Coutagne, Denis: François-Marius Granet, 1775-1849. Exposition musée Granet, Aix-en-Provence, 5 juillet - 2 novembre 2008. 280 X 246 cm, 335 pages, ISBN : 9782757201848, 30 euros
(Somogy, Paris 2008)
 
Compte rendu par Gilles Soubigou, Institut national du patrimoine
 
Nombre de mots : 2836 mots
Publié en ligne le 2009-04-25
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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    « Le moine », « le Capucin », « le peintre des cloîtres », « le bon curé de Provence »… Autant de surnoms pour un même artiste, François-Marius Granet, né à Aix-en-Provence en 1775 et mort en 1849 dans la petite bastide dont il avait fait l’acquisition près de sa ville natale. Une fidélité à son berceau provençal qui ne peut occulter une parenthèse de vingt-quatre années vécues à Rome, la ville aimée entre toutes, « cette belle ville de Rome, où nous avons passé les plus beaux jours de notre vie », écrira-t-il bien après l’avoir quittée.
    Faut-il s’intéresser à Granet, le peintre des cryptes et des catacombes, le représentant d’une peinture de genre anecdotique, proche des troubadours (La reine Blanche de Castille, v. 1801, Paris, Petit Palais) sans toutefois pouvoir y être directement associé ? Il est heureux que personne ne songe plus à poser une telle question. Depuis une vingtaine d’années, les lacunes de notre connaissance de l’art de la première moitié du XIXe siècle, et particulièrement des élèves de David, dont les vies et les œuvres furent longtemps éclipsées par l’ombre de leur maître, sont peu à peu comblées par la publication de thèses, de monographies et de catalogues d’expositions. L’ouvrage de Denis Coutagne s’insère avec brio dans cette dynamique qui a permis de redécouvrir des noms oubliés, ou que l’on croyait seulement connaître. Certes, des travaux antérieurs ont été menés sur Granet. Il faut citer la thèse d’Isabelle Neto (non publiée), soutenue à l’université Paris IV en 1992 et qui mena à la publication, par son auteur, de la correspondance de l’artiste (« Granet et son entourage », Archives de l’art français, t. XXXI, 1995). Des expositions à Aix (en 1984, 1989 et 1992) et à Rome (en 1996 et 2000) avaient déjà été dédiées à certains aspects de l’art du peintre aixois, mais c’est la première fois qu’une rétrospective lui est consacrée, rétrospective qui est à l’origine de la publication du présent ouvrage, qui en constitue le catalogue.
Le musée Granet d’Aix-en-Provence a présenté, du 5 juillet au 31 octobre 2008, la rétrospective Granet, une vie pour la peinture. Après l’exposition Cézanne en Provence de 2006, il s’agit de la seconde exposition temporaire qui célèbre la réouverture du musée, effective depuis juin 2007, après plusieurs années de travaux. C’est l’ancien directeur du musée, Denis Coutagne, qui est l’artisan de cette grande manifestation, qui rassemblait près de deux cents œuvres de l’artiste. Il est aussi l’auteur du catalogue qui l’accompagne, résultat du travail de plusieurs années et rédigé dans le cadre d’un pensionnat à la Villa Médicis.

    Pour ce volumineux opus de plus de trois cents pages, Denis Coutagne a fait le choix d’une biographie, plutôt que d’une monographie ou d’un catalogue proprement dit. Ce choix semble être de plus en plus commun, mais devrait être discuté. On l’observe par exemple dans le catalogue de la récente exposition consacrée par le musée des beaux-arts de Rennes à Luc-Olivier Merson. Est-ce le rôle des musées de publier des biographies ? Faut-il vraiment renoncer à l’étude des œuvres présentées – et reproduites dans le catalogue – pour se concentrer sur les aléas d’une vie ? Nous y reviendrons. Quoi qu’il en soit, il faut saluer la qualité du travail de Denis Coutagne, qui de plus assume et revendique clairement ses choix dès l’introduction de l’ouvrage (« Comme un prolégomène, p. 12-13).
    Il faut aussi signaler l’intéressante et sensible Préface (p. 9-11) de Marc Fumaroli, qui débute par une variation sur le célèbre portrait de Granet par Ingres (1809, Aix-en-Provence, musée Granet), deux artistes en qui l’auteur reconnaît l’incarnation de la « modernité » baudelairienne. Mais cette modernité ne garantit pas la contemporanéité de l’œuvre qui, note Marc Fumaroli avec justesse, est bien plus éloignée de notre sensibilité que d’autres paysagistes « romantiques », tel Caspar David Friedrich. Et si l’auteur ne juge pas nécessaire la comparaison avec Corot (qui, toutefois, est un des manques de cet ouvrage, lequel évoque peu ou pas les autres paysagistes français fascinés par l’Italie, de Haudebourg-Lescot à Corot), il se demande s’il ne faudrait pas voir en lui un père spirituel de Cézanne. Enfin, la religiosité de Granet est rapprochée – avec raison – de celle de Chateaubriand et du « retour au religieux » des années 1820. Puis s’ouvre l’étude de Denis Coutagne, essentiellement biographique, nous l’avons dit, et de ce fait chronologique. L’auteur retrace la carrière de Granet en quatre périodes, correspondant aux grandes polarités géographiques de sa vie.

    La première période est celle de l’enfance (p. 15-21). Denis Coutagne dresse, au fil d’un texte très documenté et au style plaisant, le portrait d’un fils de maçon natif d’Aix, dont la famille est ruinée par la Révolution et qui restera toujours fondamentalement, façonné qu’il fut par la stabilité propre à la ville du Roi René, un « homme d’Ancien Régime » (p. 23). Bien qu’ayant reçu une éducation rudimentaire, Granet, qui ne sera jamais un peintre savant, acquiert une sensibilité aux beaux-arts qui le mène dans l’atelier du peintre aixois Jean-Antoine Constantin, auquel il restera toute sa vie très attaché. Chez ce premier maître, il rencontre le jeune Alexandre de Forbin, prélude à une amitié sans faille que Denis Coutagne retrace avec brio au fil de l’ouvrage. Après un épisode militaire – Granet participe au siège de Toulon en 1793 – il verra bientôt partir son ami Forbin pour Paris, où il n’aura de cesse de le rejoindre. Cette seconde période, celle des années parisiennes (1796-1802) est ensuite développée par Denis Coutagne (p. 49-75). Il décrit l’arrivée d’un jeune peintre désargenté dans le Paris de 1796, les premières copies exécutées au Louvre, où entreront bientôt les chefs-d’œuvre des musées italiens pillés par Bonaparte, la formation chez David, où il retrouve Forbin et participe à ce bouillonnement décrit par son condisciple Delécluze dans Louis David, son école et son temps, ouvrage auquel Denis Coutagne emprunte beaucoup d’informations essentielles. Le David que décrit Granet dans ses Mémoires – texte très utilisé par Denis Coutagne et amplement cité – est peu flatteur : avare et dur, il se rend bien compte que le jeune Aixois n’est pas de la trempe dont on fait les purs néoclassiques (« votre dessin n’est pas dans les lignes », lui dit-il un jour), et son jugement le plus positif – si tant est qu’il soit positif dans la bouche de David – se rencontre sous la plume de Delécluze, qui fait dire au maître, à propos de Granet, « ce sera un coloriste ». Pour Denis Coutagne, Granet n’est clairement pas un davidien, il appartient plutôt à ce mouvement de renouvellement spiritualiste qui agite alors certains cercles : les Nazaréens à Rome, à Paris les « Primitifs », bientôt transfuges de l’atelier de David. On sent chez Denis Coutagne la tentation de faire de Granet un « préromantique », terme que l’on trouve parfois sous sa plume, mais avec une retenue dont on lui sait heureusement gré. Granet quitte bien vite l’atelier de la Cour carrée du Louvre et emménage au couvent des Capucins, où il peint ses premières toiles pour le Salon de 1799. Les deux œuvres présentées, Le Cloître des Feuillants de la rue Saint-Honoré et Un charnier à Saint-Étienne du Mont, sont malheureusement non localisées, mais les titres et la lecture de la critique du temps révèlent ce qui deviendra le fil rouge de l’œuvre picturale de Granet : des « portraits de monuments », si l’on ose dire, de préférence des espaces religieux clos, peuplés de figures anecdotiques. C’est à Rome, cadre de la troisième période de l’ouvrage (p. 77-229), la plus développée, que Granet systématise cette pratique. Il séjourne dans la Ville éternelle entre 1802 et 1824, séjour ponctué de quelques voyages en France et excursions dans la campagne romaine et jusqu’à Naples. Denis Coutagne dépeint l’installation du jeune peintre, le cadre de la sociabilité artistique et intellectuelle romaine, rappelle les bouleversements politiques que la cité traversa – et Granet avec elle – de manière détaillée et fouillée. Nous en retiendrons la vision d’un artiste plus romain que français, plus religieux que révolutionnaire (et certainement pas bonapartiste), concentré sur son œuvre. C’est ici que se révèle un des défauts de l’ouvrage de Denis Coutagne, défaut que nous avons déjà mentionné : l’absence de notices d’œuvres est un écueil sur lequel il faut insister. L’analyse de la grande majorité des tableaux présentés est sommaire, voire inexistante, et bien souvent ils ne sont présents que comme des illustrations qui donnent corps à la substance du texte. Beaucoup de ces illustrations ne sont pas même datées. Par opposition, la richesse de la réflexion sur certains tableaux majeurs de la production romaine de Granet, tel le Chœur des Capucins (1815, New York, the Metropolitan Museum) ou l’Intérieur de l’église basse d’Assise (1823, Paris, musée du Louvre), fait d’autant plus regretter cet état de fait. De la même façon, l’analyse des paysages au lavis réalisés par Granet en Italie est d’un grand intérêt (p. 131-137), tout comme celle des aquarelles de Paris et de Versailles qu’il réalisera à la fin de sa vie (p. 269-291). Pourquoi, alors, ne pas avoir généralisé ces études d’œuvres ? Revenons à Rome, où Granet agit aussi comme agent de plusieurs collectionneurs français, tels le général Miollis et le cardinal Fesch, l’oncle de Napoléon (dont Denis Coutagne prétend étrangement qu’il était « peu sensible à l’art contemporain », ce que dément la lecture du très riche catalogue de l’exposition Le Cardinal Fesch et l’art de son temps, organisée par Philippe Costamagna au musée Fesch d’Ajaccio en 2007). Il rassemble également une collection personnelle de peinture italienne, aujourd’hui visible au musée Granet. Peut-être faudrait-il insister, plus que ne le fait Denis Coutagne, sur l’importance que revêt le fait que Granet s’établit à Rome en marge des circuits habituels du cursus honorum qui conduit alors les jeunes peintres de leur province à Paris, puis de Paris à la Ville éternelle via le Prix de Rome, et qui le conduisit ainsi à chercher d’autres moyens de subsistance que les bourses officielles. La vie familiale de Granet fait aussi l’objet de nombreux développements, centrés sur les « Granettes », amusant surnom des trois sœurs de l’artiste qu’il fait venir d’Aix à Rome, ainsi que sur cet étrange triangle amoureux, peu documenté, que forme Granet avec les époux Di Pietro, dont la femme Madeleine, (dite « Nena ») sera sa maîtresse et sa compagne, et qu’il épousera en 1843. D’une façon générale, il existe deux zones d’ombre dans la vie de Granet : sa vie amoureuse et sa vie religieuse ; cette dernière fait l’objet d’une étude spécifique (p. 312-321), étude qui revendique la pudeur et la discrétion, Denis Coutagne préférant laisser à Granet « l’intimité de son rapport avec Dieu ». Pourtant, il ne nous paraît point absurde d’affirmer que la conscience religieuse de Granet semble empreinte d’un mysticisme tout personnel, très fortement lié aux lieux et à leurs ambiances, comme il l’exprime dans ses Mémoires à propos de la basilique d’Assise et de l’« extase » qu’il y connut : « Aussi le pauvre peintre oublia ses projets ; il resta quelques instants enlevé de la terre et cessa d’y appartenir ; mais il ne méritait pas que cette vision durât longtemps. » L’art participe de cette religiosité mystique, comme l’indique un motif récurrent dans ses tableaux de monuments : la présence du tableau (presque toujours religieux) dans le tableau, véritable mise en abyme de la condition du peintre. Ce dernier sujet obsédait très certainement Granet, auteur de plusieurs peintures sur le thème de l’artiste plongé dans le malheur (Stella dans sa prison, 1810, Moscou, musée Pouchkine) et d’une communication à l’Académie, en 1849, consacrée aux peintres nés sans fortune, un sujet qui le renvoyait à ses propres origines. La quatrième période (p. 231-323), s’étalant de 1824 à 1849, s’ouvre avec le retour à Paris, à l’initiative de Forbin, devenu directeur des musées royaux. Granet est célèbre depuis l’exposition triomphale de son Chœur des Capucins au Salon de 1819, et le temps de la vieillesse, partagé entre Paris, Versailles et Aix, sera aussi le temps des honneurs : il est élu à l’Institut (1830), nommé conservateur du Louvre (1826) et conservateur des peintures du musée historique de Versailles (1833), cette dernière tâche l’occupant fortement pendant plusieurs années. Pour ce musée, voulu par Louis-Philippe – qui avait commencé à collectionner ses œuvres alors qu’il n’était que duc d’Orléans –, Granet peindra de grands formats historiques qui ornent la salle des Croisades. Sa ville natale l’honore également: Granet est nommé conservateur honoraire du musée d’Aix, et une rue porte son nom dès 1844. Le peintre vieillissant n’en est pas moins un homme usé, voire aigri, et certainement atteint d’une forme de spleen de Rome. La mort frappe autour de lui (Forbin en 1841, sa sœur aînée Louise en 1842, Nena en 1847), mais il n’en continue pas moins à peindre (« [la peinture] nous fait oublier le temps, chose rare à nos âges. » écrit-il à Duqueylard en 1840), présentant avec régularité plusieurs toiles à chaque Salon. À sa mort, survenue le 21 novembre 1849, Granet lègue la quasi-totalité de ses biens à la ville d’Aix-en-Provence. Ce legs a permis à la métropole provençale de constituer l’embryon de ce qui allait devenir le musée Granet, nom qui lui fut donné en 1949, lors des cérémonies du centenaire de la mort du peintre.

    Le plan choisi par Denis Coutagne pour retracer ce destin de peintre possède des avantages et des inconvénients. Si le parcours de vie de Granet est bien retracé, certains chapitres offrent des informations redondantes, voire de véritables répétitions (ainsi de cet extrait des Mémoires consacré à Séroux d’Agincourt, cité deux fois, p. 110 et 112, ou de la lettre du Préfet Tournon sur les artistes étrangers domiciliés à Rome, citée p. 139 et de nouveau p. 182). Mais l’effort de contextualisation systématique doit être salué, de même que cette idée intéressante d’intercaler dans cette trame narrative biographique des encarts thématiques consacrés à des figures croisées par Granet, à des thèmes présents dans son œuvre, à des lieux ou des institutions qui comptèrent pour lui. Pour certains de ces encarts, Denis Coutagne a fait appel à des auteurs extérieurs, Philip Conisbee, Bruno Ely, Isabelle Neto, Bernard Terlay et Élisabeth Vidal-Naquet, dont les contributions éclairantes doivent être saluées. Notons enfin que l’admiration que voue Denis Coutagne à Granet ne l’aveugle jamais, que ses jugements restent mesurés et sa préoccupation d’impartialité scientifique constante.

    Une source domine la réflexion de l’auteur. Les Mémoires de Granet, rédigées à la fin de sa vie (probablement vers 1847) et publiées à titre posthume dans Le Temps en 1872, servent de base à la trame biographique de ce catalogue, dont la bibliographie est par ailleurs singulièrement peu fournie (p. 325-327). On regrettera que toutes les citations extraites de ces mémoires soient données sans renvois au texte original. On déplorera aussi que ce texte, visiblement très riche, ne soit pas publié ; ne pouvait-on imaginer de le donner en annexe de ce catalogue ? Des contraintes éditoriales ont certainement pu peser. En tous les cas, c’est un des mérites de Denis Coutagne que d’avoir su utiliser cette source, tout en cherchant, à chaque fois que cela était possible, à interroger et corriger les erreurs et les incohérences chronologiques que l’on peut y relever.

    Il faut être reconnaissant à Denis Coutagne, comme commissaire d’exposition et comme biographe, d’avoir contribué à ce retour de Granet sur la scène de l’historiographie de l’art du XIXe siècle. Retour qui n’en est qu’à ses débuts sans doute, puisqu’une nouvelle exposition consacrée à l’artiste aixois vient d’ouvrir ce printemps à la Villa Médicis, sous le commissariat d’Anna Ottavi Cavina et Marc Bayard (François-Marius Granet. De Rome à Paris, le plein air romantique, 1er avril – 24 mai 2009). De la lecture de cet ouvrage émerge l’image d’un homme discret, en retrait, mais aussi d’un artiste à redécouvrir, dont les œuvres sont autant des portraits de lieux que les évocations subtiles d’une société qui s’efface lentement. Granet incarne une certaine vision du « légitimisme » en peinture dans cette période charnière qui va de la Révolution à la chute de Louis-Philippe. Légitimité artistique, légitimité royaliste, légitimité catholique – et même catholique romaine, souligne Denis Coutagne – autant d’obsessions pour un artiste dont la vie privée se devine par contraste plus complexe et moins conforme que l’on pouvait le soupçonner. C’est cette richesse de l’œuvre qui fait d’autant plus regretter ce choix de la forme biographique pour ce catalogue, alors que tant de productions remarquables et souvent méconnues ou inattendues – les lavis, les aquarelles, les caricatures – mériteraient une notice développée. Ce fut aussi un paysagiste de grand talent, et une de ses vues de la montagne Sainte-Victoire (fig. 215) rappelle au lecteur qu’une autre Provençal venait étudier dans ce qui sera un jour le musée Granet, un jeune homme nommé Paul Cézanne. C’est ce Granet original et unique, inattendu et séduisant, que met en lumière ce catalogue, ce même Granet dont Géricault écrivait, dans une lettre envoyée de Rome en 1816 à son ami Robert-Fleury : « Il y a ici un vaillant qui sur des toiles grandes comme la main peint des hommes comme six pieds ! Il aime la nature autant que je puis l’aimer et il la rend avec une éloquence contenue que je lui envie. »