Arasse, Daniel: Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, 383 p., 22.1x30.5 cm, ISBN : 9782081217409, 49,90 euros (Flammarion, Paris 2008)
Compte rendu par Bettina Bauerfeind, Université Paris IV Sorbonne
Nombre de mots : 2280 mots Publié en ligne le 2010-05-25 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=523
Dans son ouvrage, Daniel Arasse (1944-2003), ancien directeur d’études à
l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales, Paris) et professeur
d’histoire de l’art moderne (à Paris IV, puis à Paris I), nous livre une
relecture passionnante de la peinture européenne classique, du Moyen Âge
jusqu’au dernier quart du XIXe siècle. Cette période, au cours de
laquelle domine le concept d’imitation en peinture – la mimesis – est
en effet naturellement propice à son sujet d’interrogation : le rôle du
détail en peinture.
À la différence de toute étude iconographique ou d’attribution qui se
consacre également à un examen rigoureux du détail, cherchant à retrouver des
confirmations globales dans le particulier, Arasse s’intéresse ici, dans les
deux grandes parties qui forment le cœur de son étude, aux tensions et aux
écarts que les éléments picturaux peuvent produire par rapport à l’ensemble du
tableau (L’emblème du tableau,
p.23-216) ou aux usages artistiques courants (Le tableau disloqué, p.217-363).
L’emblème du tableau se divise en deux grands chapitres. Le premier
examine les Contradictions (p.23-119)
entre le traitement du particulier et la vue d’ensemble tels qu’ils se
manifestent chez des artistes qui, pour des raisons différentes, refusent un rendu
trop détaillé du sujet (Nicolas Poussin, William Turner...). Paradoxalement,
cette économie du détail conduit ici précisément à une attention hors norme aux
petites parties de l’ensemble. « Une attention presque maniaque au détail
du tableau » (p.48) laquelle se manifeste du côté non seulement de la
production mais aussi de la réception qui s’engage dans le « Plaisir
coupable » d’aspects pourtant volontairement secondaires de l’œuvre. Comme
en témoigne l’auteur, cet intérêt pour le détail a entraîné de nombreuses
découpes de tableaux et témoigne d’une montée d’intérêt proprement artistique
pour l’œuvre.
À l’opposé de cet emploi frugal du détail : la peinture de dévotion
typique des courants du nord à partir du XVIe siècle et au sein de
laquelle un traitement raffiné des marques physiques de la souffrance (du
Christ, de Marie, de Saint Jean...) vise à intensifier l’aspect pathétique de
la scène afin de développer la dévotion empathique de son spectateur. Cette
peinture, qui atteint son apogée dans l’art de Grünewald, de Bosch ou encore, à
la transition entre le Moyen Âge et la Renaissance, dans les images des Arma Christi (les symboles de la
passion), particularise la représentation. Se servant de l’efficacité
mnémonique de détails divers, elle met en avant la proximité entre le
spectateur et la scène. Au XIXe siècle, les membres de la Fraternité
préraphaélite, John Ruskun ou Casper David Friedrich visent quant à eux à
susciter la dévotion mystique à travers des détails naturels. « Dans ce
processus singulier, le détail méticuleux de représentation joue un rôle
décisif, moins comme élément d’un programme iconographique ou d’un sujet
narratif, que comme support d’une émotion suscitée par le sentiment religieux
du réel » (p.116).
Le deuxième chapitre de cette première partie interroge les Dispositifs (p.120-p.216) qui orientent
l’utilisation des détails en peinture et qui peuvent faire de ceux-ci l’emblème
de la représentation.
Entre le XIVe et le XVe siècle, plusieurs raisons
incitent les artistes à accumuler des détails picturaux qui n’entretiennent pas
de rapports directs avec la scène principale de leur toile. L’intérêt croissant
pour l’étude du réel ainsi que des facteurs liés aux goûts et aux besoins de
l’époque (comme le goût de cour qui favorise un rendu raffiné des objets de
prestige, ou l’engouement humaniste pour la rhétorique élogieuse de l’ekphrasis qui leur concède une place
majeure) contribuent en effet, à cette époque, à la prolifération de détails
non conventionnels.
Néanmoins la peinture moderne de la Renaissance se définit à l’encontre de leur
abondante utilisation. Dans son traité De
Pictura (De la peinture), Leon Battista Alberti (1404-1472) refuse aux
peintres toute accumulation superflue de détails : le peintre doit
soigneusement choisir des particularités significatives en rapport avec le
sujet du tableau. L’art de Mantegna ou de Jacopo Bellini est exemplaire de
cette pensée qui leur attribue la fonction de condenser la signification de
l’œuvre et qui encourage le « peintre savant » à les puiser dans des
sources diverses (humanisme, religion, antiquité...).
L’extrême précision du détail a mené, dans certains cas, à une division du
travail en fonction des capacités des peintres (comme dans le cas de la
collaboration entre Rubens et le paysagiste et peintre animalier Jan Bruegel de
Velours) ; à une spécialisation dans un genre particulier qui atteint son
apogée en Hollande au XVIIe siècle.
Selon Arasse, ces éléments, en tant que pièces d’un dispositif d’ensemble,
apparaissent comme des emblèmes du mode de représentation adopté (dans la
tradition classique : un assemblage, un emboîtement progressif de parties
distinctes). Car ils condensent l’opération intellectuelle qui, visant à
produire un même effet (nommé la « machine » en référence à Du Fresnoy),
a dirigé leur assemblage. « Ainsi le détail articule, dans le tableau,
l’activité de représentation qui est à la base du tableau lui-même ; dans
la mesure où ce tableau « imite la
Nature », le détail y est l’emblème du processus
mimétique de la représentation picturale » (p.202).
La seconde partie, Le tableau
disloqué (p.217-363), se divise également en deux grands chapitres,
intitulés Paradoxes (p.217-279) et Intimités (p.280-363), et dans lesquels
Arasse examine l’écart entre le détail et la tradition picturale de son
époque : ici le détail « disloque à son profit le dispositif de la
représentation » (p.15).
La distinction entre le « détail-emblème » (traité dans la
première partie) et le « détail-comble », est l’objet d’une
interrogation fondamentale. En effet : «Le détail-emblème condense
localement le processus de représentation, alors qu’au point même où il opère
cette condensation, le détail-comble touche la limite de ce qu’autorise
l’économie de la « machine » du tableau, son « tout ensemble ». »
(p.217). Si le « détail-emblème » s’accorde donc avec le principe
général du tableau, démontrant le savoir-faire du peintre et la vérité de son
observation, le « détail-comble » transgresse cet ordre et défait
l’unité du tableau. « Paradoxale catastrophe : dès lors qu’elle est
portée à son comble en peinture, l’imitation méticuleuse du détail ruine
l’effet d’ensemble voulu par l’imitation même » (p.220).
Ce n’est pas le détail en tant que « particolare » (la petite partie
d’un ensemble qui spécifie l’aspect de la chose) auquel s’intéresse
l’auteur dans ce chapitre mais bien le « dettaglio », lequel suppose
un sujet qui « dé-taille » l’objet par une action. Le
« dettaglio », produit du geste de peintre, rythme en effet le
parcours du regard : l’appelant à se poser successivement en divers
endroits, il peut « disloquer » le tableau, disperser la composition
dans un parcours trop irrégulier ou, plus important pour ce qui suit, il peut
encourager des points de vue contradictoires sur le tableau. Car dans chaque
œuvre, s’inscrivant dans l’événement de sa perception, l’intérêt pour des
détails peut transgresser le dispositif classique de l’imitation lequel stipule
que l’œuvre doit être regardée à distance (la vue de près n’étant réservée
qu’aux seuls connaisseurs). Par le témoignage de trois écrivains (Claudel,
Proust et Rilke), l’auteur nous fait part de l’enthousiasme pour des éléments
en marge de la perception d’ensemble – de la réception rapprochée qui disloque
le dispositif du tableau. « À ce moment c’est tout l’ordre de la
représentation classique que le détail met en jeu. Il en disloque le dispositif
et risque de lui substituer l’aspect d’un autre sens, proprement
insensé. » (p.240).
Seulement dans le cas de la peinture de paysage, la doctrine classique autorise
une dislocation du tableau par le regard (Détail
7 : Parenthèse sur le paysage et les promenades du regard, p.240-243).
Car ici, la profusion abondante et la variation des détails font
intrinsèquement partie de son genre (à l’encontre de la peinture d’histoire)
qui encourage une promenade virtuelle dans le tableau. « Comme si, depuis
son origine, la peinture de paysage participait d’un secret qu’il est interdit
de dire ailleurs : pour en jouir, celui qui regarde la peinture doit se
situer en un lieu indéfini, sans termes, disloqué. Comme si, pour jouir de la
peinture, il fallait ne plus avoir de lieu propre » (p.243).
D’autres tableaux, invitant le déplacement du spectateur, appellent des Oscillations (p.244-258) du regard. Ici,
les détails « iconiques » – qui représentent – se
transforment en détails purement « picturaux » quand vues de très
près : ils se dissolvent en pure matière. La « fascination (...)
tient à ce que l’imitation à son comble fait souhaiter voir la présence de la
peinture en acte dans le tableau, alors même que cet acte de peinture s’est
savamment effacé au profit de l’image, aboli au profit de l’effet de présence
de l’objet qu’il a représenté » (p.263). Parmi les exemples de l’auteur figure
l’Olympia de Manet. Dans le cas du
portrait des ambassadeurs Jean de
Dintevilleet
Georges de Selve (1533) de Hans
Holbein le Jeune, le changement de point de vue du spectateur rend intelligible
le détail « iconique » du crâne tout en défavorisant l’ensemble de la
scène. « On a vu comment la vérité du détail était une pièce nécessaire à la
démonstration du savoir du peintre et de sa culture, comment sa conquête avait
été à l’ordre du jour de la première Renaissance. Pourtant, dès lors que le
regard scrute le détail pour lui-même, hors de la distance voulue par l’image
du tableau, de trop près, pour y suivre le travail du peintre et non plus y
reconnaître la transparence de sa vérité, cette attention à la mise en œuvre
matérielle porte atteinte à la dignité du peintre (classique) » (p.248).
Le deuxième chapitre (Intimités,
p.280-363) interroge la manière dont les artistes détournent l’iconographie
conventionnelle en introduisant des détails incongrus. Mettant en péril la
transparence de l’art mimétique, ils manifestent en effet leur propre présence
dans le tableau. Ainsi le « cas exemplaire » du Florentin Piero di
Cosimo, qui fait part de sa culture savante en insérant des détails inattendus
dans ses compositions. « Vues de loin, elles [ses peintures] se laissent
lire dans la mesure où, tout compte fait, elles illustrent clairement les
textes choisis par les commanditaires ; c’est de près, quand le regard
s’attarde sur ces parties secondaires où le peintre a le droit d’exercer cette
« liberté d’oser » qu’Horace lui accorde au même titre qu’au
poète ; c’est dans les détails que les singularités surgissent, les
surprises, les plaisanteries et autres divagations dans la mise en œuvre du
thème principal » (p.295).
Caractère volontairement énigmatique, à vocation privée, que l’on retrouve
dans des tableaux de Giorgione qui sont construits « par l’élision des
détails explicatifs ou par l’introduction de détails dont le rapport avec le
thème est articulé de manière incertaine; la solution de l’énigme
iconographique fait partie du plaisir de l’œuvre, et elle est réservée au
propriétaire ». (p.297). D’autres artistes (exemples de Crémone Giulio Campi,
de Filippo Lippi, du Caravage) marquent parfois doublement leur présence dans
le tableau par l’ajout de détails imprévus autour de leur signature et qui vont
jusqu’à détourner l’attention du sujet représenté.
Ainsi, les artistes véhiculent des messages personnels (tableaux de
Ambrogio Lorenzetti, du Titien, de Jacopo Bassano et de Girodet), traitent
leurs sujets avec humour comme dans le cas de la fresque de l’Histoire de Psyché de Raphaël à la Villa Farnésine
(1517), du tableau d’autel Le Mariage de la Vierge (1523) de Rosso
Fiorentino ainsi que de la peinture de Mars
et Vénus de Botticelli (vers 1485) que l’auteur étudie successivement.
D’autres peintres insèrent des autoportraits dans leurs compositions (exemples
de Nicolas Poussin, Hans Holbein le Jeune, Jacques Louis David, Luca Cambiaso
et de Mantegna). Cas extrême pour cet intérêt du détail insolite, celui de L’Origine du monde de Gustave
Courbet : il se voit uniquement contextualisé par le titre. « Cadré,
découpé de façon à présenter dans une frontalité exclusive le sexe d’une femme,
le corps est réduit à un « détail » offert au regard hors de tout
contexte – alors même que ce « détail » constitue ce que la contextualisation
travaille traditionnellement à ne pas faire voir » (p.343). Et, enfin,
appartenant à l’intimité du peintre : le détail qui exclut la raison et
qui, dans sa présence mystérieuse, véhicule une expression informulable. Ainsi,
par exemple, les configurations anthropomorphiques présentées par le paysage du
Saint Jérôme pénitent (vers
1509-1510) de Lorenzo Lotto, qui donnent figure aux tentations et visions
diaboliques du saint. Ou encore, les configurations anthropomorphiques de la
peinture de Giuseppe Arcimboldo qui appliquent à la figure humaine le principe
de la double figuration en la construisant par assemblage arbitraire d’objets
divers appartenant toujours à une même espèce ou à une même catégorie d’objets
naturels ou d’artefacts.
Dans la postface (p.364-380), Daniel Arasse donne trois exemples où
l’historien de l’art, fidèle à une approche iconographique, a construit
« la fable de son désir » (p.368), en interprétant la signification
de l’image selon des références extérieures. « Oubliant que le tableau
élabore et spécifie son message propre par l’agencement interne de ses détails,
l’iconographe tend à réduire la singularité du motif (p.368), à aplatir l’écart
du détail qui avait pourtant provoqué le besoin d’interprétation. Plus grave
sans doute pour un historien de la peinture, il n’interprète pas l’image par
l’image mais il privilégie le texte – ou les rapprochements d’images que
justifie la possibilité de faire surgir un texte ou un thème communs aux deux
images » (p.366/368). Ainsi la forme de vautour, en rapport avec
l’interprétation freudienne du souvenir, que Oscar Pfister voit inscrit dans le
manteau bleu de la Marie
dans Sainte Anne, la Vierge
et l’Enfant Jésus de Léonard de Vinci (vers 1510). Autre exemple, la mauvaise
qualité d’une reproduction qui a entraîné Fabiolo dell Arco à voir un rat au
lieu de la statuette antique couchée dans la peinture de Parmigianino,
changeant ainsi radicalement l’interprétation de l’œuvre. Enfin, le
rapprochement de l’œuvre à son contexte social, permet à S. Setti de dénommer,
sur la peinture de la Tempête
de Giorgione (vers 1507), une trace de « serpent ». Arasse nous
met en garde contre ces surinterprétations par lesquels les historiens de l’art
comblent leur propre désir de dévoiler « ce que le tableau ne veut pas
voir dit » (p.380).
Dans la lignée de deux ouvrages publiés par
l’historien de l’art Kenneth Clark (Cent Détails provenant de la National Gallery en 1938, et Quelques
Détails de plus en 1941), le souci du détail manifesté par cette étude transgresse
souvent les catégories établies de l’histoire de l’art et porte ainsi un regard
nouveau sur la discipline. D’une valeur théorique incontestable tout en étant
accessible, cet essai se démarque par des analyses des œuvres limpides et
minutieuses, complétées par de nombreux témoignages de leurs illustres
contemporains auxquels ce compte-rendu succinct ne pourra pas faire justice. Si
la première édition de cet ouvrage (également paru chez Flammarion) a connu un
succès considérable en 1992, cette nouvelle version comble sa lacune
évidente : elle est augmentée par quatre cents belles planches présentant
les tableaux étudiés au sein de cette histoire
rapprochée de la peinture.
Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris Site conçu par Lorenz Baumer et François Queyrel et réalisé par Lorenz Baumer, 2006/7