Chassey, Eric de (dir.): Repartir à zéro. L’art après la guerre (1945-1950). Exposition Musée des Beaux-Arts, Lyon, 24/10/08 - 02/02/09. 24,6x28 cm, 300 ill., 320 pages, ISBN 978 2 7541 0350 3, 45 euros
(Hazan, Paris 2008)
 
Rezension von Claire Aslangul, Université Paris IV Sorbonne
 
Anzahl Wörter : 1471 Wörter
Online publiziert am 2009-03-16
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=621
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« La peinture est morte, vive la peinture ! » Telle pourrait être la devise paradoxale de cette exposition qui traite d’une période-charnière, et pourtant négligée, de l’histoire de l’art : après la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale et des camps, toutes les certitudes sont détruites, toutes les traditions de l’Occident éclairé sont rétrospectivement marquées du sceau de la barbarie ; mais sur les cendres de la culture anéantie, tout semble possible. Pourtant, bientôt, un « rideau de fer » tombera sur l’Europe et le monde de l’art sera affecté par la formation des blocs ; la partition du monde entraînera notamment l’extinction quasi-complète de toute démarche expérimentale à l’Est, où règnera désormais pour de longues années le dogme du « réalisme socialiste ».

Les quatre années qui séparent ces deux moments-clés – la fin du second conflit mondial et le début officiel de la Guerre froide en 1949 – sont celles d’un bouillonnement artistique sans précédent. Dans cette « parenthèse » entre deux époques, les artistes explorent des voies inédites pour surmonter le traumatisme ; mais ils ont aussi envie de jouir de nouveau de la liberté retrouvée, de se rencontrer et de travailler ensemble, à la faveur d’échanges culturels qui ont parfois une dimension politique (que l’on pense à l’occupation par les Alliés de l’Allemagne vaincue) mais aussi, toujours, une intensité jubilatoire.


Sans doute fallait-il attendre la fin de l’affrontement Est-Ouest et l’engagement d’une nouvelle génération de conservateurs et historiens d’art pour pouvoir aborder sans présupposés idéologiques cette période à la fois trouble et vivante, et reconnaître la diversité des expérimentations de tous ces artistes qui, indépendamment de leur nationalité, ont « envisagé désormais l’acte de création selon la nécessité absolue de ‘repartir de zéro, comme si la peinture n’avait jamais existé’ » (p. 17).

Prenant le parti de considérer ces expériences de « rupture radicale » et se concentrant dès lors sur l’abstraction, les commissaires de l’exposition excluent d’emblée du champ de vision un certain nombre d’expressions artistiques qui, en réponse aux bouleversements, ont trouvé dans les traditions figuratives rénovées une bouée de sauvetage. Ainsi n’est-il fait par exemple aucune place aux nombreux artistes allemands qui ont choisi dans les années considérées (avant que le régime communiste ne leur impose le réalisme socialiste à l’Est et que le marché ne soit dominé par l’abstraction à l’Ouest) de renouer avec l’Expressionnisme et la Nouvelle objectivité bafoués pendant le nazisme. En ce sens, l’effervescence intense de ces quatre années de l’immédiat après-guerre peut paraître amputée de l’une de ses dimensions importantes, qui a été bien mise en évidence lors d’autres expositions récentes (voir la contribution de Gabriele SAURE, « Kunst und Künstler in Deutschland 1945-49 », in : Kunst in Deutschland 1945-1949. Beitrag deutscher Künstler aus Mittel- und Osteuropa, catalogue de l’exposition de la Ostdeutsche Galerie, Regensburg, 1995, p. 12-26 ; le catalogue Deutschlandbilder. Kunst aus einem geteilten Land, Eckhart GILLEN (éd.), DuMont, Köln, 1997 ; voir aussi l’exposition Face à l’histoire 1933-1996. L’artiste moderne devant l’événement historique, Centre Pompidou, Flammarion, Paris, 1996).

Cependant il ne faudrait pas croire pour autant que le propos soit tranché ou unilatéral : l’abstraction comme rupture, comme libération définitive du sujet et lieu de toutes les innovations, est reconnue comme elle-même inscrite dans des traditions  et les organisateurs s’attachent à montrer que, même dans le refus de la figuration, les artistes n’en sont pas moins en prise avec le réel. Et c’est tout l’intérêt du propos : il s’agit de prendre au sérieux l’influence d’un contexte spécifique sur la peinture non figurative, trop souvent interprétée comme « fuite hors de la réalité » ; de s’interroger, plus globalement, sur le rapport à l’histoire (dont on ne s’affranchit jamais complètement), à un moment de « crise morale » (Barnett Newmann) où le passé immédiat ne peut plus servir de référence. Si certains, comme Fautrier, semblent « témoigner » d’un vécu récent, on constate aussi que beaucoup artistes sont allés puiser l’inspiration dans un passé prétendument anhistorique et « éternel », celui des mythes et des archétypes, ou dans les productions de la pré-histoire, ou encore dans l’art de tous ceux qui se placent « en deçà » des idées anéanties de progrès et de raison – les enfants, les fous. Chaque artiste, marqué parfois par des tendances propres à son pays, choisira sa « contre-époque » de référence mais le point commun reste l’expérience de la tabula rasa, et ce sont ces « variations » sur le sujet que l’exposition met en scène de manière lumineuse.

Dépassant l’hétérogénéité des réponses au trauma en même temps qu’ils en rendent admirablement compte, les auteurs du projet accordent une grande attention aux similitudes formelles des productions de l’époque, repérant notamment une esthétique de la trace qui résulte d’une pratique de « l’automatisme » héritée du Surréalisme (et ceci indépendamment des présupposés parfois radicalement différents défendus par les artistes eux-mêmes, tels qu’on peut les saisir dans une section qui reprend des extraits de leurs textes). Cela explique en partie la présentation qui n’est ni chronologique, ni ne procède par pays, ni ne livre de chapitres monographiques artiste par artiste mais relève d’une approche thématique : à partir des actions identifiées par Serra dans le processus de travail du sculpteur, Chassey et Ramond proposent, pour examiner le rapport au réel et à la toile, d’articuler le propos selon les sections « témoigner », « expérimenter », « balbutier », « tracer », « remplir », « vider ». Les articles et interviews des organisateurs exposent sans ambiguïté leurs choix – le parti-pris de l’abstraction, l’élargissement du regard au-delà des grandes « écoles » de Paris et New York, la volonté de dépasser les clivages nationaux – et insistent sur la dimension expérimentale de l’exposition ainsi que sur le caractère seulement indicatif de leur classification : il s’agit de proposer une autre lecture de la période, de faire bouger les catégories figées de l’histoire de l’art, d’initier un parcours dans les œuvres qui fasse évoluer le regard.

Conformément à cet esprit, les études de spécialistes internationaux, qui complètent la présentation des œuvres en se concentrant sur des aspects plus précis avec, souvent, un resserrement de la focale sur un pays, ont toujours le souci d’ouvrir la perspective. Ainsi Karolina Lewandowska montre-t-elle comment l’abstraction photographique peut être analysée comme symptôme post-traumatique ; à partir du cas de la France, le bel article d’Annie Claustres relate les recherches d’une « peinture de la liberté nouvelle », dont les artistes devaient « faire l’expérience » et qu’il fallait conquérir ; l’examen du rapport entre humanisme et primitivisme en Allemagne (Klaus Herding) donne des pistes pour comprendre les œuvres des artistes d’autres nationalités. Il en va de même pour les articles sur la vie artistique de Cracovie ou les évolutions en Espagne et au Portugal.

Le regard nouveau sur l’écriture de l’histoire de l’art – revendiqué notamment dans l’article de Jeffrey Wechsler sur l’Expressionnisme abstrait américain et dans l’entretien entre Eric de Chassey et Serge Guilbaut – permet de relancer les débats et de redonner de l’épaisseur historique à des œuvres réputées difficiles, voire peu abordables par le commun des mortels. Cet ancrage dans le temps contribue à ce que l’exposition, malgré sa grande érudition, s’adresse à un public large, à qui il s’agit de faire partager la découverte ou redécouverte d’artistes parfois délaissés dans les présentations classiques, ainsi que le plaisir d’une interrogation toujours actuelle sur les liens et articulations entre passé et présent, art et histoire.

En cohérence avec ce désir de « pédagogie » et d’ouverture du public, une très utile chronologie replace les évolutions artistiques dans leur contexte historique et philosophique. Lors de la visite de l’exposition, de très bons audioguides et des petits films accompagnaient la traversée de ce continent de l’abstraction de l’immédiat après-guerre ; et c’est là sans doute la seule critique que l’on pourra apporter au catalogue : l’ouvrage papier n’aurait-il pas gagné à être accompagné d’un support multimédia reprenant ces documents audio et vidéo, un support dont la « modernité » aurait rendu encore davantage visible le caractère novateur de l’exposition ? Le lecteur intéressé pourra cependant trouver sur le très complet site internet élaboré par le Musée des Beaux-Arts (lien : http://www.mba-lyon.fr/mba/sections/fr/expositions-musee/mba/

sections/fr/expositions-musee/1945-1949.-repartir/repartir-a-zero) des éléments allant dans ce sens, avec des analyses, des interviews, et des liens vers des émissions de radios qui ont à juste titre rendu hommage à l’exposition.

On a parfois dit que toute poésie serait frappée d’inanité après 1945 ; Celan et d’autres, Adorno lui-même, ont pourtant nuancé cette aporie. Dans le domaine de la peinture, on trouve ici un démenti flagrant à l’impossibilité supposée de toute création artistique de ce côté d’Auschwitz, en même temps que sont reconnues à la grande « rupture de civilisation » son ampleur et sa profondeur, tous pays confondus. Déchirement et désespoir ont leur place, mais les organisateurs n’ont pas craint de montrer aussi ces œuvres qui « traduisent le surcroît de jouissance accompagnant le principe de plaisir inhérent au traumatisme » (Anne Claustres, p. 79). L’exposition du Musée des Beaux-Arts de Lyon fera date dans l’histoire de l’analyse des « politiques de la représentation » (Eric de Chassey, p. 321) et des pratiques muséologiques, et son approche marque une ouverture décisive.