Ochandiano, Jean-Luc de: Lyon, un chantier limousin. Les maçons migrants, 1848-1940. 264 pages, 250 illustrations, format 21 x 27 cm. Couverture souple à rabats. 30 euros TTC. ISBN 978-2-914528-59-7
(Editions Lieux Dits, Lyon 2008)
 
Reviewed by Anne Lajoix
 
Number of words : 1969 words
Published online 2011-12-16
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=603
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          L’auteur, dans son introduction (p. 7), s’appuie sur un constat : un siècle de construction à Lyon a nécessité une abondante main d’œuvre dont les principaux acteurs furent les maçons « limousins ». La mémoire collective garde la trace de l’importance de leur migration en France. Jean-Luc de Ochandiano illustre le propos à venir par une photographie des travaux du percement de la rue Impériale, vers 1855 : la vue est minérale et sans âme qui vive. Par cette métaphore de l’absence, il entend démontrer quelle fut la place de l’ouvrier – du bâtiment – dans l’espace public. Il pose les questions qui ont guidé son étude sur cette population « oubliée » : comment vivaient-ils au sein des villes ? Quelles solidarités ? Quelles luttes collectives pour accéder à de nouveaux droits ? Comment se sont-ils peu à peu intégrés dans l’espace urbain et dans une culture nationale plus large ? Quelles furent les techniques mises en œuvre et les réalisations, les conditions d’exercice et les transformations progressives entre 1848 et la Seconde Guerre mondiale ?

 

          Son plan, qui obéit aux moments charnières de cette histoire, se présente en trois importants chapitres :

· 1848-1880 : apogée et déclin des migrations saisonnières (p. 13-82) ;

· 1888-1914 : les Limousins au centre du bâtiment de Lyon (p. 100-168) ;

· 1914-1940 : une filière limousine minoritaire mais influente (p. 190-239).

Les annexes regroupent l’appareil de notes (p. 253), l’index des 249 images et des crédits photos (p. 258).

 

          La distance n’était pas seulement spatiale (250 kms entre la Creuse et Lyon, à pied puis en chemin de fer vers 1870-1880), mais aussi présente dans les mentalités et les modes de vie, entre Lyon, capitale urbaine avec 178 000 habitants et son industrie de la soie, et le Limousin, où les centres de l’organisation sociale sont de petits hameaux surpeuplés. Venant, comme c’est le cas depuis le XVIIe siècle, de régions pauvres comme la Creuse, la Haute-Vienne et le Puy-de-Dôme, ces migrants ruraux arrivent dans un climat de crise de croissance urbaine, sociale et politique. Les années 1848-1880 ont vu l’apogée et la fin des flux de ces migrants saisonniers, en France et particulièrement à Lyon dont l’aspect médiéval est détruit pour prendre celui d’une ville moderne, en extension continue vers les faubourgs. Le comptage des limousins est difficile (Rapport de 1864 : 3050 dont 250 maîtres maçons), car ils se logent dans des garnis – des logements collectifs – nichés dans des ruelles sordides. Puis, rejetée dans les faubourgs, cette population passe le pont de la Guillotière, au cours des années 1850-1860. Ces « populations flottantes » (migrants nationaux ou étrangers) sont jugées « hors solidarités locales », hors des pratiques charitables comme celles offertes par la municipalité lyonnaise.

 

          Avec les conséquences de la Grande Dépression de 1877, qui ruine nombre d’économies rurales, les migrations saisonnières se transforment peu à peu en migrations « définitives ». En parallèle aux importantes évolutions techniques qui touchent le monde de La Fabrique (les soyeux) et lui font perdre son monopole, vers 1890, le redémarrage industriel fait appel, de nouveau, à une main d’œuvre destinée au bâtiment. Les nouveaux matériaux et les nouveaux modes de construction bouleversent les hiérarchies existantes (charpentiers, menuisiers, tailleurs de pierre). Les maçons restent importants, groupent leurs forces, prennent la tête du bâtiment et celle des luttes sociales. La grève est interdite et réprimée en 1849, 1950, 1852 et 1855. Lorsque le droit de grève est reconnu en 1864, une nouvelle mobilisation s’effectue pour les salaires de la corporation des maçons avec la chambre syndicale du bâtiment de Lyon, nouvellement créée (1863). Le syndicalisme est d’abord un phénomène patronal dans le bâtiment lyonnais : il est conçu comme une structure réunissant les différents métiers en sections dont l’objectif est la régulation interne des entrepreneurs et l’apaisement de l’ardeur ouvrière (grève des menuisiers en 1866). La grève de 1870 aboutit au 1er contrat collectif (p. 89) et à la naissance du syndicalisme ouvrier dans la maçonnerie lyonnaise (p. 91-93).

 

          Enfin, au moment de la Première Guerre mondiale, la filière migratoire masculine, amenuisée à cause de la nouvelle saignée dans les campagnes, est remplacée par la venue des Italiens. A la veille de la Grande Guerre, la spécialisation par segment est donc un fait acquis. La première école professionnelle a été fondée en 1864, la Société d’Enseignement Professionnel du Rhône, SEPR toujours présente à Lyon, et en 1908 elle crée un « cours pratique du Bâtiment », une société de secours mutuel et de retraite. Les maçons qui forment toujours un bloc solide, mettent en place au début du XXe siècle, des formes originales de syndicalisme, reprises par l’ensemble des professions du bâtiment de Lyon et qui ont donné une vigueur particulière aux luttes sociales tout au long de l’entre-deux-guerres.

 

          Dans les décennies qui ont suivi la Libération, sous la pression des nouvelles migrations (Portugal, Espagne ou Maghreb), la nécessité et l’urgence de reconstruire provoquent une industrialisation du secteur du bâtiment et la taylorisation de l’ancienne pratique du métier de maçon. En effet, la préfabrication en usine accélère le rythme de la construction, notamment avec les panneaux préfabriqués. Pour se préserver de la perte de la maîtrise du processus, les derniers limousins migrants deviennent alors des ouvriers disposant d’une qualification pour pouvoir accéder à des postes de responsabilités et leur mobilité est devenue celle de tout salarié moderne (p. 249-250).

 

          Jean-Luc de Ochandiano enserre son sujet dans un filet dense au maillage croisé entre faits sociaux, historiques, religieux, politiques ou encore techniques. L’intérêt de cet ouvrage réside dans le sujet choisi, étayé par une illustration abondante, une présentation aérée sur un grand format. Il y développe les réponses aux questions posées, réponses qui sont basées sur une synthèse originale à partir de témoignages directs, de mémoires célèbres de Martin Nadaud (1815-1905 ?), maçon de la Creuse et député de 1849 à 1851 puis de 1876 à 1889 (p.106), de documents très variés (lithographies, illustrations, plans, extraits de journaux en pleine page, sceaux, médailles, passeports, affiches, cartes postales anciennes, courriers, papiers à en-tête). Un exemple, puisqu’à la fin du XIXe siècle, les cafés (épicerie ou restaurant, parfois associés aux garnis) sont devenus le centre de la sociabilité populaire et restent importants pour le contrôle interindividuel (p. 125), Jean-Luc de Ochandiano a dressé une liste avec en regard, le plan de situation des cafés à Lyon (p. 122-123).

 

          Même pour le non-spécialiste de la construction, il est facile de suivre l’évolution de l’univers des « maçons » et de toutes les professions-spécialisations qui en découlèrent au fil du temps. En effet, si l’ouvrage est centré sur les « Limousins », il prend en compte tous ceux qui concourent à l’édification du « bâtiment ». Partant d’une structure artisanale et d’une hiérarchie des métiers en 1848, les maîtres maçons – auvergnats ou limousins – évoluent et s’adaptent aux nouvelles demandes du marché immobilier. Nouvelle aussi, l’apparition de l’« entrepreneur » pendant la Monarchie de Juillet : il assure et coordonne les phases de la construction d’un bâtiment.

 

          Les matériaux et les techniques de construction sont recensés, avec leurs différences entre Paris et Lyon. Ce sont la pierre, le plâtre, le pisé, le pisé de mâchefer (résidu solide de la combustion de la houille dans les fours) après 1856, l’emploi du béton armé puis d’un autre type de béton, la chaux hydraulique. Lors du dernier tiers du XIXe siècle, l’apparition de nouveaux matériaux et donc, de nouvelles techniques ont des répercutions directes sur les corporations et leurs hiérarchies (p. 127). Avec la mécanisation du métier, le bâtiment s’oriente vers un complexe technologique utilisant le fer, le ciment et l’énergie mécanique. Les entreprises de maçonnerie jouent un rôle de relais dans le transfert de technologies avec les ingénieurs, jusque-là cantonnés aux travaux publics. Les corporations du bois, menuisiers et charpentiers, très organisées autour du compagnonnage, sont touchées par l’introduction de la charpente métallique, notamment pour les planchers. En 1889, la Tour Eiffel est le symbole de la consécration de la charpente métallique. De même, l’apparition des machines à vapeur permettant le sciage mécanique et la standardisation entraîne leur déclin, tandis que les menuisiers voient leur métier changer avec l’apparition des machines à dégauchir le bois, à raboter, percer, etc. Conduisant des machines, exécutant des tâches répétitives, ils ne sont plus payés à l’heure mais à la pièce. Les tailleurs de pierre connaissent le même sort que les charpentiers avec l’apparition du ciment et du mâchefer, limitant l’usage de la pierre aux bâtiments les plus luxueux (chantier rénovation du quartier Grôlée, 1885-1895). Bientôt l’automatisation de la coupe de pierre est acquise. Les constructions monolithiques basées sur l’utilisation du béton à l’aide de coffrages se généralisent. Après des années de tâtonnement, le béton armé voit le jour dans les années 1890, grâce à François et Edmond Coignet et François Hennebique qui introduisent des armatures en acier dans le béton (p. 135). L’entreprise Pérol réalise en avril 1897 le premier bâtiment, 28 rue de Condé à Lyon. Les maçons sont alors obligés de travailler aussi le métal : les armatures sont réalisées à partir de barres chauffées sur le chantier même. Ce n’est qu’en 1920 que ces barres seront réalisées en préfabrication en usine.

 

          De même, l’auteur retrace les étapes et les conditions du travail sur les chantiers comme l’embauche à la journée depuis au moins le XVIIIe siècle, le rude apprentissage qui se fait sur le tas, par mimétisme et certaines formes de contrat comme le « marchandage », sorte de sous-contrat de sous-traitance qui ne sera aboli qu’en 1910. Quant à l’équation temps de travail et salaires (p. 78), on passe de 11 heures journalières à 10 heures l’hiver, de la fin du XVIIIe siècle jusque vers 1850. Le premier contrat collectif est signé en 1870 pour les 10 heures. Avec la sédentarisation progressive, de nouvelles préoccupations se font jour vers 1880 : le salaire, les conditions de travail dont le travail de nuit, l’éloignement des chantiers, etc. L’Ecole Centrale Lyonnaise, créée en 1857, intègre les enfants de maîtres-maçons dès 1880. La division du travail, jusqu’alors faible, s’accentue ; la corporation des cimentiers-tyroliens (tous les travaux nécessitant l’usage du ciment) et celles des briqueteurs-fumistes se détachent de celles des maçons, vers 1880. Elles favorisent la promotion d’anciens maçons et deviennent des fiefs des migrants du Limousin.

 

          Les maçons de Lyon semblent avoir montré peu d’intérêt pour la politique contrairement aux maçons parisiens, selon Nadaud. Cet avis est à nuancer, selon Jean-Luc de Ochandiano, car Lyon est un foyer de développement des premières formes de socialisme et les maçons sont immergés dans un tissu ouvrier plus général et ont participé aux grandes mobilisations ouvrières. L’église catholique met en place la première forme de catholicisme social à Lyon, en créant L’œuvre des maçons, organisation caritative fondée au cours de la décennie 1820. L’action plus ou moins régulière de l’Eglise entre 1820 et 1870 (p. 107-108), se prolonge avec l’œuvre des cercles catholiques d’ouvriers (1871-1872) et par la volonté de reconquête religieuse appuyée par de nombreuses édifications. Finalement, c’est la Troisième République qui met en chantier la basilique de Fourvière (1876-1896).

 

          Les allers-retours comparatifs avec d’autres faits, ou d’autres lieux, enrichissent le propos. La longue litanie des conflits sociaux (p.82, p. 168, p. 225) est rendue compréhensible par certains chapitres traitant des rapports entre « patrons & ouvriers » (p. 147), l’immense problème de la sécurité sur les chantiers ou encore, de l’immigration et de la xénophobie, notamment à la Guillotière (p. 151), avec le premier « code la nationalité » qui est voté en 1889 et exclut les étrangers. L’assassinat de Sadi-Carnot par l’italien Caserio, en juin 1894 à Lyon, provoque le sentiment nationaliste cultivé par les pouvoirs publics républicains qui promeuvent cette appartenance à la nation ou à la « patrie ». Ces tensions se sont calmées au moment de la guerre avec le ralliement de la CGT et du Parti socialiste. Cet ouvrage, très riche, se conclut par une note un peu plus optimiste avec la remarquable adaptation de la corporation des briquetiers-fumistes – bâtisseurs des fourneaux et calorifères ou des cheminées industrielles en briques (p. 239).