Birksted, Jan K.: Le Corbusier and the Occult, 416 p., 177 illus., ISBN 978-0-262-02648-2, $44 / £29.95
(The MIT Press, Cambridge, Mass. 2009)
 
Reseña de Laurent Baridon, Université Pierre Mendès France, Grenoble 2
 
Número de palabras : 1632 palabras
Publicado en línea el 2011-01-24
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=597
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          Ce livre de Jan K. Birksted, professeur à la Bartlett School of Architecture (University College of London), est un ouvrage étonnant qui s’est donné pour objectif de révéler la part cachée de Le Corbusier : la franc-maçonnerie. La nouveauté de son approche frappera tous ses lecteurs, même ceux qui ne sont pas des familiers de l’architecte. Sa présentation est luxueuse, enrichie de très nombreuses illustrations de bon format. Un appareil de notes particulièrement imposant et un texte d’une remarquable densité attestent que l’on est en présence d’un ouvrage scientifique. De multiples références aux grands textes des sciences humaines et sociales témoignent de la culture impressionnante et de la grande virtuosité de l’auteur.

 

          Certaines des reproductions de ce livre n’ont cependant qu’une fonction illustrative. Une photographie montrant un spectacle d’enfants dans les rues de La Chaux-de-Fonds, la ville natale de Le Corbusier, est ainsi reprise sur trois doubles pages avec des photomontages élidant certaines parties de l’image. Le procédé est visiblement destiné à provoquer le regard et l’esprit du lecteur, une façon de prolonger dans la maquette du livre les problématiques qui le sous-tendent. Mais, sur le plan scientifique, ce procédé est parfois difficilement justifiable. Une photographie prise dans l’appartement de la rue Nungesser-et-Coli montre Le Corbusier devant un tableau d’André Bauchant, mais aucun commentaire n’est proposé au lecteur. D’une façon générale, par ce rapport à l’image, le livre suggère plus qu’il n’explique. Il est vrai qu’il s’intéresse à un aspect évanescent de la culture et de l’œuvre de Le Corbusier. Et l’on peut considérer qu’il était nécessaire d’accumuler de petits indices qui, par leur nombre, doivent faire sens, au même titre qu’un faisceau de présomptions forge la conviction des jurés en l’absence de preuve. Mais fallait-il jouer autant de la suggestion ?

 

          Cet ouvrage est une enquête sur les relations de Le Corbusier à la franc-maçonnerie. Un avant-propos et une courte introduction font clairement apparaître que le livre offrira plus de questions que de réponses. Le lecteur est aussi prévenu qu’il sera confronté à des approches qui soulèvent des problèmes méthodologiques. Une très courte première partie introduit d’emblée à quelques uns de ces problèmes. L’auteur propose en effet des « flash intuitifs » destinés à mettre en évidence les relations de Le Corbusier avec la culture architecturale du XVIIIe siècle. Les images des édifices de François-Joseph Bélanger sont rapprochées d’édifices de Le Corbusier. À l’appui de ses intuitions, Birksted apporte un certain nombre de témoignages sur la culture architecturale de l’architecte, en se référant parfois à des travaux antérieurs. Mais cette première partie met surtout l’accent sur des rapprochements formels très étonnants, par exemple entre les maisons Jaoul et « l’Hermitage de Boudour » (c’est-à-dire le Château de Baudour pour le Prince de Ligne) tel qu’il est représenté dans les Jardins anglo-chinois de Le Rouge ; ou encore entre la Chapelle de Ronchamp et les fabriques de Bagatelle. Cette approche « formaliste » se présente comme une alternative rationnelle à la thèse de « l’immaculée conception » formulée avec ironie par Tim Benton à propos de la villa Savoye. Citant un certain nombre d’auteurs qui, dans l’historiographie corbuséenne, ne parviennent pas à expliquer d’où vient le dessin de tel projet de Le Corbusier, Birksted propose des « ressemblances » avec des édifices de Bélanger comme un moyen de dissiper ces mystères. C’est principalement avec cet argument anti-obscurantisme que l’auteur entend convaincre son lecteur de la validité des relations, même les plus ténues et les plus superficielles, avec une tradition occulte et secrète.

 

          L’argument le plus positif est également contestable. Birksted est parvenu à retrouver la date de fabrication du scotch de la marque 3M qui tient la reliure de l’exemplaire de Le Corbusier du recueil de Krafft et Ransonnette (après 1951). L’auteur en déduit qu’il aurait été particulièrement consulté après la Seconde Guerre mondiale quand Le Corbusier dessine ses projets les plus originaux et les plus nouveaux. Mais n’aurait-il pas pu être scotché dans les années 1950 suite à un usage intensif mais antérieur ? Il aurait d’ailleurs pu être scotché bien après 1951, pour peu que ce rouleau de scotch n’ait pas été utilisé pendant plusieurs années ! Même s’il est convaincu que l’immaculée conception architecturale n’existe pas, le lecteur peine à accepter ce genre d’arguments. D’ailleurs une approche traditionnelle suffirait à montrer à quel point la chapelle de Ronchamp procède des formes naturelles observées par Le Corbusier depuis les avions à partir du début des années 1930. La collaboration avec Yannis Xenakis a également été déterminante.

 

          C’est pourtant à partir de cette relation particulière à l’œuvre de Bélanger, via Krafft et Ransonnette, que Birksted part pour construire sa démonstration. Conscient que le rapport de Le Corbusier à l’architecture néoclassique a déjà été envisagé par d’autres auteurs avant lui (Emil Kaufmann et Colin Rowe notamment), Birksted défend l’idée que les édifices de Bélanger devaient avoir quelque chose de spécifique : la franc-maçonnerie.

 

          La deuxième partie, très développée, est une vaste et impressionnante enquête sur les réseaux francs-maçons à La Chaux-de-Fonds. Avec un luxe de détails, Birksted montre que nombre de proches de Le Corbusier et de sa famille était maçons, étudiant dans le détail leur biographie et leur degré de proximité avec eux. Écartant la figure très présente dans l’historiographie de Charles l’Eplatennier, Birksted se penche sur celle d’Eugène Schaltenbrand qui aurait été le principal professeur de Le Corbusier pour l’architecture. Qu’il ait été franc-maçon est une pièce importante au dossier, mais, selon Allen Brooks, Schaltenbrand a quitté l’École d’art en 1903, soit un an seulement après que Le Corbusier y soit entré à l’âge de 15 ans. Les rapprochements proposés entre les « Trois voyages » de l’initiation maçonnique et le concept corbuséen de « Promenade architecturale » sont stimulants, mais peu étayés, ne parvenant pas, de nouveau, à établir de façon convaincante le lien entre ce contexte précis et l’œuvre.

 

          La troisième partie étudie les mêmes réseaux à Paris, en connexion avec La Chaux-de-Fonds et le XVIIIe siècle. Si l’on est toujours impressionné par les nombreuses connaissances de l’auteur sur les rites écossais et français, on a le sentiment que son enquête consiste finalement à chercher dans l’entourage ou les relations parisiennes de Le Corbusier, tous les membres de la franc-maçonnerie ou du compagnonnage. Il n’était pas très difficile d’en trouver beaucoup dans les milieux gouvernementaux ou dans ceux de l’architecture (Eugène Claudius-Petit, Jean Cassou, Hyacinthe Dubreuil, Sébastien Voirol, etc.).

 

          La très brève quatrième partie tente de montrer en quoi l’esprit de l’architecture de Le Corbusier participe des idéaux de la franc-maçonnerie. C’est en effet sur des données assez vagues que se conclut cette vaste et difficile enquête. Il est vrai que l’avant-dernier chapitre du livre a définitivement levé le voile sur l’inexistence de faits qui prouveraient l’appartenance de Le Corbusier à la franc-maçonnerie. Mais il aura fallu attendre les quarante dernières pages pour connaître cette donnée de départ. La présentation même de cette affirmation est tendancieuse puisque qu’elle est introduite par l’étude d’une fiche de la police secrète du gouvernement de Vichy au sujet d’un certain Charles Jeanneret qu’un lecteur inattentif pourrait prendre pour une preuve définitive ! Birksted, d’une pirouette, affirme que c’est précisément ce que recherchait Le Corbusier : il n’aurait pas voulu être perçu comme un franc-maçon afin de ne pas favoriser ce réseau par rapport à d’autres. Cet argument corrobore celui qui veut que Le Corbusier ait effacé soigneusement de ses archives toute référence à la franc-maçonnerie. Il aurait donc été profondément maçon mais sans l’être « officiellement ».

 

          Il aurait donc sans doute fallu croiser les données des contextes maçonniques avec d’autres éléments plus positifs et déjà mis en évidence. La culture politique des personnalités citées aurait pu être intéressante, d’autant qu’elle ne rencontre pas toujours certaines orientations de Le Corbusier qui semble peu enclin au républicanisme militant à l’origine des loges parisiennes mentionnées dans cette étude. D’une façon générale, les problèmes de méthode évoqués sont nombreux, ainsi que nous le promettait l’auteur dans son introduction. Pourquoi sauter à pieds joints par dessus le XIXe siècle alors même que Viollet-le-Duc est mentionné comme une source des guildes de compagnonnage et qu’il était très probablement maçon, comme nombre de ses confrères ? En tenant à distance cette partie de la culture dans laquelle Le Corbusier a baigné au tout début du XXe siècle, Birksted coupe tous les liens entre l’architecture et la franc-maçonnerie tels qu’ils ont été tissés depuis le XVIIIe siècle, certes, mais en traversant le XIXe siècle.

 

          Le livre évoque la notion de culture visuelle, questionne la science des symboles et procède de l’approche d’indices ténus. En s’appuyant sur Carlo Ginzburg, son auteur pense que la culture de la fin du XIXe siècle est traversée par un paradigme du détail indiciel, tant dans l’histoire de l’art, avec Giovanni Morelli, que dans le roman policier, avec Conan Doyle. Ces mêmes détails seraient cultivés et livrés par Le Corbusier comme des témoignages secrets de son initiation. De quels détails s’agit-il ? Les tracés régulateurs, le Poème de l’angle droit, la croix pattée de la couverture de Croisade ou le Crépuscule des Académies indique Birksted qui ne précise guère davantage. De ce fait la relation à l’architecture de Le Corbusier est faiblement établie. Mettre en œuvre une approche visuelle ne doit pas dispenser de mobiliser tous les contextes existants. Ainsi il n’est jamais question, dans ce monde de symboles, de tous ceux que Le Corbusier répand dans ses autres pratiques, littéraires, picturales et sculpturales. Dernière réserve méthodologique : l’enquête sur Le Corbusier et l’occultisme se limite à la franc-maçonnerie, alors que bien d’autres pistes, auraient pu être investiguées, avec sans doute autant de difficultés : l’anthroposophie de Rudolf Steiner par exemple. La chapelle de Ronchamp ressemble autant au Goetheanum de Dornach qu’aux fabriques de Bagatelle.

 

          Malgré des enquêtes très poussées sur les réseaux francs-maçons à La Chaux-de-Fonds, cet ouvrage ne parvient pas à entraîner l’adhésion de son lecteur. Les mystères de « l’immaculée conception » corbuséenne n’ont pas été éclaircis.