Praz, Mario: Histoire de la décoration d’intérieur, 396 pages, 23 x 30,3 cm, 400 illustrations, ISBN : 978-2-87811-323-5, 60 euros
(Thames & Hudson, Paris 2008)
 
Recensione di Jan Willem Noldus
 
Numero di parole: 1595 parole
Pubblicato on line il 2009-05-18
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          S’il a publié sur la littérature emblématique, Mario Praz (1896-1982) était avant tout un spécialiste de la littérature anglaise, en particulier de celle des XVIIIe et XIXe siècles. Nous lui devons des études sur le Romantisme, réalisées dans le cadre de ses activités académiques. Il est évident que, au-delà de l’analyse de textes poétiques ou romanesques, Praz était surtout intéressé par l’histoire des idées, et plus encore par celle des mentalités et sensibilités. On pourrait l’appeler historien du goût et de l’imaginaire. Devenu collectionneur, notamment d’objets, de meubles et d’images datant essentiellement des époques néoclassique et romantique, il n’était pas uniquement attiré par leur aspect formel, mais littéralement fasciné par les associations historiques, biographiques, littéraires et sentimentales que ces objets ou images lui permettaient de faire. Dans La Maison de la vie (publication posthume dont le titre se réfère à D.G. Rossetti), Praz nous fait découvrir son appartement romain avec les collections qu’il contient, et raconte sa propre vie – et celle de certains autres – à travers la description des choses auxquelles il tenait tant. L’aménagement d’une maison, un « intérieur », est pour lui le miroir de son habitant.

          Il est évident que, dans cette perspective, l’Histoire de la décoration d’intérieur ne peut pas être un simple manuel ou même un traité encyclopédique sur l’histoire des arts décoratifs. Sans doute Mario Praz possédait-il dans le domaine une formidable érudition étayée par une documentation minutieuse. Il pouvait retracer l’histoire d’un fauteuil (de préférence de Jacob !), identifier un vase de Sèvres ou un encadrement de miroir en s’appuyant sur des pièces d’archives comme des factures ou des inventaires, mais aussi sur des documents visuels tels que des dessins, aquarelles ou conversation pieces. Sa passion de collectionneur l’avait rendu méticuleux dans la matière, et, s’il l’avait voulu, il aurait été capable de rédiger une histoire détaillée du trumeau, du pare-feu et de la pendule de cheminée. Mais telle n’était pas son ambition ; il a baptisé la partie principale de son ouvrage « Psychologie et évolution de la décoration intérieure ».

 

          Pour Praz, un « intérieur » est un ensemble d’objets utiles ou décoratifs ordonnés d’une manière particulière. Non seulement l’intérêt individuel (artistique ou historique) de chaque objet compte mais la façon dont ces objets ont été arrangés, combinés, disposés dans un espace donné. Du coup, il ne peut y avoir deux « intérieurs » identiques, même s’ils contiennent des meubles semblables ou des objets sortis d’un atelier précis. Chaque « intérieur » a sa propre atmosphère, et c’est à celle-ci que Mario Praz veut nous rendre sensibles.

          Puisque la période traitée dans ce livre est très longue, de l’Antiquité hellénistique  jusqu’en 1900, et l’aire géographique très vaste, l’Europe – avec une seule exception new-yorkaise –, la notion d’atmosphère ne peut forcément avoir un sens univoque. D’une certaine manière, on pourrait dire qu’un des fils conducteurs (implicites) du livre est le développement de la sphère personnelle, donc de l’individualisation de « l’intérieur », à travers les siècles : l’histoire de « l’intérieur » comme corollaire de l’évolution d’un certain individualisme. Que Praz oriente son exposé dans cette direction, se manifeste entre autres par la façon dont il se réfère aux idées de Walter Benjamin sur la société bourgeoise du XIXe siècle.

          L’atmosphère d’une pièce est comme condensée, figée dans l’arrangement et l’aspect (les couleurs comprises) des meubles, des objets, qu’il s’agit de déchiffrer comme un programme iconographique. Praz fait aussi le rapprochement entre la disposition des curiosités dans les Kunst- und Wunderkammer de la Renaissance et l’aménagement des « intérieurs » des siècles ultérieurs.

          Il n’y a plus un seul « intérieur » authentique qui nous reste de la période traitée. Les period rooms des musées sont des reconstitutions-type. Ce que l’on peut voir dans les maisons d’hommes (ou femmes) célèbres d’avant 1900, ne correspond pas forcément à la réalité de leur vivant. Praz s’est donc senti obligé de recourir à des documents contemporains pour retrouver cette réalité : des tableaux parfois, mais plus souvent des dessins et des aquarelles. Ce choix, qui est tout à fait cohérent du point de vue de la problématique du livre, en biaise quelque peu la nature. Il aurait sans doute été plus exact de l’intituler Histoire de la représentation d’intérieurs en insistant sur la « représentation » plutôt que sur la « décoration »… car Praz étudie de très près des « images d’intérieurs » et non pas des « intérieurs ». Ceci dit, il a rassemblé ici un corpus extraordinaire composé de reliefs antiques, enluminures médiévales, tableaux de primitifs italiens ou flamands du XVIIe siècle, scènes de genre, albums de famille ou catalogues de décorateur. Il n’y a probablement pas d’autre livre qui présente une iconographie aussi abondante dans un domaine en fait assez peu exploré. Praz a pu la constituer grâce à ses propres collections, très riches en « vues d’intérieur » du début du XIXe siècle, mais grâce aussi à ses liens avec quelques familles aristocratiques qui ont mis à sa disposition des albums contenant des « intérieurs » italiens, français, russes, allemands ou autrichiens. Il a collectionné des reproductions d’œuvres d’artistes scandinaves, anglais ou espagnols plus ou moins connus pendant les vingt ans qu’il a consacrés à la préparation de son ouvrage. Le lecteur est donc en droit de dire qu’avec ce livre, il tient un aperçu aussi complet que possible du sujet.

          À l’aide des images, le lecteur entre dans l’intimité de telle princesse allemande, de tel grand-duc russe ou comte italien, mais aussi dans celle d’une famille bourgeoise de Copenhague ou d’Amsterdam, pour ne pas parler de paysans suisses ou de demi-mondaines parisiennes… Praz exploite très intelligemment son matériau, en attirant l’attention sur tel meuble propre à telle classe sociale (des causeuses, des bureaux, des tables de jeux…), l’utilisation spécifique d’une pièce (le boudoir par rapport au salon, etc.), l’arrivée de nouveaux éléments (canapés, fauteuils bas, armoires…). De cette façon, il arrive à ancrer l’image anecdotique dans une histoire sociale et culturelle large, sans oublier l’aspect biographique. En montrant des vues d’un même « intérieur » à quelques années de différence, il peut mettre en évidence les changements de modes, de goût ; et quand différents « intérieurs » d’une même famille sont disponibles, nous voyons quels sont les meubles ou tableaux auxquels on tenait, car nous les retrouvons partout.

          L’approche de Praz est éminemment originale par sa subjectivité même. Il est clair que ce livre n’a pas été écrit dans une perspective académique, mais pour faire partager une passion personnelle, même si celle-ci est nourrie d’une érudition très profonde et précise. L’auteur est toujours présent dans son texte, raconte ici comment il a pu mettre la main sur un dessin, donne là un jugement sur l’atmosphère qu’il perçoit dans une aquarelle. Chaque image accompagnée de son commentaire est destinée à faire entrer le lecteur dans une réalité vivante, dans un monde particulier. Pour caractériser la démarche de Mario Praz, il faudrait recourir à des adjectifs comme « proustienne ». Seulement l’écrivain ne retrouve pas son temps dans sa propre vie, mais dans celle des habitants des « intérieurs » qu’il étudie. Pour cette raison, ces « intérieurs » ne sont plus seulement les miroirs de ceux qui les ont aménagés (et peut-être de ceux qui les ont représentés), mais reflètent aussi l’image de Mario Praz et, par extension, du lecteur.

          La manière dont Praz traite les représentations d’« intérieurs », présuppose paradoxalement une lecture au premier degré de nombre de tableaux et de dessins. Les connaissances de l’époque où il écrit son livre la lui autorisent. Entre 1944 et 1963, peu d’historiens d’art pensaient que, par exemple, des scènes de genre hollandaises pouvaient être comprises autrement que comme des représentations « réalistes ». Saint-Jérôme dans sa cellule pouvait être considéré comme une illustration exacte du savant humaniste dans son studiolo. Depuis, l’iconographie et l’iconologie ont apporté des outils d’analyse qui permettent de comprendre les références « symboliques » impliquées dans différents objets ou postures. Praz aurait sans doute été intéressé par ces connaissances – il s’est lui-même penché sur le « concettisme » –  mais ce n’est pas à la signification des images qu’il tient dans le cadre de ce livre, mais à l’atmosphère et aux objets représentés pour eux-mêmes.

          Cela n’exclut pas la réflexion, comme témoigne l’essai d’une cinquantaine de pages qui précède les 300 pages consacrées à l’histoire illustrée de l’« intérieur ». Cet essai, intitulé La philosophie de l’ameublement (référence à Edgar Allan Poe), est destiné à montrer l’ancrage de l’enquête de Praz dans une tradition littéraire qui inclut des romantiques anglais, mais aussi les frères Goncourt ou J.-K. Huysmans. C’est là aussi que Praz cite Benjamin et qu’il parle de l’expérience qui lui a inspiré  son ouvrage : un voyage dans la campagne romaine en 1944 pendant lequel il a été confronté à des maisons éventrées. Ces foyers, des « intérieurs » devenus « extérieurs », ont provoqué la question de savoir comment les habitants disparus y avaient vécu. De Viterbe à l’Europe entière, des maisons en ruines aux images du passé, il n’y a qu’un pas pour Praz aidé comme il l’était par sa culture littéraire et historique.

 

          Il est impossible de classer Histoire de la décoration d’intérieur de Mario Praz, tant ce livre est un mélange de genres. Essai littéraire avec des éléments autobiographiques et philosophiques, promenade livresque à travers une partie de l’histoire occidentale, commentaires érudits d’images qui donnent un aperçu de l’histoire culturelle et sociale de l’aristocratie et de la bourgeoisie européennes, évocations biographiques et anecdotes, le lecteur trouve toutes ces facettes dans ce livre si particulier. Mais même si l’ouvrage peut donner des pistes de réflexion et une iconographie unique dans son genre, et ainsi être utile à certains chercheurs, on ne pourrait pas le considérer comme relevant de l’histoire de l’art dans le sens habituel du terme. Est-ce grave ?