| de Vries, Janneke - Schuppli, Madeleine (éd.): Mark Wallinger. Textes de Janneke de Vries, Michael Diers, Richard Grayson, Madeleine Schuppli, Mark Wallinger. Edition bilingue (anglais / allemand)
23,8 x 28,6 cm (broché, jaquette), 160 pages (86 ill. coul. et 6 ill. n&b), ISBN : 978-3-905829-78-5, 40 euros (Les Presses du Réel, Dijon 2008)
| Compte rendu par Bettina Bauerfeind, Université Paris IV Sorbonne Nombre de mots : 2030 mots Publié en ligne le 2009-03-23 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=607 Lien pour commander ce livre Cette monographie consacrée au lauréat du Turner Prize 2007 Mark
Wallinger, est éditée en 2008 par Janneke de Vries (directrice du
Braunschweiger Kunstverein, Allemagne) et Madeleine Schuppli
(directrice du Aargauer Kunsthaus, Suisse) dans le cadre d’une
exposition itinérante entre les deux institutions. Conçue comme un
complément au catalogue que la Tate Liverpool fait paraître lors de sa
rétrospective de l’artiste britannique en 2000 (Mark Wallinger :
credo), l’ouvrage se focalise presque entièrement sur la dernière
décennie de sa production artistique. Il s’attache plus
particulièrement à sa signification sociopolitique et religieuse et met
en relief deux projets clés de 2007 : State Britain et Zone ; l’artiste
lui-même contribue à l’ensemble, par des réflexions sur sa performance
Sleeper (p. 133). En annexe, un recensement de ses expositions,
individuelles et collectives depuis 2000 (p. 151-152), ainsi qu’une
bibliographie sélective (p. 153-155) ouvrent la voie à des recherches
plus approfondies.
Selon Richard Grayson (« A Number of Disappearances », p. 7-21), un aspect
crucial de la démarche de Mark Wallinger réside dans la superposition
de plusieurs registres de référence : à titre d’exemple, Time and
Relative Dimensions in Space (2001) œuvre en forme d’une cabine de
police. Ce mini-bureau du XXe siècle typiquement britannique
ressemblant à une cabine téléphonique (mais équipé d’un combiné à
l’extérieur) et devenu superflu à l’époque des télécommunications
modernes et des patrouilles motorisées, est ici entièrement construit
en acier inoxydable : forme cubique avec des surfaces réfléchissantes,
il rappelle des œuvres d’art minimal. Par sa construction spécifique et
son titre (abrégé TARDIS) cependant, l’installation de Mark Wallinger
renvoie le spectateur à une utilisation toute autre de l’architecture
policière : dans la série télévisé de science-fiction Doctor Who qui
débute dans les années soixante, un extraterrestre voyage dans le temps
et l’espace à bord d’une cabine de police tout à fait semblable. Tout
en ramenant ces éléments du passé vers le présent, l’œuvre tient compte
de leur disparition à l’heure actuelle, comme le constate Richard
Grayson : « we are witness to a number of disappearances : that of the
TARDIS, of the police box, whose form it has taken, of a structure of
social and legal relationship that was facilitated by this box, of
Robert Morris and the mute playful sternness of the 1960s art, of the
genial bobby on the beat who knew everybody’s name...» (p. 8).
Témoignant ainsi, par les références multiples de ses installations, de
transformations sociétales au cours du temps, Mark Wallinger en
interroge les effets : « Mark Wallinger’s practice maps how these
changes shape the society of which he is a part. He describes a world
in which the orders of the past may be decaying, but our profound need
for symbolic order and a means of making sense remains, made perhaps
greater by this slow retreat » (p. 10). Cette quête idéelle vers le «
monde alternatif » (p. 11) est au cœur de l’œuvre Upside Down and Back
to Front, the Spirit Meets the Optic in Illusion (1997), bouteille
d’alcool fort posée sur une table miroitée dont l’étiquette illisible
évoque « l’esprit » (le mot « spirit » signifiant en anglais à la fois
« esprit » et « alcool ») dans l’image inversée de sa réflexion. Elle
se manifeste par ailleurs dans le projet abandonné de création d’une
langue universelle dont fait part The Importance of Being Earnest in
Esperanto (1996) ainsi que dans l’« État idéal » (p. 12) qu’invoque
l’œuvre Oxymoron (1996) à travers le simple échange des couleurs du
drapeau britannique par leurs tonalités complémentaires, celles de
l’étendard irlandais en l’occurrence. Enregistrant également la perte
de croyances collectives, les images de la vie quotidienne des
installations vidéo de Wallinger évoquent des réalités parallèles,
telles que contées par la religion (Angel, 1997 ; Threshold to the
Kingdom, 2000 ; The Underworld, 2004) ou par le mythe (Landscape with
Fall of Icarus, 2007). « By taking images from our everyday lived
experience and refracting them through the ontological and mythical
constructions of the past, Wallinger makes them speak powerfully of the
mechanisms of loss and our desire for syntax and meaningful structure »
(p. 13). Œuvres polysémiques, leur signification reste ambiguë, tout
comme, par exemple, celle de Sleeper (2004), Ecce Homo (1999) et State
Britain (2007) que Grayson interprète comme révélatrice de la position
de l’individu dans ce nouveau monde sans croyances collectives
engageantes : « His work talks about how we might construct meaning in
the world that is evolving around us, how we relate to the past that is
fading behind us, about lost, about ghosts and how the future might be
imagined » (p. 21).
Se basant partiellement sur les mêmes installations, Madeleine Schuppli
interroge ensuite la dimension religieuse dans l’œuvre de l’artiste
anglais (« Wallinger and Religion », p. 49-63). Elle ouvre son étude par
Ecce Homo (1999), sculpture du Christ présentée entre juillet et
février 2000 sur un pilier de Trafalgar Square. Commémorant le 2000e
anniversaire de sa naissance (fait peu célébré dans les fêtes
officielles), l’installation invite à un retour aux origines
chrétiennes de notre culture. En même temps elle présente des
différences fondamentales par rapport à l’iconographie traditionnelle
de l’Ecce Homo, moment crucial de l’histoire de la passion du Christ où
Ponce Pilate présente Jésus, « voici l’homme », battu et couronné
d’épines devant la foule, lui demandant de prendre une décision quant à
son sort. Comme le note Schuppli, la scène se voit ici transposée dans
le présent, entre autres par un corps non idéalisé qui ne porte pas de
traces de tortures (le modèle est un assistant de l’artiste), mais une
couronne en fer barbelé et a un crâne rasé. Dans Via Dolorosa (2002),
quatre-vingt-dix pour cent de l’image des 18 dernières minutes du film
Jésus de Nazareth de Franco Zeffirelli (1977) sont dissimulés derrière
un carré noir. Si celui-ci rappelle le tableau Carré noir (1915) de
l’artiste russe Kasimir Malevitch, résultat d’une restriction
artistique personnelle (ne pas se rapporter à la réalité au-delà de
l’espace pictural), le carré noir de Via Dolorosa est toujours lié aux
associations narratives des images partielles de sa bordure ; comme le
note Schuppli, le spectateur essaie constamment de combler ce vide. «
However, while the Rusian painter was concerned with creating an image
that refers to nothing outside the pictorial reality, Wallinger’s
black, on the contrary, is part of the projection surface and serves to
concentrate the content » (p. 53). Dans The End (2006), Wallinger
évoque l’histoire biblique uniquement par des noms : tel un générique
de fin, les personnages défilent sur l’écran dans l’ordre de leur
apparition dans l’ancien testament (texte partagé par les religions
chrétienne, juive et musulmane). Par son fond sonore, une célébrissime
valse de Johann Strauss, déjà utilisée pour le générique de film de
Stanley Kubrick 2001 : A Space Odyssey (1968), l’œuvre met en parallèle
l’histoire biblique avec l’évolution fictive de ce film de
science-fiction. Schuppli évoque ensuite trois œuvres audio-visuelles
qui superposent l’iconographie séculaire et sacrale (p. 56) : Threshold
to the Kingdom (2000), qui montre des passagers traversant la porte des
arrivées internationales à l’aéroport de Londres, sur fond sonore du
Miserere de Gregorio Allegri ; Angel (1997), qui évoque des images du
paradis et de l’enfer grâce à des individus montant et descendant sur
un escalator et The Underworld (2004), où un enregistrement de
musiciens et chanteurs de la Messa da Requiem de Giuseppe Verdi, qui
est partagé en 21 segments sur 21 moniteurs renversés, disposés en
cercle et jouant simultanément, se transforme en image de douleur des
âmes brûlant en enfer. Si l’installation Heaven (1988), une cage
d’oiseau en or avec, à l’intérieur, un appât en forme de poisson, se
rapporte par ses références multiples à l’univers chrétien, il en
dresse une image sombre. « Fish are the symbol of the first Christians
: Christ is described as a fisher of men, but the lure is an image of
false and deadly promise – instead of giving sustenance and hence life,
it brings death. It is significant that it is a golden cage,
proverbially standing for easy circumstances in life, yet at the same
time representing a prison. The symmetrical, three-aisled structure of
the cage is reminiscent of the architecture of sacred buildings. Thus
the work is more a sarcastic symbolisation of a misguided conception of
heaven » (p. 57). Enfin l’auteur évoque State Britain (2007), seule
œuvre qui ne semble pas se baser sur des références concrètes à la
religion. Pourtant, celle-ci demeure au cœur de la démarche : par les
croix qui rythment l’installation, par les fleurs, les bougies et les
photographies de trépassés. L’auteur compare donc l’installation à un
gigantesque autel qui veut susciter la compassion, tels ceux des
églises sur lesquels figurent des scènes de la passion du Christ et le
compare aux autels de l’artiste contemporain Thomas Hirschhorn.
Michael Diers consacre son entière contribution (« In the Exclusion Zone
of Art », p. 89-96) à l’œuvre State Britain (2007), la reconstruction
exacte dans la Tate Britain d’une manifestation de protestation contre
la guerre en Irak et en Afghanistan orchestrée par le chrétien
évangélique Brian Haw, qui campe depuis 2001 devant le parlement de
Londres. L’auteur évoque d’abord les circonstances de démantèlement de
l’installation initiale. Suite à la promulgation d’une loi par les
autorités britanniques (« Serious Organised Crime and Police Act ») en
2006 qui prohibe toute démonstration dans un rayon de 1000 mètres
autour du Parlement (cette loi a précisément été édictée pour se
débarrasser de cette gênante protestation), la majeure partie de
son installation est démantelée : ayant accumulé près de 600 objets se
déployant sur une longueur de 40 mètres, elle ne peut alors plus
dépasser les trois mètres.
Diers présente ensuite de manière détaillée la composition de la «
frise » (p. 90) de Brian Haw : des panneaux d’images ou de textes de
tailles diverses, couverts d’un film transparent imperméable, sont
alignés le long de la rue. Appelant à la fin immédiate de la guerre,
ces messages dénoncent avant tout la mort d’enfants innocents : des
inscriptions comme « Baby Killers » ou « You lie, kids die », des
photographies d’enfants décédés et de petits sarcophages dispersés sur
le sol s’articulent autour d’une corde à linge sur laquelle sont
accrochés des vêtements d’enfants couverts de taches rouges. Ces
accusations sont directement adressées aux gouvernements anglais et
américain – Tony Blair est ici qualifié de menteur, de « B-Liar ». Avec
la reconstruction exacte de ce manifeste civil à la Tate Gallery en
2007, Mark Wallinger lui crée un monument. « An ephemeral protest
display which the State had felt obliged to break up a few months
earlier was not only publicly reasserted by art as a mimetic
reproduction within a period of six months, but as the same time
ennobled by being put on permanent exhibition » (p. 91). Dans le même
temps, la reconstruction souligne, par une ligne sur le sol, l’étendue
de la zone de « non-démonstration » établie par le gouvernement, qui
traverse en effet le musée. State Britain (titre associant le nom de
l’institution avec le state, l’État) se situe à l’intérieur de
cette zone et revendique le droit de libre expression en enfreignant la
loi: « Now the freedom of art was suddenly in conflict with the ban of
demonstrations, so that the dispute settled after a fashion in
Parliament Square seemed to be flaring up precisely one thousand metres
away » (p. 92).
Janneke de Vries (« The Known Invisible », p. 105-112) interroge ensuite
l’installation Zone, que Mark Wallinger conçoit pour l’exposition
Skulptur Projekte à Münster en 2007. Avec le bureau des organisateurs
de la manifestation comme centre, Wallinger encercle la ville par un
fil transparent de presque cinq kilomètres de longueur, accroché
sur une hauteur minimale de 4,5 mètres à des architectures et mobiliers
urbains divers (maison, lampadaires, arbres...). Instaurant une zone
dont l’aspect formel rappelle l’Érouv (clôture symbolique qui élargit
l’espace privé vers l’espace public permettant à des juifs orthodoxes
d’exercer certaines activités normalement interdites dans la sphère
publique) cette installation n’est pas sans rappeler l’instauration de
la zone de « non-protestation » autour du parlement et l’œuvre State
Britain que nous venons de voir. Janneke de Vries renvoie ensuite le
lecteur à d’autres œuvres de l’artiste qui témoignent de ce même souci
de marquer des territoires. Si Oxymoron (1996), Threshold to the
Kingdom (2000) et Sleeper (2004) évoquent des frontières politiques et
religieuses, Fly (2000) est dépourvu de références narratives concrètes
: une mouche immobile au centre de l’image audiovisuelle est présentée
sur un fond toujours changeant ; d’autres mouches, des oiseaux et, plus
loin encore, des avions et le ciel témoignent que la vie continue ; la
mouche, restant au centre de l’image, passe inaperçue tout au long du
film. « Life in the face of death – seldom has such a profound theme
been conveyed so emphatically and pointedly in such a laconic way » (p.
111). Enfin, l’œuvre Upside Down and Back to Front, the Spirit Meets
the Optic in Illusion (1997), rend également perceptible ce que l’on
sait invisible: « What is real lies in the mirror image and can only be
seen if we know about its existence. [...]. The known invisible can
obviously take shape in art without having to become materially visible
» (p. 111).
Au final, on regrette parfois que les auteurs se focalisent sur un
nombre d’œuvres restreint, leurs exemples se recoupant souvent
d’article en article (une place, même modeste, aurait pu être accordée
aux réalisations non mentionnées dans le texte mais figurant dans le
catalogue) ; mais par les descriptions détaillées et les riches
illustrations des œuvres ainsi que par l’étude de leurs thèmes
principaux, cette monographie réussit tout à fait son pari de présenter
la production artistique la plus récente de Mark Wallinger. L’achat est
vivement recommandé pour tous les passionnés de l’artiste anglais.
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