Heller, Steven - Ilic, Mirko: Icônes du graphisme. Influences et inspirations d’hier et d’aujourd’hui, 224 pages, 23 x 30,5 cm, 967 illustrations dont 764 en couleurs, ISBN : 978-2-87811-321-1, 34,95 €
(Thames & Hudson, Paris 2008)
 
Compte rendu par Olivier Deloignon, École supérieure des arts Décoratifs, Strasbourg
 
Nombre de mots : 2272 mots
Publié en ligne le 2009-12-21
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=533
 
 


          Le graphisme est un terme renvoyant d’abord au caractère propre de l’écriture ou du dessin puis à l’aspect esthétique de l’agencement de signes sur un ensemble plus vaste, la composition graphique. Par extension, le vocable désigne la communication visuelle. Icône renvoie immanquablement à la peinture religieuse byzantine mais est employé ici comme référent au caractère presque sacral, en tout cas emblématique, de certaines représentations graphiques. L’ouvrage de Steven Heller et de Mirko Ilic, Icônes du graphisme. Influences & inspirations d’hier & d’aujourd’hui, publié à Paris chez l’éditeur Thames & Hudson en 2008 postule traiter, selon son sous-titre, des sources iconographiques de la communication visuelle en montrant comment des images « tutélaires », les icônes du titre, ont profondément influencé l’esthétique graphique. Le livre est précédemment paru, chez le même éditeur, en langue anglaise sous le titre Icons of Graphic Design à Londres en 2001, puis a été réédité sous une forme augmentée en 2008 et traduit à cette occasion en français par Hélène Odou.

 

          La communication graphique est un domaine fort peu étudié quant à ses procédés de création et à ses sources iconographiques propres. Ce manque est d’autant plus étonnant que l’histoire du graphisme, ou de la communication graphique, sort depuis quelques années du domaine assez confidentiel des publications à usage professionnel pour entrer dans les champs de l’histoire de l’art. C’est ce qui fait, a priori, tout l’intérêt du propos. L’ouvrage souhaite montrer que le graphisme moderne, apparu dans les dernières décennies du XIXe siècle, est un « univers en expansion » continue qui s’est largement nourri du dialogue entre les arts plastiques et les arts appliqués, notamment le design. L’approche particulière retenue par les auteurs consiste à  relier créations emblématiques nommées pour l’occasion « icônes », sources et dérivations. Pour appuyer cette approche, ils procèdent d’un principe de juxtaposition visuelle, qui permet de regrouper nombre de réalisations graphiques sous une série de thématiques génériques, tout en classant chaque thème selon un ordre millésimé. Il s’agit de montrer la manière dont les graphistes ont transformé leur langage plastique puisant dans les formes d’art vernaculaire ou plus savant, d’abord de manière empirique puis en assimilant les novations formelles de figures particulièrement prégnantes de leur discipline, les acquis des avant-gardes et des théoriciens de la communication. L’ouvrage est à dominante iconographique revendiquant la présentation de 108 œuvres phares en autant de chapitres à l’aide de 967 illustrations en tout.

 

          S’appuyant sur le célèbre acronyme de Raymond Lœwy, faisant office de profession de foi, MAYA (Most Advanced Yet Acceptable), les auteurs avancent que le graphisme contemporain ne doit pas se lire à l’aune des projets les plus novateurs mais à celle de leur réception par le public. Cette affirmation justifie le parti-pris éditorial de montrer, d’une part, le développement d’« archétypes de formes » parfois avant-gardistes et, de l’autre, d’éclairer les adaptations accompagnant momentanément la « surface des formes » vers l’acceptation par le public. C’est ainsi que l’histoire des avant-gardes prônant un rapprochement avec le graphisme, depuis les néo-plasticiens, Dada, les futuristes ou la Nouvelle typographie est celle de l’invention la plus radicale tandis que le langage commun du graphisme s’est employé à rendre « acceptables » ces novations non transposables directement. Car le graphisme, contrairement aux arts plastiques, est avant tout dépendant du commanditaire, de la fonction attendue du message graphique et de ses espaces de réception. Il doit répondre à un impératif, cadrer un message afin d’attirer un public pour diffuser au mieux le propos qu’il véhicule. Il ne peut pas être en rupture avec son horizon de réception tout en cherchant toujours à le pousser dans ses retranchements.

 

          Le principe de juxtaposition visuelle employé par les auteurs implique le découpage du livre en 108 petits chapitres présentés de manière chronologique, un chapitre par année à partir de 1900 jusqu’en 2007. Chacun est développé sur une double page et traite d’un point particulier lié au graphisme, à la typographie, à l’illustration, à l’image, à la communication visuelle… En s’appuyant sur un court texte introductif et une image emblématique, faisant fonction d’icône (dans le sens d’image emblématique), reproduite en grand format et disposés sur la page de gauche, les auteurs proposent des déclinaisons, des variantes ou des archétypes dont les reproductions, plus petites, sont placées en page de droite. Ils offrent de saisir, dans l’espace d’une double page, le système d’invention, de construction, d’emprunts, d’influences ou de citations du graphisme contemporain. Le choix des  illustrations « secondes » s’opère par affinités ou ressemblances et vise à souligner les filiations inhérentes à l’histoire des formes graphiques de manière diachronique. Les auteurs assument une certaine subjectivité dans leurs choix tout en soulignant l’impossibilité de prouver les relations entre les créations hors des correspondances purement formelles ou iconographiques.

 

          L’inventaire du sommaire serait fastidieux et peu éclairant puisqu’il est établi selon un ordre chronologique associé à des critères structurels, contextuels, fonctionnels voire décoratifs. Commentons plutôt, au passage, quelques chapitres afin de donner une idée du contenu. L’année 1904 est consacrée à « la symétrie ». La double page pose une couverture de Talwin Morris en emblème tout en citant une marque d’imprimeur de 1514, improprement nommée « symbole », un logo de Paul Rand (1960), auquel Steven Heller a consacré un ouvrage remarquable, ou une création de Milton Glaser. L’année 1908 est l’occasion de présenter des « livres ludiques » dont The Hole Book de Peter Nevell est le blason tandis que des ouvrages de Lothar Meggendorfer (1887), de Bruno Munari (1968) ou de Jan Pienkowski (1981) forment les variations, oubliant toutefois complètement les livres à systèmes soviétiques. 1915 valorise Les Mots en liberté de Marinetti dans un chapitre consacré au « principe du chaos » dont les contrepoints sont des œuvres de Cangiullo (qui perd son prénom au passage), Max Ernst, Neville Brody et curieusement Piet Zwart. L’année 1959 consacrée aux « génériques » [de films], sujet rarement traité, pointe la création de Saul Bass pour Autopsie d’un meurtre tandis que Robert Brownjohn (Goldfinger) et Pablo Ferro (L’Affaire Thomas Crown) sont des variations. La notion de « dimension à part » permet de traiter de la bande dessinée dont Cheap Thrills de Robert Crumb (1968) est le symbole tandis que Richard F. Outcault, Mœbius ou Art Spiegelman sont des déclinaisons oubliant Töpffer, Rip ou Christophe. Le chapitre « Colonne à la une » (1991) souligne l’emploi de colonnes sous forme métaphorique  dans une composition de Form & Zweck par Cyan, à laquelle répondent Alexey Brodovitch, Peter Knapp ou Ales Najbrt, manifestement très inspiré par Karel Teige. Enfin, 2007 est l’année consacrée au « zéro pointé » présentant une série de logotypes fonctionnellement et plastiquement ratés dont celui des J.O. de 2012 par Wolff Olins, de la ville de La Haye par Anton Corbijn, de Peter Saville et Paul Barnes pour Kate Moss et de nombreux anonymes.

 

          La production éditoriale francophone liée à l’histoire et aux pratiques graphiques, à la typographie ou à l’illustration, bref à la communication visuelle, offrant des visions panoramiques ou des études de fond peut se diviser en plusieurs catégories : les ouvrages à destination des professionnels ou des étudiants en graphisme, souvent produits par des praticiens ou par des théoriciens issus des rangs des praticiens, ceux à l’usage du grand public et ceux à destination d’un lectorat universitaire. Les ouvrages présentant une vue d’ensemble de la production du XXe et du XXIe siècle, incluant parfois le XIXe, sont les plus courants d’autant plus qu’ils sont fréquemment bien documentés visuellement. Ce sont souvent des manuels à destination des professionnels ou des étudiants à dominante iconographique ou des ouvrages de vulgarisation (généralement traductions d’ouvrages anglo-saxons, à quelques rares exceptions près) dévolus au grand public. Traditionnellement, les grandes figures de la création graphique sont d’ardents producteurs de publications liées à leur domaine d’activité. Ces ouvrages développent souvent des points de vue historiques dans un contexte général de didactique de la discipline, comme c’est le cas avec Steven Heller et Mirko Ilic, tous deux praticiens et enseignants qui ne dérogent pas à la règle.

 

          Le lectorat universitaire a, quant à lui, à sa disposition un certain nombre d’ouvrages, plus rarement en langue française. Le monde universitaire anglo-saxon, néerlandais ainsi que germanophone est très impliqué dans l’édition de la recherche liée à la communication visuelle, et celle relative au graphisme et à la typographie notamment. Ce n’est que rarement le cas en France où la publication sur ces disciplines est l’apanage des écoles d’art. Les catalogues d’exposition pallient parfois ce manque en traitant de domaines voisins mais suffisamment proches pour être indispensables. Ces territoires connexes sont aussi l’objet de recherches érudites plus ponctuelles. D’une manière générale, même si la communication visuelle constitue un domaine à part entière, nourrissant une branche de la recherche scientifique, elle ne peut se passer d’une transversalité avec les autres formes de création (arts plastiques, photographie, architecture, design…) mais aussi avec des pratiques et leurs histoires (du livre, de la lecture, de la propagande…) Cette prise en compte de l’histoire des formes et des images mais aussi des pratiques de la communication graphique est le défi relevé par Steven Heller et Mirko Ilic, au moins dans sa dimension visuelle.

 

          Afin d’assurer cette transversalité, tout en se dégageant du simple inventaire chronologique de l’apparition de formes singulières, les modèles « dérivés » de l’icône qui structure chaque chapitre sont classés selon une partition « avant [l’apparition de la forme graphique essentielle] » et  « après ». Cette présentation sur double page, emblématique de la pensée visuelle de la seconde moitié du XXe siècle, permet une vision générale mais pas panoptique du sujet traité. Ce dispositif fait de l’illustration principale une sorte d’acmé ou de révélation d’une esthétique jusque là sous-jacente et qui, à partir de son dévoilement, va essaimer et s’inscrire dans l’« inconscient » collectif des graphistes, de leurs ordonnateurs mais aussi du public.

 

          C’est ainsi que les auteurs affirment que l’art du graphisme est le fait de quelques « génies » (sans guillemets dans le texte original) dont les novations sont diffusées et perpétuées par d’autres. Poursuivant le propos, ils postulent l’existence de deux sortes de créateurs, des « génies donneurs de formes » imposant des novations radicales et des « génies du style » qui accompagnent et éclairent les propositions des premiers en les rendant « acceptables ». S’appuyant sur le postulat d’Ærnest Elmo Calkins qui prônait à la fin des années 1920 la stylisation des objets afin de relancer leur consommation, concept ancêtre du design obsolescent, les auteurs avancent l’idée que les « clichés » sont la structure pérenne de l’image graphique qui peut alors être agrémentée de décorations ou adaptée à un style, donc à un public, en fonction d’une époque donnée. L’exemple de l’affiche de propagande anti-germanique de H. R. Hopps dans le chapitre « au monstre – 1918 » et d’une variation possible sur la couverture de Vogue USA en avril 2008, avec un but tout différent mais qui a fait grand bruit outre-Atlantique, montre suffisamment la pertinence du propos.

 

          Cette démarche permet aux auteurs de se libérer de la simple histoire des styles qui réduirait immanquablement l’analyse du graphisme à sa correspondance avec quelques particularités stylistiques données. Il s’agit de montrer qu’une forme est souvent déjà présente dans l’univers plastique du graphisme (le cliché) avant d’être reprise et magnifiée dans un geste qui est à la fois créateur et redynamisant. Sa réception par le public est alors d’autant plus favorisée que la forme est déjà implicitement présente dans l’univers usuel. Telle est d’ailleurs une autre ambition de l’ouvrage, souligner l’évolution du langage visuel et la manière dont les graphistes ont relevé des défis imposés par « l’extérieur » en développant ces « clichés » (là aussi sans guillemets dans le texte original). L’affirmation peut sembler audacieuse, voire péjorative, a fortiori lorsque les auteurs affirment sans ambages : « Soyons francs, les graphistes sont des marchands de clichés ».

 

          Pourtant le cliché dont il est question ici est celui qui est un repère stable dans un monde mouvant, un point d’entrée dans un univers visuel en expansion permanente. Il s’agit avant tout de montrer que par delà les effets de mode, il existe des invariants graphiques qui puisent aussi bien dans l’histoire plus ou moins ancienne de la « chose imprimée », selon la belle appellation de John Dreyfuss et François Richaudeau, que dans les arts plastiques de manière générale, en remontant parfois à l’Antiquité, comme c’est le cas pour les polices de romain par exemple, ou les motifs de grecques (sans nécessairement être convaincant sur ce dernier sujet). Le graphisme apparaît alors comme l’« agrégation de concepts interconnectés » visant à être perpétuellement ré-agencés afin de déstabiliser les attentes d’un public de plus en plus rassasié par la surabondance de communication visuelle. Les auteurs font surgir une sorte de paradoxe qui impose au graphiste de respecter à la lettre l’idée d’être toujours novateur sans jamais l’être trop, selon l’acronyme lœwien.

 

          Selon les auteurs, le graphiste devient alors un médiateur sachant manipuler les différents langages à sa disposition afin de produire un résultat surprenant mais surtout pas choquant, c’est un « re-créateur ». Cela ne veut pas dire pour autant que le graphisme ne crée rien. Au contraire, force est de constater que c’est l’un des domaines les plus actifs de la novation plastique. Mais cette création se fait, selon les auteurs, à partir des réalisations ou des expérimentations passées, ayant fait la preuve de leur efficacité. C’est ainsi qu’ils tracent un cheminement de l’avant-garde qui passe par les arts plastiques, se diffuse et se « popularise » par l’intermédiaire du graphisme qui opère comme un filtre en assurant une médiation des formes plastiques les plus innovantes vers le grand public, à la manière du design.

 

          Pour conclure, il convient de noter que cet ouvrage s’adresse d’abord aux professionnels du graphisme et aux étudiants qui y trouveront un recueil de formes et de concepts directement liés à la communication visuelle. Les auteurs revendiquent d’ailleurs leur livre comme un catalogue de « matériaux de construction » dans lequel puiser un procédé, une méthode ou une idée. À ce titre, nous regretterons le traitement iconographique, malgré les presque mille illustrations, puisque certaines images sont dans une définition ou une qualité insuffisante ou sont dans un format « timbre poste » qui ne permet pas d’en saisir les détails ou les caractéristiques. Les choix iconographiques opérés par les auteurs sont parfois discutables, ils assument leur parti-pris subjectif, mais cela permet de découvrir de belles pièces rarement reproduites et offre d’établir des liens qui sans cela resteraient parfois insoupçonnables. Le chercheur sera quelque peu dérouté par le peu de texte agrémentant l’ouvrage et par le manque de contextualisation des images. Mais l’exercice imposé par la présentation visuelle se révèle salutaire, voire indispensable, quant à la compréhension des grands enjeux de la communication graphique en obligeant le lecteur, devenu spectateur, à s’immiscer au cœur du dispositif, dans le fonctionnement de l’image. Il lui faudra simplement patienter encore ou faire preuve d’une bibliomaniaque pugnacité afin de réunir l’appareil textuel idoine en langue française.