique », pour l’accoler à une teinte, une coiffure, un dessert, une espèce d’oiseau aux teintes rouge vif ou enfin au style tout entier qui l’évoque (p. 1114).

 


[1] « Lumières médiatiques », colloque, Paris, Collège de France, dir. Antoine Lilti, 18-19 juin 2024, disponible en ligne sur la chaîne youtube « Histoire et archéologie » du Collège de France.

[2] Sur les avis contrastés sur Madame de Pompadour dans l’historiographie du XIXe siècle, Thomas Catherine, « Les Goncourt et la petite histoire de la marquise de Pompadour », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 12, 2005, p. 47-59.

[3] Donald Posner, « Mme de Pompadour as a Patron of the Visual Arts », The Art Bulletin, LXXII-I, mars 1990, p. 74-105.

[4] C’est le cas notamment des articles suivants : Katie Scott, « Framing ambition : the interior politics of Madame de Pompadour », Art History, 28/2, avril 2005, p. 248-90 ; Thibaut Wolvesperges, « Madame de Pompadour et la montée en puissance de Sèvres au milieu des années 1750 ; étude comparative du marché des porcelaines de Chine, de Meissen et de Vincennes-Sèvres », dans Artistes, musées et collections : un hommage à Antoine Schnapper, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2016, p. 123-139.

[5] Madame de Pompadour et les arts, cat. exp. (Versailles, musée national du château et des trianons, fév.-mai 2002, Londres, National Gallery, oct. 2002-janv. 2003), Paris, RMN, 2002.

[6] Une exposition récente évoque ce rapport de Boucher au théâtre : L’amour en scène ! François Boucher, du théâtre à l’opéra, cat. exp. (Tours, musée des beaux-arts, 2022), Gand, Snoeck, 2022.

[7] Melissa Hyde, « The "makeup" of the Marquise : Boucher’s portrait of Pompadour at her toilette », The Art Bulletin, 82 (2000), p. 453-475

[8] Louis XV (1710-1774) : passions d’un roi, cat. exp. (Versailles, musée national du château et des trianons, oct. 2022-fév. 2023), Paris, In fine, 2022.