Roman, Yves - Dalaison, Julie (éd.): L’économie antique, une économie de marché ? Actes des deux tables rondes tenues à Lyon les 4 février et 30 novembre 2004. Mémoires de la Société des Amis de Jacob Spon. 17 x 24 cm, 277 p., 2008, 24 euros
(De Boccard, Paris 2008)

 
Compte rendu par Guy Meyer, Université Paris IV
 
Nombre de mots : 1552 mots
Publié en ligne le 2009-03-19
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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Ce petit ouvrage, d’une lecture plaisante, aborde de plain-pied la querelle des Anciens et des Modernes, concernant l’économie antique. L’introduction d’Yves Roman pose les termes de la question avec humour, en convoquant les divers modèles théoriques qui sous-tendent les réflexions des historiens. Ni les économistes héritiers d’Adam Smith ni les anthropologues ne répondent aux questions des antiquisants. Aux yeux des théoriciens, l’Antiquité n’existe tout simplement pas. Aussi, une pensée naïve vient-elle à l’esprit du lecteur : le marché n’existe-t-il pas alors que deux personnes se mettent d’accord, de gré à gré, pour échanger des marchandises comme dans un célèbre passage de l’Iliade (VII, v. 467-475) où des marchands apportent au camp des Achéens du vin de Lemnos ? La réponse est apportée au travers des onze communications qui composent le corps de l’ouvrage et qui balayent largement à la fois l’espace et le temps, de la Mésopotamie à l’Europe occidentale et de 3 000 av. J.-C. jusqu’au XVIIIe siècle.

 

D’emblée, J. Maucourant (p. 17-47) se demande si le « marché » n’est pas un signifiant vide. Il faut évidemment plus que l’accord d’un vendeur et d’un acheteur pour que se mettent en place les mécanismes régulateurs de la main invisible du-dit marché. La première partie de son intervention (p. 23-32) montre qu’il ne suffit pas d’un équivalent général (le deben égyptien d’or ou d’argent) pour qu’existe la monnaie, qui est bien autre chose, ni que la monnaie fonde ipso facto le marché (p. 19). J’ajouterai que la cité de Solon ou de Clisthène peut parfaitement fonctionner sans monnaie. Plusieurs cités grecques de l’époque classique, dont Sparte est l’exemple le plus connu, ont refusé d’adopter la monnaie; ce qui ne veut pas dire que les citoyens ne possédaient pas de pièces étrangères.

 

L’intervention de M.-G. Masetti-Rouault, sur l’économie du Proche-Orient (p. 49-67) anticipe largement le ton de plusieurs communications d’hellénistes et de romanistes qui suivent : le modèle de redistribution qui découle de la théorie de Polanyi ne suffit pas à rendre compte de certains phénomènes de production et de consommation de masse (p. 54-59). L. Migeotte, qui brosse avec maestria une synthèse de treize pages (p. 69-86, avec la bibliographie) sur l’économie des cités grecques, forcément schématique, évoque « une économie à plusieurs niveaux ». Qu’y a-t-il de commun, du point de vue économique s’entend, entre Athènes, où arrivent les marchandises et le tribut de l’Empire, et une petite cité des Cyclades (p. 74), même si l’ouvrage de P. Brun, Les archipels égéens dans l’Antiquité, incite à nuancer la remarque de Migeotte (et que dire de Délos ?) ? La notion de coexistence de marchés divers au sein d’un même ensemble est une notion opératoire qui semble séduire plusieurs participants.

 

Plusieurs études sont consacrées à la production et à la diffusion de produits destinés au commerce: amphores vinaires de Thasos (M. Debidour, p. 87-109), céramique thasienne et attique du IVe siècle (Fr. Blondé, p. 111-125), céramique italienne des époques hellénistique et romaine (J.-P. Morel, p. 161-189), artisanat de la céramique, du verre et de l’alun (M. Picon, p. 191-214), vin et amphores républicaines en Gaule (F. Olmer, p. 215-232). Toutes ces communications montrent qu’à côté d’un commerce local, et prenant appui sur celui-ci, se développe un commerce d’exportation à long rayon d’action qui débouche sur une production de masse destinée à satisfaire une demande particulière.

Je souhaite revenir sur une remarque formulée par M. Debidour, à la suite de O. Picard (p. 102-104). On note une disparité marquée entre la diffusion de monnaies thasiennes et celle des amphores produites dans l’île. Les plaidoyers traitant des affaires de prêts à la grosse aventure (Isocrate, Trapézitique; plaidoyers civils attribués à Démosthène, Contre Phormion, Contre Lacritès, Contre Dionisodôros) montrent que les marchands évitent de transporter des espèces monétaires qu’ils sont, d’ailleurs, souvent obligés d’emprunter : ils les convertissent en marchandises. Les bénéfices retirés des cargaisons d’aller et de retour rapportent beaucoup plus que l’intérêt qu’ils doivent servir. Les marchandises et les monnaies n’empruntent pas les mêmes chemins. Le monnayage d’argent retrouvé en territoire barbare est bien plus la marque de relations politiques et militaires que le témoignage d’activités commerciales. Les trouvailles monétaires n’attestent donc pas l’existence d’un commerce « d’importation de produits en direction de la Grèce » indépendant de celui des amphores (p. 104).

 

Deux brefs essais traitent des céréales. J. Andreau (p. 127-136) démontre, à partir du de Frumento de Cicéron, qu’en dépit de la coexistence de prix différents, il y avait un marché unifié du blé en Sicile, à la différence de ce qui se passe dans la province d’Asie (mais la taille même de cette province n’est-elle pas un obstacle à la réalisation d’un marché unifié ?). Il invoque (p. 133) pour démontrer ce second point une inscription d’Antioche de Pisidie (qui est au cœur de la communication de J. Dalaison) qui ne rentre pas dans son cadre géographique puisqu’elle appartient à la province voisine de Pont-Galatie-Cappadoce-Paphlagonie-Lycaonie.

J. Dalaison (p. 137-160) a eu la bonne idée de confronter deux sources sur des crises frumentaires en Asie Mineure : l’inscription déjà mentionnée (AE, 1925, 126) et un extrait du chapitre 15, du premier livre de la Vie d’Apollonius de Tyane, par Philostrate concernant Aspendos. Elle n’a pas pu connaître la très riche communication de A. Baroni, dans G. Salmeri, A. Raggi, A. Baroni, Colonie romane nel Mondo Romano (Rome, 2004), p. 8-54 (à propos de l’inscription), ni la nouvelle traduction de La vie d’Apollonius de Tyane, par Chr. Jones pour la collection Loeb (Cambridge [Mass.]-Londres, 2005), avec une très bonne introduction. Elle se réfère à la très vieille, et plutôt mauvaise, traduction de Conybeare (1912), qui reprend le texte grec de l’excellente édition Kayser. Or la traduction de Jones lui aurait évité un contresens qui défigure son interprétation du texte de Philostrate. Le personnage anonyme qu’elle prend pour le gouverneur romain de la province est appelé en grec « archonte », mot qu’il faut prendre dans son sens étymologique, et non pas institutionnel,et qui désigne ici le « premier magistrat de la cité ». Il est vraisemblable qu’il s’agit à Aspendos du damiurge. L’attitude du magistrat ne sied absolument pas ni à la dignité ni à l’autorité d’un gouverneur romain. J. Carcopino, dans le volume de La Pléiade consacré aux romans grecs et latins, commettait déjà la même erreur.

Cette méprise nous ramène à l’importance des questions de méthode. Le débat philologique est un préalable absolu à la discussion des sources écrites, n’en déplaise à J. Maucourant (p. 35). L’établissement du texte et plus encore sa traduction constituent déjà une exégèse. Pour la documentation archéologique, M. Debidour évoque longuement les précautions méthodologiques (p. 94-100 ; J.-P. Morel, plus brièvement, p. 184). Ces questions forment les prémices de l’intervention de M. Picon: on ne trouve que ce qu’on veut chercher (cf. aussi M. Debidour, p. 98). Les conditions qui président à la collecte des documents déterminent leur interprétation. C’est un préalable nécessaire. Si Y. Roman appelle de ses vœux la formation d’équipes pluridisciplinaires regroupant archéologues ou historiens, anthropologues et économistes, et ces deux Tables rondes en sont une magnifique illustration, cette collaboration ne pourra porter tous ses fruits qu’en fonction de la qualité de l’établissement des sources.

 

Les deux dernières interventions sont consacrées aux époques médiévale et moderne.  Y. Roman, en conclusion, note que le débat « fait émerger l’idée non de la longue durée, mais de la très longue durée » (p. 264). Je reste sceptique quant à cette très longue durée. Il est important de marquer les points de rupture. En tant qu’helléniste, je suis plus sensible à l’écart qui sépare l’Athènes de l’époque archaïque de l’Athènes du IVe siècle et hellénistique qu’à la différence entre cette dernière et les petites cités des Cyclades.

L’économie antique n’est pas une économie immobile. Les producteurs savent adapter les techniques et les produits à la demande. Les entrepreneurs recherchent profits et rentabilité. Les participants montrent tout le chemin parcouru depuis M. I. Finley. Si des pans entiers de l’activité économique échappent à coup sûr aux règles du marché, le travail et les biens immobiliers, par exemple, il est des productions pour lesquelles il est légitime de se poser la question du marché : le vin, la céramique, et plusieurs produits artisanaux fabriqués et distribués en très grand nombre.

Voici un ouvrage stimulant, plein d’informations puisées auprès des meilleurs spécialistes. Je regrette, cependant, que les organisateurs n’aient pas convié un ou plusieurs numismates, le rôle de la monnaie et les questions financières étant au centre des questions abordées dans ce volume.

 

Table des Matières

Yves Roman, Introduction p. 7

 

Jérôme Maucourant, Figures du néomodernisme: le « marché » est-il un « signifiant vide » ? p. 17

 

Maria Grazia Masetti-Rouault, Économie de redistribution et économie de marché au Proche-Orient ancien p. 49

 

Léopolde Migeotte, Les cités grecques: une économie à plusieurs niveaux p. 69

 

Michel Debidour, Peut-on parler d’un marché des amphores thasiennes ? p. 87

 

Francine Blondé, La céramique grecque et son marché: quelques exemples, quelques réflexions p. 111

 

Jean Andreau, Le prix du blé en Sicile et en Asie Mineure p. 127

 

Julie Dalaison, Régulation du prix du blé dans deux cités d’Anatolie au Haut-Empire romain p. 137

 

Jean-Paul Morel, Les céramiques hellénistiques et romaines et les problèmes de « marchés » p. 161

 

Maurice Picon, Production artisanale et manufacturière à l’époque romaine. À propos de L’histoire brisée d’Aldo Schiavone p. 191

 

Fabienne Olmer, L’aristocratie romaine, le vin et le marché gaulois p. 215

 

Denis Menjot, L’économie de marché au Moyen Âge. Quelques approches de médiévistes sur le marché p. 235

 

Monica Martinat, L’économie moderne entre justice et marché p. 253

 

Yves Roman, Conclusion p. 263