Jestaz, Bertrand: Jules Hardouin-Mansart.Tome 1 : Vie et œuvre. - Tome 2 : Documents. Deux volumes in-4 brochés sous étui pleine toile illustrée, 400 + 256 pages, 382 illustrations dont 54 en couleurs. 79 euros. ISBN10 : 2-7084-0817-8 ; ISBN13 : 978-2-7084-0817-3 ; EAN13 : 9782708408173
(Picard, Paris 2008)
 
Compte rendu par Kristina Deutsch, École pratique des Hautes Études (Paris)
 
Nombre de mots : 1520 mots
Publié en ligne le 2009-03-23
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=580
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Jules Hardouin était le petit-neveu de François Mansart, considéré comme « le dieu de l’architecture » par Jacques-François Blondel  (Cours d’Architecture, 1771), et il sut profiter de cette parenté avantageuse. Après la mort de son grand-oncle (1666), il ajouta ce nom prestigieux au sien et devint Jules Hardouin-Mansart, l’architecte emblématique du Roi Soleil. Quoique François Mansart ait été sans doute le plus grand artiste des deux, dans la mémoire collective, la gloire du neveu l’emporte finalement sur celle de l’oncle : le nom « Mansart » évoque le château de Versailles et l’église des Invalides.


Ce personnage phare de l’architecture française est enfin le sujet d’une nouvelle monographie. Il était grand temps, puisque la plus récente étude d’envergure, publiée par Pierre Bourget et Georges Cattaui  datait de 1960. Bertrand Jestaz a étudié l’œuvre de Jules Hardouin-Mansart d’abord dans le cadre d’une thèse à l’École des chartes (1962) ; ensuite il a continué ses recherches approfondies, mais elles  ont  été « entrecoupées par de longues infidélités commises au bénéfice de la Renaissance italienne. » (p. 7) Pour sauter le pas et publier finalement le résultat de presque cinquante ans de travail, il a probablement fallu une occasion qui lui a  été donnée en 2008 avec le bicentenaire de la mort d’Hardouin-Mansart, décédé « subitement à Marly le 11 mai 1708, à huit heures du soir, d’une ‘colique’ qui l’avait pris dans la nuit. » (p. 344). Cette nouvelle monographie figure ainsi à côté des autres manifestations qui célèbrent cet anniversaire : un colloque à Versailles en décembre 2008 et une exposition au musée Carnavalet au printemps 2009, suivie par un ouvrage collectif.


Bertrand Jestaz s’intéresse principalement au développement, au style personnel et à la méthode de travail de l’architecte. Nous allons donc considérer la monographie en rapport avec son approche spécifique qui  consiste à comprendre, à travers les monuments, les documents d’archives et les dessins de l’agence Hardouin-Mansart, souvent annotés copieusement de la main du maître, l’œuvre, la personnalité et l’horizon de ce personnage difficile à cerner. Le lecteur bénéficie aussi d’un ample catalogue des sources écrites, connues ou inédites, qui sont présentées, avec  transcription, lieu de conservation, cote et, le cas échéant, bibliographie, dans un volume à part qui servira d’outil au chercheur et de manuel à l’étudiant.


Le volume principal suit la carrière d’Hardouin-Mansart en commençant par l’apprentissage chez François Mansart et le début du jeune architecte au petit hôtel Guénégaud à Paris (marché de construction de 1669), jusqu’à la chapelle de la Vierge de Saint-Roch (projet de 1706), en passant par Versailles, Marly et les Invalides. Une place importante est donnée à l’œuvre de jeunesse, à laquelle appartient l’intervention au château de Clagny que Louis XIV faisait construire pour Madame de Montespan. La tradition veut qu’après l’échec d’Antoine Lepautre, le jeune Hardouin-Mansart ait été recommandé au roi par André Le Nôtre. Son neveu et biographe Claude Desgots raconte que le grand jardinier a « dit au Roi que si Sa Majesté vouloit du grand et du beau, il falloit qu’elle employât Hardouin-Mansart, neveu du François Mansart » (p. 95). Bertrand Jestaz clarifie l’histoire de ce chantier et propose « que le projet de Clagny occupa Mansart à partir de janvier 1675 » (p. 96). Le dessin, transmis  dans la suite de gravures du frère de l’architecte, Michel Hardouin (1680), préfigure celui exécuté pour Versailles avec l’idée d’ajouter « deux ailes supplémentaires en retour au nord et au sud – formule encore inconnue et presque provocante par son dédain des usages » (p. 101). Avec son « grand dessein » pour le château de Versailles en 1678, l’architecte prend en main les bâtiments du roi. Ici, Bertrand Jestaz fait une incise, donne le « bilan d’une ascension » (p. 195) avant d’en venir à la  deuxième partie de l’ouvrage, consacrée au premier architecte du Roi.


Cette division donne une clarté bénéfique à l’organisation de ce livre dont le propos est la présentation de l’œuvre énorme d’un architecte qui « se tua probablement à force de travail » (p. 344). Ce dossier ample est exposé habilement et la clarté du propos de l’auteur repose sur un travail minutieux, aux archives d’abord, mais aussi en rapport avec la littérature scientifique. Certaines hypothèses sont ainsi remises en question, comme, par exemple, l’idée que l’église des Invalides ait été conçue initialement pour servir de mausolée à Louis XIV, idée soutenue par Allan Braham (1960) et Alain Erlande-Brandenburg (2002). Bertrand Jestaz ne croit pas à une telle fonction, argumentant « qu’aucun des innombrables documents », qu’aucune des sources écrites ou iconographiques, ne contient « la moindre allusion à un pareil projet » (ibid.). Certes, comme l’a démontré Louis Hautecœur  en 1924, Hardouin-Mansart a conçu son projet sur la base des dessins de François Mansart qui concernaient le mausolée des Bourbons à Saint-Denis. Pourtant l’adoption du plan centré est, d’après Bertrand Jestaz, un choix esthétique, et Hardouin-Mansart essaiera encore de l’employer dans un projet non réalisé pour la chapelle de Versailles (p. 241-244), « dans laquelle aucune vocation funéraire n’a jamais été décelée » (p. 122).


Le plan centré de provenance italienne correspond au  pur langage d’Hardouin-Mansart, qui peut également s’exprimer, dans ses élévations, dans « l’élimination de tout décor qui ne serait pas lié aux lignes directrices de la construction, y compris même l’ossature qu’introduisaient traditionnellement les ordres » (p. 391). C’est la pierre nue, mise en valeur par un appareillage parfait, qui marque l’intérieur de l’Orangerie de Versailles, bâtiment si estimé par Jacques-François Blondel. Dans son Cours d’architecture (tomes I-IV, 1771-1773), il « le citait en toute occasion comme exemple du génie de Jules Hardouin-Mansart »(p. 232). Avec ce génie, l’architecte rachetait auprès de Blondel les nombreuses licences que le professeur critiquait dans son œuvre. Hardouin-Mansart était d’une « grande indépendance à l’égard des conventions établies depuis la Renaissance qui constituaient le style à l’antique » (p. 391). Le langage personnel de Mansart se manifeste dans certains motifs récurrents, dont surtout « l’horizontalité continue », pour laquelle la façade sur le jardin du château de Versailles, commencée en 1679, est l’exemple le plus évident (p. 171).


La liberté de cet architecte est, Bertrand Jestaz le fait comprendre, le résultat de sa formation, fondée principalement sur la perception et l’expérience directes des choses. Si Hardouin-Mansart aime se passer des ordres et de l’étude de l’antiquité, c’est parce qu’il semble qu’il ne lise pas, écrive mal et dessine peu. L’auteur traite ce côté particulier du personnage sans mâcher ses mots : « On peut croire qu’il avait tout juste appris à écrire, non sans difficulté, qu’il avait fui toute pratique scolaire, rarement ouvert un livre, bien qu’on ne puisse mettre en doute ni son intelligence, ni sa mémoire : un cas presque médical » (p. 389). Depuis Alberti, pour faire de l’architecture un art libre, les théoriciens ont souligné la nécessité de la lecture et du dessin, considérant ce dernier comme le fondement de tout art. Par contre, Hardouin-Mansart n’a pas laissé de dessins autographes, ce qui fait de lui « pour l’historien de l’art formé dans la tradition vasarienne[,] une espèce de monstre : un architecte sans dessin » (p. 387). Pourtant il faisait sans doute des esquisses aujourd’hui disparues, et comptait, pour les représentations soignées, sur les nombreux dessinateurs qui travaillaient dans son bureau, « la première agence des temps modernes » (p. 41). Ce corps, dont faisaient partie Augustin-Charles d’Aviler, Pierre Cailleteau, dit Lassurance, et surtout Robert de Cotte, second de l’architecte, assurait « l’énorme production des dessins […] à montrer au maître d’ouvrage, à remettre éventuellement au graveur pour la publication du projet, à joindre aux marchés, à fournir aux ouvriers pour la construction du modèle, à délivrer aux entrepreneurs, enfin tous les dessins de détails pour l’exécution » (p. 210).


En tant que premier architecte du roi (à partir de 1681), et ensuite surintendant des bâtiments du Roi (à partir de 1699), Jules Hardouin-Mansart avait beaucoup d’obligations et ne voulait pas non plus se passer pour autant des commandes de particuliers. N’avait-il pas le temps de faire des dessins soignés lui-même? Ou n’était il pas doué pour le dessin ? Était-il vraiment ce génie inculte peint par Bertrand Jestaz ? Peut-on créer sans dessiner en laissant à un autre le soin de traduire son idée ? On le peut sans doute, mais le résultat sera forcément différent par rapport aux œuvres des architectes-dessinateurs. Le langage dépouillé d’Hardouin-Mansart est peut-être aussi le résultat de sa méthode de création. En tout cas, il semble bien qu’il tenait beaucoup à l’étude d’un projet à travers un grand modèle. Face à cette pratique, par contre, il agit conformément au traité d’Alberti qui exigeait l’emploi des modèles afin d’éviter des mauvaises surprises (De l’architecture, livre II). Pourtant de telles surprises, Hardouin-Mansart en a vu. Dans ce cas, il n’hésitait pas à détruire ce qui ne lui convenait pas et Bertrand Jestaz voit « dans cette faculté d’autocritique, dans ce mépris des contingences et des risques, une preuve ultime de sa qualité de créateur » qui le rapproche de son grand-oncle (p. 389).


En même temps, ce trait de caractère le prédisposait aux attaques, qui faisaient de lui un exploiteur et un imposteur : « Il étoit ignorant dans son métier ; De Coste, son beau-frère, qu’il fit premier architecte, n’en savoit pas plus que lui. Ils tiroient leurs plans, leurs dessins, leurs lumières, d’un dessinateur des Bâtiments nommé L’Assurance, qu’ils tenoient tant qu’ils pouvoient sous clef », écrit le duc de Saint-Simon dans ses Mémoires.  Un autre texte, d’un tout autre ton, s’y oppose. C’est le Bref estat des bastiments, l’esquisse d’une préface à la publication des œuvres d’Hardouin-Mansart, issu de la plume d’un anonyme (probablement 1691, Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France). Bertrand Jestaz a démontré de manière convaincante que l’auteur pourrait en être Robert De Cotte. Ce texte témoigne de la reconnaissance d’un élève, donnant un abrégé de l’œuvre de son maître qui « avoit plus de sçavoir et de connoissance  de toutes ces sortes d’ouvrages que personne de ceux qui s’en sont jamais meslé, estant certain qu’un bon architecte doit scavoir plus parfaitement comme il faut planter un edifice et le bien scituer ». Hardouin-Mansart n’était peut-être pas un grand savant, ni un grand dessinateur, ce qui ne l’a pas empêché de devenir un des plus grands architectes de l’époque moderne. Cette nouvelle monographie donne une excellente base pour des recherches à venir, qui permettront de cerner encore mieux l’homme et son œuvre.