Thomson, Richard: La République troublée – Culture visuelle et débat social en France (1889-1900), 480 pages, 176 ill. n&b et couleurs, 17 x 20 cm, ISBN 978-2-84066-249-5, 28 euros
(Les Presses du Réel, Dijon 2008)
 
Compte rendu par Sophie Pousset, Sciences po (Institut d’études politiques de Paris)
 
Nombre de mots : 2290 mots
Publié en ligne le 2009-01-10
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=506
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Dans cet ouvrage abondamment illustré (près de 180 images), Richard Thomson s’intéresse à l’interaction entre culture visuelle et débats sociaux dans les années 1890 en France à travers l’étude de quatre grands thèmes qui ont contribué à la définition de la modernité à la fin du XIXe siècle : le corps, la foule, les rapports entre République et Église et l’esprit de revanche. Partant du postulat que la culture visuelle fait partie intégrante du débat social, l’auteur cherche à saisir l’image que les Français se faisaient de la modernité dans les années 1890 en examinant la production iconographique de la période. Il montre comment les images, dans toute leur diversité, contribuent à façonner la manière de penser le monde des Français, exposés à une gamme variée d’opinions, et il montre qu’elles traduisent les mentalités du moment et diffusent des idées au sein de toutes les couches de la société.

Le travail de Richard Thompson porte sur un large éventail d’œuvres d’art – mais pas au sens strict. En effet, si les peintures occupent une place privilégiée dans l’ouvrage, l’auteur analyse également des photographies, des affiches, des caricatures, des illustrations de livres, des sculptures (dont Le triomphe de la République de Jules Dalou qui ouvre le livre), des partitions de chansons, des pièces de monnaie, du mobilier ou encore des pommeaux de cannes.

Sa méthode est rigoureuse dans le traitement des images analysées : la vie et les engagements politiques des auteurs sont évoqués ainsi que le style, la composition, la technique utilisée et la diffusion voire la postérité de l’œuvre. Puis l’objet d’art est examiné sous l’angle particulier de l’auteur, à savoir : comment il traduit les débats à l’œuvre dans la société française des années 1890 et quel état d’esprit il donne à voir. Son étude personnelle et novatrice d’œuvres connues (notamment des sculptures de Rodin, des toiles de Toulouse-Lautrec, Pissaro, Degas, Renoir, Bonnard, Seurat et Van Gogh) est complétée par des productions négligées ou oubliées. On y trouve en particulier des analyses très stimulantes de tableaux de Detaille, Adler, Lhermitte, Cottet ou encore du mobilier conçu par Carabin. L’attention n’est pas systématiquement portée sur les œuvres des élites mais bien sur les images soumises à un large public, qui véhiculent les débats, les angoisses, les peurs de cette « fin de siècle ». Ainsi, les artistes qui se tiennent à l’écart des grands débats sociaux – tels Cézanne ou Monet – ne sont pas cités dans cet ouvrage. Pourtant on peut considérer qu’en se soustrayant aux thèmes de l’époque, ces hommes portent un regard sur leur siècle. Enfin, on peut remarquer avec l’auteur que peu de productions féminines viennent illustrer le livre. Les analyses de l’auteur sont par ailleurs enrichies par une bibliographie récente et abondante.

Si la période traitée (1889-1900) paraît courte, elle n’en reste pas moins riche et traversée par de profonds courants. Dans le domaine de l’art, elle voit l’apogée du symbolisme avec Mallarmé ou Verlaine, le succès du naturalisme et de l’impressionnisme ainsi que l’éclosion du mouvement nabi et de l’Art nouveau. Cette période est encadrée par deux expositions universelles : celle de mai 1889 organisée pour célébrer le centenaire de la Révolution et, par-là même, affirmer les racines historiques de la IIIe République ; celle d’avril-novembre 1900 destinée à fêter l’entrée dans le nouveau siècle. Ces deux événements traduisent d’ailleurs par eux-mêmes les préoccupations des Français de l’époque : attachement à la République, volonté d’en imposer au voisin allemand, exaltation de la modernité, etc. Elles donnent à voir une unité de façade qui occulte les failles politiques et sociales – révélées par la culture visuelle. Ces failles peuvent être d’ordre politique (la menace de la droite avec le boulangisme, le nationalisme agressif d’un Paul Déroulède, et de la gauche avec le socialisme et l’anarchisme ; la contestation de la République par certains catholiques ; les tensions révélées et aggravées par l’affaire Dreyfus) ou sociales (crainte de la modernité, sentiment de dégénérescence physique et morale, menace des populations amassées dans les grandes villes). La peur et l’angoisse sont très présentes en cette fin de siècle – accentuées par une impression générale de déclin attribué à la décroissance de la natalité, à l’athéisme, aux mœurs sexuelles ou encore à l’alcoolisme. En même temps, l’esprit scientiste gagne une partie de la population. Les sciences, la technologie, les sciences sociales, la psychologie connaissent de grandes avancées. En fait, le sentiment de l’accélération du rythme de l’existence devient l’un des aspects les plus saisissants de la modernité. Et tout cela affecte la vie culturelle et, inversement, ce sont des thèmes que la production iconographique influence.

La culture visuelle sert alors la promotion et la diffusion des valeurs de la République auprès des citoyens. Cet objectif se manifeste dans une imagerie officielle très variée : musées, jardins, décorations et bâtiments publics, portraits des grandes figures nationales. Même les pièces de monnaie sont mobilisées : c’est par exemple le cas de la pièce dessinée par Oscar Roty représentant une Marianne à la démarche élégante semant l’avenir devant un soleil levant. La pièce mise en circulation en 1895 a pour objet de mettre l’art au service de la République dans la poche des Français. À l’inverse, les images servent également des idéologies rivales. Mais les engagements de l’artiste ne déterminent ni son style et ni sa technique : l’auteur montre au contraire que des styles opposés peuvent servir une même idéologie et, de la même façon, que des styles semblables peuvent véhiculer des idées très éloignées.

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        C’est en particulier à travers le prisme de quatre grands débats de l’époque que Richard Thomson étudie l’importance de la culture visuelle dans la construction, la traduction et l’appréhension des préoccupations sociales et politiques des Français des années 1890.

Le premier chapitre, intitulé « santé publique et désir privé », traite du corps et de ses images et ouvre un dialogue entre sphère privée et sphère publique.
En effet, l’art participe au débat sur la dégénérescence et la faible condition physique de la nation qui semble alors sur le déclin. La faillite revêt deux aspects indissociables dans l’imaginaire de l’époque : elle apparaît comme physique et morale. La culture visuelle traduit bien cette anxiété générale autour d’une nation représentée comme un organisme abstrait à la santé surveillée car instable et menacée (natalité en berne, alcoolisme, corruption).
Richard Thomson analyse également le désir et l’expérience érotique au prisme de la culture visuelle. Ainsi, il produit une stimulante étude de l’érotisation de la tour Eiffel. Il montre aussi que le sentiment général de décadence entraîne une fascination croissante pour la sexualité transgressive. L’homosexualité masculine est peu abordée dans ces années et lorsqu’elle l’est, elle apparaît conforme aux stéréotypes en vigueur, comme le montre l’analyse de la caricature de Forain, Le Troisième Sexe, représentant un homme marginal à la démarche furtive et obscure. À l’inverse, l’auteur met en évidence la popularité certaine de l’image de la  lesbienne, en particulier dans les œuvres de Toulouse-Lautrec ou d’Anquetin. Quant à l’adultère, à la fois crainte et fantasme, il est un thème récurrent dans l’art comme le suggèrent les analyses des œuvres de Vallotton ou d’une très belle photographie de Pierre Louÿs (Marie de Régnier, 1896).
Au-delà du désir et de la sexualité, le regard porté sur le corps peut se vouloir « scientifique », clinique à l’image de la Femme nue de Maurin qui a exercé une influence certaine sur ses contemporains. En réalité, l’auteur démontre que ces représentations ne véhiculent pas une image objective du corps, mais se nourrissent bien des instincts sexuels des artistes. Elles participent à un certain voyeurisme déjà alimenté dans les maisons closes et certains cabarets. De nouveaux thèmes se font jour dans la culture visuelle, liant représentation du corps et modernité. Par exemple, la technologie du rayon X dévoilant les corps sous les habits alimente bien des fantasmes visuels.

Le deuxième chapitre, consacré à la représentation et au contrôle de la foule dans les années 1890, est également novateur. En effet, si les travaux de Susanna Barrows et Robert Nye ont déjà analysé les angoisses qu’elle suscite et les diagnostics élaborés à l’époque, il n’existe pas de travaux sur le lien entre les théories sur la foule urbaine et sa représentation visuelle.
La représentation de la foule dans ces années est très liée aux discours théoriques qu’elle suscite. Ceux-ci, destinés à comprendre le phénomène des émeutes du passé et à apprendre à les contrôler, connaissent d’ailleurs une popularisation croissante dont témoigne La Psychologie des foules de Gustave Le Bon publié en 1895. Les représentations de la foule sont symptomatiques des angoisses qu’elle déclenche – angoisses alimentées par la croissance urbaine, l’afflux de populations paupérisées vers les villes et par l’émergence des idéologies de gauche : la foule apparaît dans ce cas comme un monstre, un animal, comme un phénomène redouté.
Dès lors, l’art s’empare également des dispositifs de contrôle de la foule. Se multiplient des images de l’armée où la discipline est célébrée. Dans une tentative d’affirmation, la République aussi exalte le contrôle de la foule comme dans une toile d’Alfred Roll, réalisée sur commande officielle. La Fête du centenaire des États généraux au bassin de Neptune représente en effet une foule enthousiaste, mais calme.
Richard Thomson montre aussi que les contemporains mettent en avant la physionomie de la ville, l’urbanisme dans le contrôle social de la foule. L’ordre est également imposé par la police et la répression, thèmes récurrents dans les œuvres d’art de l’époque. La répression est d’ailleurs dénoncée – comme les réticences de la République sur la question sociale – par certains artistes. Ainsi, dans son décor d’ombres chinoises destiné au cabaret du Chat noir, Maurice Radiguet dessine un cordon de policiers s’apprêtant à charger une foule massée au pied de la statue place de la République.

Le troisième chapitre aborde un thème plus familier aux historiens : les liens entre la République et l’Église.
L’art se situe au cœur de ce débat social. Il traduit d’une part la volonté de la religion de s’adapter au monde moderne. Celle-ci, confirmée par l’encyclique Rerum novarum de 1891, trouve un écho certain dans les peintures de l’époque qui présentent le Christ dans des décors modernes ou qui apportent une touche d’actualité aux thèmes bibliques. L’auteur analyse les œuvres des peintres catholiques Denis, Dulac, Aubert et tente de repérer des constantes de l’art religieux. Le dimorphisme sexuel est l’un deux.
Mais les convictions des peintres n’étant pas toujours connues ou claires, les œuvres donnent parfois lieu à des interprétations divergentes. Richard Thomson les met en lumière avec La leçon de catéchisme de Jules Alexis Muenier : pour les catholiques, il s’agit d’un simple curé de campagne assurant l’instruction religieuse des enfants ; les anticléricaux y voient un homme d’Église naïf inculquant les superstitions religieuses aux plus jeunes.
L’art de l’époque révèle également ce dialogue tendu entre systèmes de croyances rivaux : l’Église et la République. S’il n’y a pas nécessairement entre eux un antagonisme radical (la République et l’Église se retrouvent parfois pour faire rempart contre le socialisme par exemple) et que le ralliement des catholiques est en cours, de nouvelles cultures visuelles émergent en concurrence avec l’art religieux. Ainsi Marianne devient une figure rivale de la Vierge.
Au-delà de la représentation quasi religieuse de la République, certaines images produites à l’époque vont plus loin dans l’anticléricalisme et prennent l’Église pour cible. Certains tableaux ou caricatures étudiés sont édifiants à ce propos.

Enfin, dans le quatrième chapitre intitulé « Y penser toujours, n’en parler jamais » (allusion à la phrase de Gambetta), Richard Thomson entend démontrer que, contrairement à ce que l’historiographie laisse penser, l’esprit de revanche contre l’Allemagne n’est pas une préoccupation marginale entretenue par quelques nationalistes. L’étude de la culture visuelle de l’époque montre en effet que ce thème occupe abondamment l’imaginaire des Français. Loin d’être enfoui, il est souvent sollicité par l’art qui agit alors comme un constant rappel visuel.
Cette présence se traduit par la place de l’armée dans les représentations iconographiques, la célébration du rapprochement franco-russe ou encore le recours à la culture pour affirmer la présence de la France. L’hostilité à l’Allemagne est également un vif témoin de la prégnance de l’esprit de revanche. Ainsi, même si la République entend ne pas paraître belliciste, elle laisse Jean Veber exposer La Boucherie au salon de la SBNA de 1897. Ce tableau représente un boucher sous les traits de Bismarck devant son étal où trônent des cadavres dépecés et de répugnantes pièces de boucherie humaine. À la suite des protestations de l’ambassade allemande, la toile fut d’ailleurs retirée du Salon.
L’imagerie de l’ancienne guerre occupe également une place privilégiée. L’auteur rappelle que Le dernier du bataillon de Jules Monge, représentant un soldat qui écrit avant de mourir « Vive le 2ème zouaves » sur un mur avec son propre sang, connut une très large diffusion : l’image a été reproduite à plus d’un million d’exemplaires. Ceci montre la popularité des thèmes patriotiques qu’on retrouve également dans les monuments aux morts. Cette imagerie de guerre entretient par ailleurs un lien fort avec l’extrémisme politique.
La formation des enfants, l’importance de l’avenir – l’idée de revanche étant une projection dans le futur – ou encore l’allégorie (de la revanche, de l’Alsace) sont également bien présents dans l’iconographie de l’époque.
Inversement, l’art témoigne aussi du malaise des artistes face à la popularité croissante de l’armée et face au nationalisme – même si cet aspect concerne davantage les écrivains que les peintres.

Cet essai, de lecture très agréable, ne vise donc pas à traiter de l’art en France dans les années 1890. Il répond à une lacune historiographique : peu de synthèses existent sur la période traitée sous l’angle de l’histoire sociale, de l’histoire politique ou encore de l’histoire de l’art. Le principal atout de cet ouvrage est donc de naviguer entre ces différentes approches en décloisonnant les domaines de recherche.